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Auteur Sujet: La vertu, est-ce la connaissance du bien et du mal ?  (Lu 961 fois)

Hors ligne Grégor

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La vertu, est-ce la connaissance du bien et du mal ?
« le: 21 avril 2022 à 09:35:26 »


« Mais le vice n’a point pour mère la science,
Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance. »
(Théodore Agrippa d’Aubigné.)

Dans mon texte précédent, Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre, je n’avais pas dit mon dernier mot sur les rapports entre science et vertu.
J’y défendais une indépendance des œuvres, notamment scientifiques, par rapport à la vertu de leurs auteurs.
Mais est-ce là, mon dernier mot ?
En relisant le Protagoras de Platon je m’interroge sur ce même problème.
Le problème est sans doute complexe, puisque Protagoras et Socrate en arrivent à contredire leur propre thèse initiale.
En effet, Socrate prétendait, au début du dialogue, que la vertu ne pouvait pas s’enseigner, alors qu’à la fin du dialogue il défend l’idée qu’il n’est pas de vertu sans science. Protagoras suit le chemin inverse.
Peut-on connaître le bien et faire le mal ?
Peut-on ignorer le bien et le faire quand même ?

Si l’on reprend l’exemple de Platon, la vertu que l’on nomme courage, peut-elle s’accompagner d’une ignorance du danger ?
À l’évidence non, car ne pas être capable de mesurer la nature du danger auquel on s’expose, notamment le sous-estimer, supprimerait notre vertu.
En est-il de même pour toutes les vertus ?

« Tels sont le charme, la modestie, l’humour, et en général toutes les natures « simples » les plus évanouissantes, toutes les perfections qu’on fait disparaître en les effleurant, fût-ce une seconde, du bout de la pensée ; car elles n’existent que dans la nescience de soi… », écrivait magnifiquement Vladimir Jankélévitch.
Ainsi, le philosophe postule une séparation radicale entre être et savoir.
Je m’explique, l’homme modeste est modeste dans la stricte mesure où il ne sait pas qu’il est modeste. S’il en prend conscience alors c’est fichu, cessant d’être modeste, il a, au contraire, la prétention incroyable d’être modeste, alors qu’en réalité il fait le modeste. 
Cette nescience de soi consiste à s’oublier, à être purement ce que l’on est, à ne pas jouer la comédie. Quelle est la bonté, par exemple, de quelqu’un qui joue à être bon pour passer pour bon ? Il n’y a que les naïfs qui peuvent nous croire leurs dupes et en réalité, nul homme ne peut être décrété intégralement bon, car personne n’ignore sa prétendue bonté. Ce n’est que par éclairs que peuvent exister de telles vertus, dans une sorte d’ivresse qui s’abandonne et qui est bien vite dégrisée.
Je pense à l’âme russe. Elle est cette tentative d’être totalement. Il me semble que Jankélévitch prend l’exemple d’un papillon qui essaierait de s’approcher de la bougie de l’être, mais aussitôt qu’il est dans l’être, ses ailes prennent feu et il retombe dans la conscience de soi. L’âme russe est cette tentative désespérée de prendre feu, ce battement d’ailes brûlées, qui ne veulent pas s’éteindre. L’alcool le plus puissant et l’ivresse la plus pure.
Un état remarquable si, comme le dit Jankélévitch, la modestie, l’humour, le charme et bien d’autres qualités, qui disparaissent dès que notre pensée les effleure, en dépendent. Cela montre la richesse de notre être-au-monde, et de notre être-avec-les-autres. Car c’est aussi pour les autres que nous pratiquons cette danse impossible autour de la flamme de l’être. Voilà une autre déclinaison possible de l’authenticité. Un homme authentique qui tâche de retrouver, le temps d’un éclair, l’innocence d’être purement ce qu’il est, sans jouer la comédie de l’avoir l’air. Bien sûr, cette tentative échoue toujours, nous nous brûlons les ailes, nous sommes des êtres déchus, mais nous ne renonçons pas, tant que l’âme russe coule dans nos veines, à ce vert paradis de l’innocence perdue.
Nous voyons qu’avec Jankélévitch, certaines vertus sont totalement coupées de la connaissance et requièrent au contraire une certaine forme d’ignorance, ignorance de ces vertus mêmes, afin de ne pas devenir une comédie que l’on joue aux autres et à soi-même, de l’homme vertueux.
Il semble qu’ici nous ayons quitté le monde grec pour entrer dans le monde chrétien.
Aussi, avons-nous pénétré l’étrange cathédrale de la conscience humaine.
Nous ne voulons plus l’acte pur, mais la pureté de l’intention.
Une vertu n’est plus un phénomène objectif, que tout le monde pourrait confirmer, car il suffirait de l’avoir vu, mais il devient une analyse subtile de l’intention subjective cachée derrière une action.
Or, comment rendre compte d’une telle intention sans la confession de son auteur ?
J’ajouterais que certaines intentions échappent même à leurs auteurs et requièrent une sorte de décryptage, dont la psychanalyse est un exemple.
Parfois, nous démasquons les intentions réelles de certaines personnes lorsqu’ils se trahissent, c’est la raison pour laquelle nous accordons beaucoup d’importance à ces moments de vérité : lorsque celui qui jouait son rôle, s’oublie et révèle, comme on dit, sa véritable nature.
Mais peut-être faisons-nous fausse route, car après tout, que savons-nous de la nature véritable des êtres ?
Sommes-nous plus véritablement nous-mêmes en société ou lorsque nous sommes seuls et sans personne pour nous surveiller ?
Peut-être sommes-nous multiples, avec des personnalités différentes selon les circonstances.
Les situations souvent nous révèlent, y compris vis-à-vis de nous-mêmes.
Mais il me semble, qu’un certain devoir moral nous impose, quelle que soit la situation, à pouvoir rendre compte de ce que nous avons fait.
À la rigueur, personne ne peut nous reprocher l’impureté de nos intentions, seuls nos actes sont répréhensibles.
Voilà pourquoi certaines vertus ne peuvent pas être assignées.

Mais reprenons les propos de Jankélévitch.
L’humour par exemple. Jankélévitch semble dire que quelqu’un qui veut faire rire son interlocuteur doit se perdre de vue. Un peu comme lorsqu’on danse. Vous avez peut-être connu, si vous êtes également d’une nature timide, ce moment où l’on entre sur la piste de danse et où l’on ne sait pas quels mouvements accomplir. On réfléchit trop et l’on perd cette spontanéité qui fait tout le plaisir de la danse festive et improvisée (je ne parle pas de danseurs professionnels). J’ignore comment vous dansez, mais personnellement, quand je m’amuse vraiment, je ne sais pas quel mouvement je vais faire et je n’y prête pas attention, je me laisse aller dans la flamme de l’être. Il en va de même avec un trait d’humour. Nous savons bien que le plus amusant, c’est de se surprendre soi-même. Une blague préparée ne provoque pas ce même effet. Ceux qui savent le mieux raconter des blagues, il me semble, savent toujours improviser quelques nuances de circonstance. Bien sûr les humouristes professionnels peuvent faire et refaire les mêmes sketchs, mais ils donnent à chaque fois cette impression de spontanéité, ce qui doit être bien difficile à accomplir.
Mais l’essentiel est que nous arrivions à faire saisir ce que nous entendons par nescience.
Pour Jankélévitch, il semble qu’il existe, non pas sans doute une vertu, mais une qualité de l’homme capable d’être, tout simplement, sans avoir conscience d’être.
Sans avoir de recul sur ce qu’il fait.
Ce recul est pensé comme une sorte de faute : un calcul intéressé.
Peut-être est-ce justement là, le côté chrétien de cette vision morale ?
L’homme serait foncièrement pécheur, son désir serait mauvais, son intelligence orgueilleuse.
Nous nous sentons foncièrement plus grecs.
Nous pensons que le calcul, la mesure, la réflexion, loin de perdre l’homme, au contraire, le sauve.
Certes, pour certaines activités sociales, l’humour, le charme, la gaité, la modestie, peuvent être des qualités précieuses, mais elles supposent une certaine habitude réflexive, où nous méditons longuement sur la nature du bien véritable, à la manière de Socrate.
Platon, dans sa République, présente le mythe d’Er le pamphylien, que je pourrais résumer ainsi : peut-être que certaines personnes ont eu une conduite morale pendant leur vie, parce qu’elles n’avaient pas la possibilité de faire le mal, mais si elles avaient pu choisir d’être suffisamment puissantes, afin de satisfaire tous leurs désirs, y compris les plus cruels, elles auraient peut-être choisi la mauvaise voie. Seul le philosophe, parce qu’il sait qu’elle est la bonne voie, peut choisir, en connaissance de cause, de faire le bien, non pas parce qu’il est impuissant à faire le mal, mais parce qu’il sait qu’il faut maîtriser ses désirs et qu’une âme bien réglée est préférable à tous les autres biens de cette terre.
Nous voyons que le mal, pour Platon, est le fruit d’une âme déréglée.
Celui qui sait contrôler ses désirs et qui agit en pleine conscience, avec la meilleure part de son esprit (nous parlerions peut-être aujourd’hui du cortex cérébral), est plus enclin à faire le bien.
Au contraire celui qui lâche la bride à ses émotions ou pulsions, en devient l’esclave et n’est plus capable d’entendre raison, il devient un tyran.
Bien sûr ce n’est là qu’un prérequis, encore faut-il philosopher et chercher ce qu’est le bien et la meilleure manière de l’atteindre.
Mais même en connaissant le bien et le moyen de l’atteindre, une âme déréglée commettra de mauvaises actions, puisqu’elle ne se contrôlera pas.
Loin d’être mauvais, le calcul intéressé, quand il vise le bien, en est au contraire la condition sine qua non.
La nature humaine n’est pas bonne en soi, comme l’étude de la génétique nous l’enseigne.
Ce qui peut être bon dans l’homme c’est sa conscience de pouvoir faire le bien et sa capacité à le réaliser.

 


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