Bonjour,
c'était parti pour être un texte très court et finalement, en le relisant, le l'ai allongé. Je ne sais pas trop quoi en penser, d'habitude j'écris plutôt des longues nouvelles avec un essai d'intrigue mais pour un premier texte ici, j'ai plutôt envie de soumettre celui-ci à votre sagacité.
Et je réédite ce texte avec des modifications (après digestion des commentaires et re-relecture...).
Elle est arrivée, tirant son lourd caddie orange, bras tendu derrière elle. Elle l’a hissé à sa hauteur, calé à la verticale contre la grande étagère à moitié remplie et à moitié vide. Sur le dessus, une étiquette - « Servez-vous ! ».
Le meuble attendait à côté de l’entrée du square. Elle a sorti les volumes du caddie, un à un. Elle en avait compté une trentaine à la maison. Autour d’elle le flux de la rue. Des hommes, des femmes, des enfants la frôlaient. Elle ne les voyait pas. Concentrée elle saisissait les romans, les manuels pratiques, les essais, tentait de les trier rapidement selon leurs genres, de les disposer avec soin.
Un indélicat s’est matérialisé à son flanc, un autre s’est collé à elle, il a tendu le bras pour saisir un ouvrage au hasard.
Cette impatience, ce contact l’ont rendue nerveuse. Elle s’est penchée pour prendre un dernier bloc au fond du caddie et, d’un coup, l’a enfoncé dans la bibliothèque.
Elle est partie, main légère sur l’anse, tout à coup, débarrassée et libre. Des mois, des années qu’elle s’était promis de vider une partie de ses rayonnages. Enfin !
Et plus tard sur le trottoir, alors qu’elle soufflait, tirant son lourd caddie de mère de famille, le même, rempli d’achats de toutes sortes, des pâtes (coquillettes, tortellini, fuselli, spaghetti), une dizaine de clémentines, 6 pommes et 6 packs de lait pour la semaine, deux avocats, une boîte de pâtée, 3 paquets de chips, des céréales Trésors et des Chocapics, du PQ en rouleau de 6 et du pastrami, un livre l’avait dépassé. Un pavé blanc bien calé dans une main anonyme, en balancier à côté d’elle.
L’inachevable : entretiens sur la poésie 2003-2016, de Yves Bonnefoy, cet imposant pensum volé chez un ami il y a longtemps. A l’époque ce titre l’avait foudroyé, concentré d’une pensée supérieure et précieuse, elle l’avait emporté sans réfléchir. Elle ne l’avait jamais lu mais elle avait eu tant de mal à s’en défaire qu’à chaque fois qu’elle le prenait dans ses mains pour le donner, qu’elle l’ouvrait, parcourant quelques lignes sur Shakespeare et sur d’autres, elle le reposait.
Se disant je le garde, je m’y mettrai quand j’aurais le temps. C’est Yves Bonnefoy, le plus grand poète d’aujourd’hui. Je ne peux pas l’abandonner comme ça.
Un peu plus tôt dans la journée quand elle l’avait placé dans le caddie elle s’était sentie adulte enfin, satisfaite et débarrassée des illusions irritantes de sa jeunesse.
Maintenant le bouquin la dépassait, d’un mouvement goguenard et narquois. Elle avait reconnu la traînée de café sur la tranche, balançant au bout d’un bras, du bras de cet homme qui marchait vite et avait surgi derrière elle sur le trottoir, silencieusement et sans un regard pour elle, et la doublait maintenant de son pas pressé, tandis qu’elle ne fixait que le livre à sa main, son livre, tenu serré avec un autre plus mince, qu’elle n’identifiait pas mais qui venait peut-être lui aussi de son don, quelques heures plus tôt.
Et voyant son gros livre la dépasser et s’échapper, et déjà s’éloigner, un regret violent la tordit, elle eut envie de rattraper l’homme, de le saisir par le poignet, de lui dire excusez-moi je me suis trompée. J’ai donné ce volume, c’est vrai. Je l’ai posé, je l’ai abandonné, un instant d’égarement. Yves Bonnefoy vous pensez bien. Heureusement vous êtes passé par là. Je voudrais le reprendre, s’il vous plaît rendez-le moi.
C’était trop tard, puisqu’elle se trouvait ralentie et comme immobilisée sur le trottoir, son lourd caddie pesant derrière elle et la retenant au sol. L’ouvrage déjà loin, s’enfuyait, une eau vive impossible à retenir. Et contemplant la main de l’homme aux ongles carrés, portant son regard sur la nuque épaisse, les cheveux ras, saura-t-il apprécier ce livre, se demanda-t-elle et pourquoi a-t-il pris justement celui-là, si rares sont ceux qui connaissent l’œuvre de Bonnefoy et même son nom dans la vraie vie. Elle, ne fréquentait aucun amateur de poésie, personne de cette espèce autour d’elle.
Tandis que s’éloignait le volume elle crut voir la belle tête du poète, son élégante mèche de cheveux blancs s’éloigner aussi. Ses yeux doux posés sur elle, embués de déception.