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Avant la fin
Un décor de ténèbres. Lourds nuages violacés ou anthracite, débordant du plafond, dégoulinant dans l’arrière-fond comme des marshmallows fondus. Au sol, tapis épais, sinistres, tissés de symboles ésotériques et d’étoiles écarlates. Éparpillés dessus, dans le désordre le plus absolu, coussins, poufs et fauteuils sur lesquels sont dispersés les silhouettes grotesques des figurants. Au-devant de la scène, un baryton et une soprano s’échangent des fatalités surdosées de vibratos et de trémolos. Ils se désespèrent de la fin du monde, sourcils dramatiques et courses folles des membres.
« Ô Cornelia, tendre et aimée
Les mers soulèvent
Les torrents inondent
Ô Cornelia le monde treeeeeeeeemble »
« Mon Rubeus, mon adoré
La terre déchire
Les vents rafalent
Mon Rubeus, le monde calciné, atomisééééé »
Et ainsi de suite. Je n’en peux plus. Après m’être assurée du sommeil profond de ma grand-mère, je détourne mes jumelles de la scène et les balade le long des loges du deuxième étage. Un, deux trois, je ne m’arrête qu’au dixième balcon pour en examiner ses occupants. Assis tout devant, je reconnais tout de suite celui que je cherche. Il me signale qu’il m’a vue d’un geste de la main, puis continue le tracé de signaux que moi seule peux déchiffrer. Derrière lui, ses parents n’ont pas cillé, le visage tourné vers la scène.
J’abaisse mes jumelles, me redresse sans bruit, défroisse ma tunique et quitte la loge sur la pointe de pieds. Je me dépêche de parcourir le couloir, rejoins les escaliers qui descendent dans le foyer et y retrouve mon ami.
« T’en as mis du temps aujourd’hui ! se plaint-il.
– J’ai cru déceler de la nouveauté au début. Que dalle. Du prémâché, comme d’hab.
– Yvonne ronfle ?
– Oui, je pense qu’on ferait mieux de filer avant qu’elle ne découvre mon absence. »
Main dans la main, nous dégringolons les marches qui mènent à notre liberté. Dehors, un crépuscule morne, ponctué de l’œil électrique et froid des lampadaires, nous accueille. J’enfourche sans hésiter mon scooter, Samuel s’assied derrière moi et s’agrippe à ma taille. Je mets le moteur en marche et nous nous envolons à travers la citadelle enfumée. Je prends garde à éviter les courants ascendants, les véhicules circulant en sens inverse, et les déchets qui se déversent des étages supérieurs de la ville. L’étreinte de Samuel, tout en me réchauffant, allume dans mon corps des constellations de frissons. Je ne peux me déconcentrer, le Mur approche. Je le vois qui s’élève, abrupte, complexe, vertigineux. Je sens Sam qui resserre son étreinte. Je tourne l’accélérateur. Nous nous approchons à toute allure – mais en silence – de la ceinture épaisse qui sépare la ville du Dehors.
« Attention, à gauche, l’œil-suspenseur ! s’exclame Sam. »
Je fais une embardée qui manque de nous éjecter du scooter.
« Putain, c’était moins une ! je souffle. »
Je redirige mon regard devant moi, juste à temps pour nous enfiler dans l’interstice secret que nous avons découvert il y a de cela deux ans. Un passage sans yeux indiscrets, sans senseurs, caméras, alarmes.
Vingt minutes plus tard, nous sommes de retour à l’air libre, mais cette fois, l’air pur, oxygéné, l’air merveilleux, frais à souhait. D’un même geste, nous ôtons nos masques et inspirons en épanouissant nos cages thoraciques.
« Un jour, ils nous traceront, remarque Samuel. Quinze ans de bagne. Sans étoile sans ciel sans un seul putain de nuage.
– Peut-être. Dis-moi que ça n’en vaut pas la peine et je fais demi-tour.
– Jure-moi que tu m’aimes et je te suis au bout du monde. »
Je souris, me détends.
Au-devant de nous, la forêt éternelle, forêt vraie, enchevêtrée, enracinée, bruyante, forêt-capharnaüm, nourrissante, multicolore, forêt mère, océan émeraude, vague de la vie se jetant dans l’au-delà.
« On a encore deux heures, me rappelle Samuel. »
Alors allons-y ! Partons à la découverte de cette énième planète, regorgeons-nous de ses ressources avant l’inévitable débordement humain qui y mettra fin. Malgré les heures de nos vie perdues à avaler les pourquoi du comment des livres d’histoires, à s’aveugler à force de films apocalyptiques, à se rendre sourds sous le déluge d’opéras sermonneurs, malgré les efforts surhumains déployés pour éviter la chute, elle arrivera.
Aucune science ne nous sauvera.