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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » À cœur battant (nouvelle de la Saint Valentin)

Auteur Sujet: À cœur battant (nouvelle de la Saint Valentin)  (Lu 1252 fois)

Hors ligne Samarcande

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À cœur battant (nouvelle de la Saint Valentin)
« le: 14 février 2021 à 20:31:57 »
Salut à tous,

je vous envoie une de mes premières nouvelles. Je l'ai écrite il y a quelques années, quand je me suis lancée dans l'écriture et je dois dire, après l'avoir relue, que je suis plutôt contente de voir que j'ai quand même un peu j'ai progressé ces dernières années. C'est aussi grâce à ce forum, vos retours, vos textes et les commentaires que vous recevez. ;)

Pourquoi donc vous infliger un texte si bof ? Juste parce que c'est le 14 février et que c'est une histoire qui se passe à Vérone un jour de Saint Valentin et que ça me fait kiffer de le poster aujourd'hui. ;D

Qu'est ce que j'en attends ? Ben pas grand chose, en fait. Je ne sais pas si je retravaillerai ce texte et si oui, il y a vraiment du pain sur la planche !
Donc surtout ne perdez pas de temps à corriger coquilles et faire des commentaires approfondis !


Si je ne vous ai pas complètement dégoûtés, ou si vous n'avez rien de mieux à faire ce soir, voici le texte !

Et j'allais presque oublier : JE VOUS AIME TOUS. MERCI D'EXISTER ! :coeur:[color]

À cœur battant

Giada remonte son écharpe sur son nez et accélère le pas. Quelle sale journée elle a passé ! Des heures à classer des fiches dans une salle aux archives poussiéreuse. Et le sourire condescendant de son chef lorsqu’elle lui avait annoncé que toutes les factures de l’année précédente étaient en ordre ! Il ne lui confiait que des tâches humiliantes sous prétexte qu’elle était jeune et n’avait pas d’expérience. Elle qui était sortie major de sa promotion ! Une rafale de vent lui glace les oreilles et lui rabat en pleine figure une mèche qu’elle écarte d’une main roidie. Elle a oublié son bonnet et ses gants au bureau : c’est bien sa chance aujourd’hui ! Elle enfonce les mains dans ses poches et accélère le pas, la tête rentrée dans les épaules pour limiter la prise au vent. Ses talons claquent sur les pavés. Encore deux rues et elle sera chez elle.

***

Le vent souffle et s’engouffre dans le manteau de Paolo. C’est un pardessus de laine bouillie, constellé de taches brunes, qui l’accompagne depuis les premiers froids. Paolo lève son visage vers le ciel blême. L’air est sec et tranchant comme une lame de couteau. Il fronce les sourcils et crache par terre. Putain de sale journée, oui ! Il caille drôlement ! Il se penche vers le sac en plastique qui traîne à ses pieds, en sort un vieux journal, le déplie lentement et enfile les pages entre son pull et le manteau, puis se rassoit par terre sur un bout de carton, adossé au chasse-roue d’une porte cochère. L’horloge bat cinq heures au clocher. Paolo compte distraitement. Cela fait bien longtemps qu’il ne mesure plus le temps en heures. Les lampions s’allument les uns après les autres dans la lumière blafarde du soir, comme autant d’inquiétants cyclopes qui s’éveillent au crépuscule. De rares passants jettent des coups d’œil nerveux dans sa direction et hâtent le pas en direction des rues marchandes. Bien à l’abri du vent, il ramène ses jambes contre son corps et ferme les yeux pour somnoler un peu.

***

Giada rouvre les yeux et soupire d’aise. Les tensions de la journée ont fondu dans l’eau chaude. Rien de tel qu’un bon bain parfumé pour tout oublier. Elle s’est même assoupie quelques minutes. La jeune femme enfile son corps fumant dans un peignoir de coton mousseux et dessine rêveusement un cœur sur la buée du miroir. Dans la moiteur chaude de la salle de bain, la vapeur estompe les contours et trace des volutes dans l’air. Le nez en l’air, Giada suit des yeux les caractères mystérieux qui se forment et se dissolvent paresseusement autour de la lampe du plafond. Sur le miroir, la condensation délave le cœur goutte à goutte. Giada passe dans sa chambre et reste indécise devant son armoire ouverte. Il ne s’agit pas de se tromper ce soir, les conséquences pourraient être désastreuses. Elle caresse le velours d’une petite robe rouge. C’est sa préférée : elle met en valeur son teint de brune et souligne ses courbes. Trop explicite ? Elle soupire et l’écarte de la main. Tout compte fait, il vaut mieux éviter pour un premier rendez-vous, d’autant plus qu’elle n’a aucune idée de l’endroit où Matteo va l’emmener. Et si c’était au bowling ? Elle aurait l’air malin dans sa robe trop courte, des chaussures de clown aux pieds ! Quoi alors ? Un jeans et un pull à rayures ? Trop désinvolte. Matteo penserait qu’elle n’est pas intéressée. Si seulement elle en savait plus !
—  Tu es libre vendredi soir ? Ça te dirait de dîner avec moi ? lui avait-il lancé en sortant de la salle de sport.
Elle avait fait mine de réfléchir quelques secondes avant de répondre d’une voix qu’elle espérait suffisamment détachée « Oui, pourquoi pas. Je n’ai rien de prévu », tandis que son cœur battait si furieusement qu’il avait dû l’entendre cogner.
—  Je passe te prendre à sept heures, ça te va ? Nous avons un peu de route à faire.
— Parfait. Où irons-nous ?
— Ça, c’est une surprise !
 Et il lui avait jeté un regard pénétrant, un sourire au coin des lèvres, avant de la quitter. Giada, les joues empourprées à ce souvenir, saisit un jeans moulant noir, une chemise échancrée et des sous-vêtements en dentelle et les dépose sur son lit. Avec ses escarpins et son manteau rouges, ce sera parfait en toute circonstance.

***

Un froissement de papier met en alerte Paolo. Il n’en faut jamais plus pour le réveiller désormais. Une réclame de supermarché traverse la rue et atterrit à ses pieds. Il fait tout à fait sombre à présent. Les réverbères baignent dans des taches de lumières qui trouent l’obscurité ici et là sans parvenir à la repousser, et projettent des ombres sinistres sur les façades. Paolo saisit le prospectus machinalement, l’approche tout près de son visage, puis le roule en boule et le lance dans le caniveau. Des cœurs rouges et des chocolats enrubannés ! Il grimace et se déplie lentement dans un grand craquement d’articulations. Il n’a aucune envie de marcher mais ses mollets sont déjà engourdis et il ne sent plus le bout de ses orteils. Il ramasse son sachet et se met en branle péniblement, en tanguant tel un navire sous la houle. Ses jambes raidies lui obéissent avec difficulté tandis qu’il passe l’angle de la rue. Au bout de quelques pas, le sang afflue à nouveau et brûle atrocement dans ses veines. Il s’appuie quelques secondes au mur d’un vieil immeuble pour reprendre son souffle. La pierre est froide et lisse sous sa main. Le feu coule dans ses jambes de plus en plus rapidement, et il sent cette masse de lave éclater en des millions de petites aiguilles incandescentes qui fourmillent dans ses artères. Il reprend la marche, et secoue gauchement les jambes à chaque pas, comme pour s’en débarrasser, tout en marmonnant des insultes.

***


— Elle est sympa ta voiture !
— C’était une bonne occasion.
Giada se mord les lèvres de dépit. Cela fait une demi-heure qu’elle est assise à côté de Matteo, LE MATTEO avec lequel elle brûle de sortir depuis des mois, et impossible de rompre la glace. Des demandes affligeantes s’intercalent à de longs silences gênés. À ce rythme ils en viendront à parler de la météo dans cinq minutes. Elle tortille nerveusement une boucle de ses cheveux, ouvre la bouche pour poser une question, puis se ravise. Elle épie du coin de l’œil Matteo qui rétrograde, puis accélère brusquement pour doubler un camion, faisant ronfler le moteur. Ses gestes sont précis et nerveux, son expression impénétrable. Est-ce qu’il regrette de l’avoir invitée ? Elle ne l’a jamais vu qu’en short et tee-shirt, les cheveux ébouriffés par l’effort, gants de boxe aux poings. Cette silhouette guindée dans un manteau élégant la déconcerte et l’intimide. Elle regrette presque d’avoir accepté son invitation. Une bourrade vient interrompre ses réflexions.
—  Tu ne dors pas au moins ? Nous sommes presque arrivés !
 Matteo la regarde en riant, avec ce pli au coin des yeux qu’elle connait si bien.
Le contact physique la déride immédiatement. Elle lui renvoie machinalement un coup de poing dans l’épaule.
—  Attention à tes gestes. J’ai un bon crochet gauche, tu sais !  Matteo se frotte l’épaule avec une grimace de douleur.
—  Comment l’oublier ! Tache de ne pas trop abîmer le conducteur, si tu ne veux pas rentrer à pied.
La jeune femme se retourne et scrute à travers la fenêtre. Toute à ses pensées elle n’a prêté aucune attention à la route. Il fait déjà sombre et les panneaux d’indication « Gare » et « Centre-ville » ne l’avancent guère. La rue qu’ils parcourent est quelconque, avec ses arbres souffreteux enchâssés dans le ciment et ses immeubles années 70 défraîchis. Une avenue de périphérie comme il y en a dans toutes les villes
—  Arrivés où ?
— Vérone. Ce soir je suis ton guide touristique !

***

Quelques pièces tintent devant Paolo qui se jette à quatre pattes et s’en empare avidement. L’homme qui a laissé tomber la monnaie s’éloigne déjà, sans un mot, et disparaît derrière les Arènes de Vérone. Il ne l’a pas daigné d’un regard et Paolo ne songe pas à le remercier, tout occupé qu’il est à vérifier que personne n’ait vu cette aumône. Il se tord le cou comme un moineau aux aguets. Personne en vue, une veine !  Ça ne serait pas la première fois que ces enfoirés de faux mendiants qui pullulent Piazza Bra la lui extorquent. D’ordinaire il évite les endroits fréquentés : il est trop sale, mais pas assez déguenillé pour inspirer la pitié. Il n’y récolte que les œillades répugnées des touristes, les injonctions des commerçants à s’éloigner ou les menaces des bandes qui écument la place.  À couvert des arcades du monument romain, il compte les pièces à la sauvette. Il y a presque trois euros, juste assez pour un litre de rouge. Tenant la monnaie dans son poing serré, il traverse la place tandis qu’une foule élégante s’ouvre en deux pour rester à bonne distance de lui. Dans une rue parallèle, il connait un petit magasin alimentaire où trouver du vin en carton. La nuit ne s’annonce pas si mal finalement.

***

Malgré l’heure tardive, il y a encore beaucoup de monde via Mazzini, la principale artère piétonne de Vérone. Les grands noms de la mode s’alternent aux magasins de prêt-à-porter.  Derrière les vitrines, des vendeuses à l’air las passent l’aspirateur et remettent en ordre les rayons. Les derniers clients sortent, les bras ployant sous les sachets de carton et des bouts de refrains à la mode s’échappent avec eux dans l’entrebâillement des portes. Giada, sa bonne humeur revenue, est tout à fait à l’aise dans cette ambiance brillante et festive.
— Matteo, regarde cette vitrine ! Je rêve ! Un pantalon de sport pour toi ! »
Matteo grimace devant le short violet avec des bandes vertes à paillettes et répond en riant :
— Très peu pour moi, merci !
— Je te vois bien là-dedans, sur le ring. Et puis il ne coûte que 1350 euros ! C’est donné !
— C’est toi qui offres ?
Piazza Bra s’ouvre d’un coup, d’un coup, comme un canyon. Les Arènes de Vérone, roses et blanches, trônent sur la place. Le palais de la Gran Guardia, et le Palais Barbieri ferment la place sur deux cotés et dressent leurs colonnes prétentieuses face aux lignes sobres et puissantes du monument romain. Seuls les pins des jardins de la place peuvent rivaliser en superbe. Giada écarquille les yeux.
 « Tous ces gens… » pense-t-elle en embrassant du regard la place bondée. « Des milliers ce soir, hier, avant-hier et ainsi de suite pendant plus de deux mille ans, ont défilé ici. Il n’en reste pas de trace. Dans cent ans, il n’y aura plus aucun souvenir de ces passants, ou de moi.  Mais les pierres seront encore là, à peine polies par les ans. »

***

Paolo boit une rasade, les lèvres sur le bord du carton, attentif à ne pas en renverser une goutte. Il sent le vin couler en lui et une tiédeur âcre envahir sa bouche, sa langue et son corps jusqu’à l’estomac. Assis sur son banc préféré, sur la rive opposée de Castelvecchio, il fixe d’un air absent l’eau noire qui coule sous le pont crénelé du château fort. Une femme s’approche, un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux et le corps si engoncé dans une doudoune épaisse qu’elle semble rouler sur les pavés. Dès qu’elle aperçoit Paolo, elle hèle deux silhouettes au bout le rue, puis s’avance dans sa direction, paumes ouvertes et bras tendus, avec des gestes lents, comme si craignait de l’effaroucher. Elle s’immobilise à deux pas de lui, frotte ses mains l’une contre l’autre, puis lance :
— Bonsoir, il fait froid cette nuit ! Ça vous dit un bol de soupe chaude ?
Paolo renifle fort. La femme se retourne vers ses deux compagnons qui se sont arrêtés à quelques mètres de distance, et hoche la tête. A ce signal, le premier, un homme trapu d’une trentaine d’années, dévisse le bouchon d’un thermos et verse dans un bol en plastique une boisson fumante qu’il tend à Paolo avec un sourire. L’autre, un tout jeune homme aux traits délicats, jette à Paolo des coups d’œil furtifs avant de baisser le nez sur ses chaussures, visiblement embarrassé. « Un bleu », pense Paolo en le regardant se dandiner, les bras encombrés d’une épaisse couverture de laine. Tous trois arborent une broche de l’association « Amici di San Zeno ». Paolo accepte la soupe et aspire bruyamment la première gorgée. La femme reprend doucement :
— La nuit s’annonce rude, venez donc avec nous au refuge, vous y trouverez un lit et vous serez à l’abri . Paolo continue de boire sans répondre.
 « Ce n’est pas très loin, juste derrière le cimetière monumental. Vous y serez en moins d’une demi-heure. »
 Il connait bien les lits de camps entassés dans la salle grise du refuge, avec son linoléum et ses néons, son air vicié de pièce close, et les ronflements avinés des compagnons de fortune. Il lève le nez au ciel où une lune de glace luit entre les nuages, abaisse son regard sur le château imposant qui lui fait face, doré par les projecteurs, et répond « Non ». La femme le regarde en silence avaler le reste de sa soupe à grosse lampées.
— Prenez au moins cette couverture, dit-elle d’une voix lasse en faisant signe au jeune homme d’avancer.  Nous repasserons voir si tout va bien dans la nuit.
Le garçon s’approche gauchement et se hâte de déposer la couverture sur le banc à coté de Paolo, avant de reculer d’un bond en s’excusant. Paolo s’enroule dans la couverture et s’allonge sur le banc, en suivant des yeux les trois volontaires qui s’éloignent dans la nuit.

***

—Par ici s’il-vous-plait.
Le serveur qui les précède louvoie entre les tables qui encombrent la salle étroite, avec l’aisance que seule peut donner l’habitude. La table que Matteo a réservée est placée contre un mur de pierre, tout près de l’unique fenêtre de la taverne. Giada ôte son manteau rouge et le dépose sur le dossier de sa chaise. Après avoir longuement arpenté des rues en escarpins, elle n’est pas fâchée de s’asseoir.
—Mal aux pieds ? demande Matteo en prenant place en face d’elle. Giada acquiesce.
— Je suis une vraie championne pour choisir des chaussures inadaptées. Et tu ne m’as pas encore vue faire une excursion en tongs ! 
— Si j’avais su que tu serais aussi élégante ce soir, j’aurais choisi un restaurant plus chic !  répond Matteo avec une mine contrite que démentent ses yeux qui pétillent. Giada jette un coup d’œil autour d’elle : la décoration est plutôt rustique, des poutres au plafond, des carreaux de terre cuite au sol, des meubles de bois massif, et il flotte dans l’air une bonne odeur de pot-au-feu. Ce n’est pas du tout comme cela qu’elle avait imaginé cette soirée ! Sous le regard amusé de Matteo, elle ne peut s’empêcher de rougir de ses fantaisies : roses rouges, chandeliers, champagnes fins, endroit à la mode et romantisme de carte postale.
— Surtout pas ! On nous aurait servi des mini portions style nouvelle cuisine ! Et je meurs de faim !  répond-elle avec un grand sourire.
— Je te défie d’arriver au bout du menu !

***

Allongé sur le dos, Paolo regarde l’immensité du ciel qu’aucune étoile ne perce. La lune a disparu depuis longtemps, avalée par une obscurité si dense qu’elle en est presque palpable. Paolo rajuste la couverture sur sa poitrine, et ce geste découvre ses pieds et ses mollets. Il frissonne, roule sur le flanc et se recroqueville en position fœtale, la main sous sa joue pour limiter le contact avec le bois du banc. Un point blanc s’allume et danse dans le noir, léger et frémissant, avant de s’écraser sans bruit au sol. D’autres flocons suivent l’éclaireur.
—La neige, manquait plus que ça !  grommelle-t-il en rabattant la couverture au-dessus de sa tête. La laine gratte son visage et il sent la couverture adhérer à ses lèvres à chaque inspiration. Il ne tiendra pas longtemps là-dessous : déjà l’oxygène se raréfie et il doit forcer sur les poumons pour chaque goulée d’air, mais il fait chaud et humide sous la couverture. Il résistera tant qu’il pourra.

***

Giada repousse une énorme coupe de mousse au chocolat encore à demi pleine.
— Je ne peux plus avaler une seule cuillère, et c’est dommage parce qu’elle est incroyablement bonne !
— C’est déjà stupéfiant que tu aies réussi à ingurgiter une telle quantité de nourriture ! . J’ai vu le serveur pousser le charriot des viandes bouillies hors de la salle, après ton passage. Tu as dû manger l’équivalent d’un demi bœuf !
— Mes muscles réclament leur ration de protéines, proteste-elle en riant.
— Les culturistes ne t’arrivent pas à la cheville ! Montre voir tes biceps ?
 Matteo allonge le bras par-dessus la table pour atteindre Giada et renverse son verre de vin sur la nappe blanche. Giada ne peut s’empêcher de partir d’un grand éclat de rire, sous l’œil courroucé des deux femmes de la table d’à côté, tandis que Matteo éponge tant bien que mal le vin qui coule sur son pantalon. Giada a soudain très chaud et la tête lui tourne un peu. « Pas étonnant », pense-t-elle devant la bouteille d’Amarone vide et le Soave dans son verre. Elle se lève et commence à enfiler son manteau.
— J’ai besoin d’un peu d’air.
— Bonne idée. J’espère que tu aimes marcher dans la neige en talons hauts parce que j’ai gardé le meilleurs pour la fin , dit Matteo en indiquant la fenêtre et les flocons, qui volettent un instant dans la lumière des lampions avant de se noyer dans l’ombre. 

***

— Regardez ce vieux dégueulasse ! Il pisse contre l’arbre ! glapit une voix dans l’ombre. Paolo, bataille tant bien que mal avec sa braguette. Les doigts roidis laissent échapper la languette du curseur. Il s’agite, tire plus fort et la fermeture éclair remonte d’un coup. L’épaisse couche de neige qui recouvre à présent le sol étouffe le bruit de pas des arrivants. Deux gamins, vingt ans au maximum. Ils avancent en bombant le torse, le crâne rasé et tatoué, insouciants du froid dans leurs gros blousons noirs. Ils ricanent. Paolo jette un coup d’œil autour de lui. Personne en vue ; les passants sont tous rentrés chez eux. Derrière lui, une rangée d’arbres dissimule de ses branches enchevêtrées la rue où des voitures glissent sur la chaussée dans un bruit mouillé.  Le plus grand intercepte son regard et sourit, une lueur mauvaise dans les yeux.
— Alors vieux débris, tu sais que c’est interdit de pisser sur la voie publique ?
— Ouais, continue son acolyte, un gars taurin avec de petites lunettes rondes en métal qui jurent avec son look nazi skin, « C’est outrage public à la pudeur. Ça va chercher loin, ça ! ». De petits nuages de vapeur sortent de sa bouche à chaque mot, comme autant de points d’exclamation.
Paolo baisse la tête sans répondre. Surtout ne pas les provoquer. Le premier coup de poing le plie en deux. A genoux dans la neige il tente de reprendre son souffle lorsqu’une botte lancée contre son dos le projette au sol. Les bras autour de la tête, les genoux au corps, il sent une grêle de coups s’abattre sur lui, de toutes parts. Instinctivement il bande ses muscles, serre les mâchoires et les poings, et retient sa respiration. Sa peau devient une carapace. Il se retire en lui-même, sacrifiant son écorce, dans l’espoir de sauvegarder l’essentiel. Heurt après heurt, Paolo s’enfonce plus profondément et la douleur s’aliène, comme si son corps ne lui appartenait plus.
— Il a son compte, ricane le grand avant de s’éloigner.
—Ces déchets humains, ça devrait pas avoir le droit de vivre, lui répond Lunettes Rondes en crachant sur la masse inerte. Il semble déçu que tout soit déjà fini. Le bonhomme semblait gaillard, mais il s’est écroulé tout d’un coup, sans une plainte et sans combattre. Ses yeux furètent et repèrent le banc de Paolo.
— Eh, regarde-moi ça ! s’exclame-t-il en brandissant le carton de vin, encore à demi plein. Une tache rouge s’élargit au pied du banc dans la neige. Paolo, toujours prostré au sol, ouvre les yeux. Il regarde son sac plastique voler dans l’Adige, et le petit trapu déboutonner sa braguette et uriner sur sa couverture.
— Ça t’apprendra à pisser partout comme un chien ! Des bruits de voix au loin. Le grand se retourne.
— Qu’est-ce que tu fous ? Tu veux te faire prendre ou quoi, cervelle de yop ? On s’arrache maintenant !
Ils enfilent le pont de Castelvecchio et disparaissent derrière les créneaux. Resté seul, Paolo se relève en geignant. Il est trempé et une douleur lancinante l’étreint à chaque respiration. Il a surement des côtes cassées. Il rejoint le banc en claudiquant, et ramasse la couverture souillée dans la neige. Il se laisse tomber sur le banc et s’enveloppe dans la laine sale. Il a trop froid pour faire le difficile.

***

Les flocons voltigent et s’écrasent au hasard sur le sol où ils s’ordonnent en une couche de neige lisse et tenace. Les boutiques sont à présent toutes fermées et les mannequins immobiles luisent faiblement dans la lueur des veilleuses ; les bruits tombent dans la neige et s’effacent. La ville a un air engourdi. Une porte romaine de trois étage, blanche comme un pain de sucre, ferme la rue où Matteo et Giada marchent. Les talons rouges de Giada se coincent à chaque pas entre des pavés invisibles sous la neige. Le cuir est maintenant complètement imbibé et elle a les pieds glacés, ce qui ne semble pas la gêner le moins du monde, tant elle s’amuse.
— Nous venons de passer sous  Porta Borsari, construite à l’époque romaine, même si certains historiens assurent qu’il s’agit d’une construction d’origine extraterrestre, comme en témoignent les colonnes en pierre de lune. Elle doit son nom à une organisation de maroquiniers du moyen âge. Installés dans la rue adjacente, ils détroussaient les passants qui passaient sous la porte en criant « la bourse ou la vie », slogan repris par les financiers de Wall Street, qui… Matteo s’interrompt brusquement, de la neige plein la figure.
 — Ce n’est pas fair-play du tout ! Et tu vas le payer cher !
Giada s’élance sur Corso Cavour d’un pas incertain. Les boules de neige pleuvent sur elle tandis qu’elle remonte l’avenue en hoquetant de rire, les bras relevés pour se protéger le visage. Elle avance à reculons, sans quitter des yeux Matteo, guettant un moment de répit pour riposter. Avant qu’elle ne puisse rien y comprendre, il s’élance vers elle, le visage brusquement grave, lui saisit le bras et l’attire violemment vers lui. Elle tente de se dégager mais il ne lâche pas la prise et la pousse sur le côté du trottoir. Outrée, elle ouvre déjà la bouche pour protester, lorsqu’elle aperçoit du coin de l’œil deux silhouettes glisser derrière eux et continuer en sens inverse, en direction de Porta Borsari.
— Tu les a presque heurtés » souffle Matteo, sans lâcher sa main.
— Ils n’ont pas l’air très commodes » remarque Giada en détaillant de dos les deux jeunes aux allures de skinhead.
— Viens, nous sommes presque à Castelvecchio. C’est l’endroit que je préfère à Vérone. Tu vas adorer. Matteo garde dans la sienne la main de Giada, qui lui sourit en retour.

***

Paolo est transi et ne sent plus ses membres à présent. Il sait qu’il lui faudrait se lever, faire circuler le sang et se réchauffer, mais il n’a pas envie de lutter. Il n’a plus mal nulle part. Tout est pur et brillant autour de lui, et les flocons tourbillonnent autour de lui comme une main caressante. La neige a bouché son horizon et il ne distingue plus les tours de Castelvecchio. Le ciel et le sol ne forment plus qu’un immense mur blanc. Il flotte dans un nuage candide et il ne sait même plus où finit son corps et où commence le banc.  Un froid algide pénètre en lui à chaque respiration, s’insinue dans chaque pore. Il devient blancheur lui aussi ; sa peau, ses muscles sont de glace, ses organes endiamantés. Il entend son cœur qui bat, unique organe rouge dans ce monde nivéen. Paolo ne sent plus rien que ce point chaud qui se débat et palpite encore. Enfin, paisiblement, le blanc recouvre tout.

***

Giada marche sur le pont de Castelvecchio, la main dans celle de Matteo. La lune a réapparu de derrière les nuages et son étrange clarté sur la neige fait reculer la nuit. Tout est silencieux et serein. Elle se tourne vers Matteo, le cœur battant. Il a des flocons dans les cheveux, comme autant d’étoiles, et le visage tout près du sien.
—Bonne Saint Valentin, murmure-t-il, avant de l'embrasser.

Au-dessous d’eux, l’Adige déroule ses spires à travers Vérone. Ses eaux sombres déchirent en deux la ville immaculée que les ponts tentent de recoudre de leur fil de pierre.
« Modifié: 16 février 2021 à 10:02:52 par Samarcande »
Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser ! (Amin Maalouf )

Hors ligne Loïc

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Re : À cœur battant (nouvelle de la Saint Valentin)
« Réponse #1 le: 15 février 2021 à 23:20:45 »
Salut Samarcande !

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Et j'allais presque oublier : JE VOUS AIME TOUS ! MERCI D'EXISTER !

 :coeur:

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Ses talons claquent sur les pavés. Encore deux rues et elle sera chez elle.

J'aime bien cette fin de paragraphe. Elle met bien dans l'ambiance. Ce qui précède est relativement quelconque, un peu artificiel (la première exclamative) ou pas assez travaillé.

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Elle avait fait mine de réfléchir quelques secondes avant de répondre d’une voix qu’elle espérait suffisamment détachée « Oui, pourquoi pas. Je n’ai rien de prévu », tandis que son cœur battait si furieusement qu’il avait dû l’entendre cogner.

Haha j'ai envie de dire quelle horreur, d'être désinvolte, et à la fois je sais que j'aurais dû mal à montrer vraiment de l'enthousiasme de peur d'être déçu.

Citer
Des demandes affligeantes s’intercalent à de longs silences gênés.

Je te propose : des questions affligeantes succèdent à de longs silences gênés
Et peut-être "demander quelque chose" pour "poser une question" juste après

Citer
— Je suis une vraie championne pour choisir des chaussures inadaptées. Et tu ne m’as pas encore vue faire une excursion en tongs ! 

Tiens, ça me rappelle un meeting.

Comme tu l'avais dit, j'ai pas été pinailleur, mais je trouve qu'à part le début, ça se tient plutôt bien. Tu plantes bien une ambiance, les alternances ne sont pas dérangeantes, du coup c'était une lecture douce-amère et sympathique.

Au plaisir !
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Celles dans lesquelles on peut entrer à tout moment et s'installer à son aise."
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Re : À cœur battant (nouvelle de la Saint Valentin)
« Réponse #2 le: 26 février 2021 à 20:31:24 »
Salut Loïc,

Désolée de repasser si tard ! C'est super sympa d'avoir lu et d'avoir laissé un commentaire ! :coeur:

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J'aime bien cette fin de paragraphe. Elle met bien dans l'ambiance. Ce qui précède est relativement quelconque, un peu artificiel (la première exclamative) ou pas assez travaillé.
Oui il faudrait revoir ça. En même temps le personnage de Giada est un peu quelconque. C'est une fille  normale avec des préoccupations ordinaires. C'est d'ailleurs le truc qui me gène principalement de ce texte: les personnages n'ont pas vraiment d'épaisseur.

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Elle avait fait mine de réfléchir quelques secondes avant de répondre d’une voix qu’elle espérait suffisamment détachée « Oui, pourquoi pas. Je n’ai rien de prévu », tandis que son cœur battait si furieusement qu’il avait dû l’entendre cogner.

Haha j'ai envie de dire quelle horreur, d'être désinvolte, et à la fois je sais que j'aurais dû mal à montrer vraiment de l'enthousiasme de peur d'être déçu.
C'est un peu le dilemme des premiers RV : montrer qu'on est intéressé mais pas trop.

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Des demandes affligeantes s’intercalent à de longs silences gênés.

Je te propose : des questions affligeantes succèdent à de longs silences gênés
Et peut-être "demander quelque chose" pour "poser une question" juste après
Marché conclu: demandes sonne mieux, mais j'ai un peu de mal à renoncer au verbe intercaler.

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— Je suis une vraie championne pour choisir des chaussures inadaptées. Et tu ne m’as pas encore vue faire une excursion en tongs !

Tiens, ça me rappelle un meeting.
C'est une histoire que j'aimerais bien entendre (ou lire) ! :D

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Comme tu l'avais dit, j'ai pas été pinailleur, mais je trouve qu'à part le début, ça se tient plutôt bien. Tu plantes bien une ambiance, les alternances ne sont pas dérangeantes, du coup c'était une lecture douce-amère et sympathique
C'est marrant, moi c'est plutôt le rythme binaire que je voudrais casser à un moment à un autre, juste pour dynamiser un peu le truc.

Encore merci pour ton retour.

Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser ! (Amin Maalouf )

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Re : À cœur battant (nouvelle de la Saint Valentin)
« Réponse #3 le: 08 mars 2021 à 22:16:17 »
Mais comment est-ce que je ne vois ce texte que maintenant ! Une histoire de Saint Valentin, et à Vérone en plus !! :coeur:

Haha pardon, j'en oublie même de dire: Bonsoir Sam :)

Je vais lire sans pinailler alors, et te donner juste un commentaire général.

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Encore deux rues et elle sera chez elle.
la chance quand même, je l'imagine avancer dans les petites ruelles de Vérone  :coeur:

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comme autant d’inquiétants cyclopes qui s’éveillent au crépuscule
j'aime trop l'image  :coeur:

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— Elle est sympa ta voiture !
— C’était une bonne occasion.
:D :D j'arrive plus du tout à m'imaginer sortir ce genre de commentaire sur une voiture (mais sûrement qu'il y a 10ans j'aurais pu^^)

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—  Arrivés où ?
— Vérone. Ce soir je suis ton guide touristique !
han, zut, elle n'habitait pas du tout à Vérone  :mrgreen:

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et le corps si engoncé dans une doudoune épaisse qu’elle semble rouler sur les pavés.
génial!

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Paolo baisse la tête sans répondre. Surtout ne pas les provoquer. Le premier coup de poing le plie en deux.
:-\

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Une porte romaine de trois étage, blanche comme un pain de sucre
:coeur:

Voilà, fini. Bah, c'est vraiment pas mal du tout je trouve. C'est très fluide, y a un bon rythme, et j'aime particulièrement le contraste entre les deux histoires qui évoluent en parallèle. Ça crée une ambiance douce-amère qui colle très bien avec l'environnement de Vérone, la nuit, sous la neige. Le style est plaisant aussi, les dialogues pourraient peut-être être un peu plus authentiques, certaines tournures de phrases m'ont paru un peu rigides, mais rien de très grave.

Je crois qu'à la fin, j'aurais presque réuni les deux histoires de manière plus explicite, genre Giada et Matteo qui passent devant le banc, et ne remarquent même pas le corps de Paolo. La toute dernère phrase, par contre, est vraiment super, elle résume super bien tout le texte je trouve.

Enfin, voilà, moi, j'ai aimé !

"[...] alors le seul fait d'être au monde
  remplissait l'horizon jusqu'aux bords"
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Hors ligne Samarcande

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Re : À cœur battant (nouvelle de la Saint Valentin)
« Réponse #4 le: 10 mars 2021 à 17:42:16 »
Salut Dlm,

merci d'être passée par là !

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Le style est plaisant aussi, les dialogues pourraient peut-être être un peu plus authentiques, certaines tournures de phrases m'ont paru un peu rigides, mais rien de très grave.
Merci, oui les dialogues sont un peu idiots. J'avais envie de montrer une situation banal, mais du coup c'est un peu ennuyeux à lire.
Je suis pas trop contente du passage sur les arènes: c'est un peu grandiloquent.

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Je crois qu'à la fin, j'aurais presque réuni les deux histoires de manière plus explicite, genre Giada et Matteo qui passent devant le banc, et ne remarquent même pas le corps de Paolo. La toute dernière phrase, par contre, est vraiment super, elle résume super bien tout le texte je trouve.
Oui, j'avais une idée dans le genre. Au début je voulais même faire un final fantastique, style ils se croisent sous l'Arc dei Gavi et elle se retrouve dans le corps de Paolo.
Finalement j'ai opté pour la rencontre manquée. J'avais envie qu'on sente que les personnages se mouvaient sur deux niveaux si différents (loisir/survie) qu'ils en étaient inconciliables.

Mais oui, ta suggestion est une piste à explorer pour introduire le thème de l'indifférence et renforcer l'invisibilité de Paolo.

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Enfin, voilà, moi, j'ai aimé !
Oh merci ! :coeur:
Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser ! (Amin Maalouf )

 


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