Bonjour à tous !
Voici un petit texte pour ce Tic-Tac d'octobre. C'est mon premier et je vous avouerai non sans un peu de gêne que non seulement j'y ai passé plus d'une heure mais qu'en plus il est terriblement mal ficelé. Mes plus plates excuses, je reprends difficilement l'écriture après un long moment. Je vous souhaite tout de même une bonne lecture !
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Je lui avais toujours trouvé un physique désagréable. Épais, lourd, gros, boursouflé. Et pourtant doté d’un élan intérieur absolument surréaliste. Un truc qui le rendait hors du commun, qui le faisait roi dans cette mer de requins. Parallèle surprenant que ce visage et ce corps tout flasques, dégoulinants de sueur, de graisse, de rides et cette agitation interne qui lui faisait renverser le monde. Il devait le lire d’une autre manière que moi car je n’avais jamais compris la clairvoyance parfois divine qu’il avait et qu’il nommait « intuition absolue ».
Alors il était là ce gros bonhomme, derrière son bureau sur lequel s’empilaient d’innombrables manuscrits. Et ça dégoulinait de liasses, de feuilles volantes ; les mots glissaient dans tous les sens, les phrases s’éparpillaient. Multitude éparse d’âmes d’artistes. Enfin, « artiste ». Mon encre traînait par là aussi et si artiste j’avais été, l’ogre civilisé qui s’était mis à agiter ses boudins de bras bien trop prêt de mon visage n’aurait probablement pas été à me refaire sa tirade n°21bis, aussi nommée « Ma chère amie, vous êtes bien bonne mais vos délires philosophiques et cette idée de transcendance par l’histoire et l’écrit, vous remballez, cela ne fait pas vendre. »
« La Violence d’une Brune ! », il s’exclama soudain avec un enthousiasme stupéfiant, « La Violence d’une Brune ! Ça c’était un bon recueil. Il y avait quelque chose de spécial dans chacune des nouvelles, quelque chose qui te prenait aux tripes, qui te retournait ! » Il s’empara de nouveau de mon manuscrit, lu quelques phrases sur un ton moqueur puis me lança le feuillet à la figure. « Je suis ton éditeur, pas ton putain de psy ! ». Il se leva soudainement, fit le tour du bureau et se planta devant moi, imposant comme son propre ventre qui pendait devant sa ceinture. Il reprit, tirade n°23 cette fois-ci, ou « Pseudo pep-talk : vous avez beau être une belle merde, vous valez mieux que cela. »
Tirade n°21bis ? Tirade n°23 ? La prise de conscience de mon cynisme me rendit instantanément malheureuse. Depuis quand en étais-je venue à réduire la complexité abrutissante du comportement humain à de simples chiffres ? Cela me faisait plus de peine encore que ses mots. La goutte d’eau dans le verre de l’hypersensible se faisait vagues.
Je m’étais toujours considérée comme une ermite amoureuse du monde, amoureuse de l’Homme avec son grand H, l’Homme dans tout ses états, dans sa méchanceté, sa douleur, sa passion, sa bêtise. Comme je l’aimais cet être de mots et de cœurs, comme je l’adorais ! De loin seulement, de loin toujours, certes, mais tout de même. L’humain me passionnait, me m’accrochait de l’intérieur. J’observais dans la rue comme une chercheuse dévouée mon échantillon de souris qui ne se savait même pas en laboratoire. J’étudiais, je classais, je détaillais, oui. J’avais même pris cette habitude ironique de cataloguer certaines discussions ; mais aujourd’hui, aujourd’hui c’était différent. Je ne voyais rien de beau, de surprenant, d’intéressant dans les élancements de mon éditeur et agent. C’était une simple coquille vide qui s’agitait dans un tout autre vide. Une logorrhée de mots qui sortaient de lui sans vraiment lui appartenir.
Oui je l’aimais cet Homme – ou l’aimais-je vraiment ?
Moi j’étais là, je le regardai de derrière le bureau. J’aurais pu être derrière une vitre ou à l’autre bout de la terre. Soudain, j’entendais mais je ne comprenais rien. J’avais le cerveau troué. Ou peut-être était-ce mon ventre. Je baissais la tête vers mains posées sur mes genoux. Étaient-ce mes entrailles tordues que je voyais là et qui pendaient pathétiquement autour de mes doigts ?
« Et arrête de me regarder avec ta gueule d’artiste pleureuse. Tu devrais me remercier. Parce que moi je les lis tes putains de merdes et je te dis ce qui ne va pas dedans. N’importe quel autre éditeur te renverrait juste pleurer dans les putains de jupes de ta mère. »
Je détournai le regard. J’avais mal aux pieds tant il m’avait marché dessus. J’avais peut-être même quelques orteils fracturés. Ou alors c’était mon amour-propre et mon estime de moi-même. C’était lancinant et pourtant je réalisais que cela faisait des mois que je niais cette douleur. Ce fut presque un soulagement de m’en rendre compte. Qu’est-ce qui en moi appelait tant la cassure qu’il me fallait systématiquement arriver au presque éclatement pour m’arracher à une situation toxique ?
Quelle ironie : à regarder sans cesse les autres, j’avais fini par ne plus me voir moi-même. Peut-être bien que c’était bien à un psy que j’aurais du raconter tous mes romans inexistants.
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