Pourquoi les morts tentent-ils de tuer les vivants ? Est-ce par haine ?
Cherchent-ils à souiller les vivants, à les entraîner dans les mêmes tourments sans fin que ceux qu’ils ont vécu ? Envient-ils ceux qui respirent encore ? Ou est-ce un mystère plus grand encore ? Les morts-vivants souhaitent-ils simplement que d’autres les rejoignent, et s’ajoutent à leurs nombres infinis ?
Peut-être… oui, peut-être que les morts éprouvent simplement un vif ressentiment à l’égard des vivants. Peut-être qu’ils se souviennent du passé, et que cela les blesse. Ou qu’ils peuvent comprendre les vivants et aimeraient apaiser leurs souffrances.
Ou peut-être qu’ils savent juste à quel point ils sont moches et qu’ils ne veulent pas que quiconque les regarde.
Erin hurla lorsqu’un Gnoll presque décomposé s’approcha. Il n’avait pas de visage. Aucune structure à laquelle elle voudrait appliquer ce terme. Juste… de la pourriture. D’horribles entrailles noirâtres qui tressaillaient encore et claquaient avec un bruit mouillé alors qu’il se précipitait sur elle.
Une main saisit le zombie autour de ce qui lui restait de sa tête détruite. Ignorant complètement la chair et autres éléments organiques qui coulaient avec un bruit de
succion par-dessus son poing, Cavalier resserra sa prise jusqu’à avoir entièrement
écrasé la tête du zombie qui sursauta puis resta immobile. L'Ouvrier lâcha le cadavre par terre et l’écarta d’un coup de pied. Il resta dressé devant la porte de l’auberge, s’interposant d’un air protecteur entre Erin et l’extérieur.
Sur la colline, les morts se débattaient contre les vivants. Mais aucun cri n’échappait de ces derniers. Plus précisément, les Antiniums de criaient pas. Les morts, si. Ils hurlaient, ou émettaient des sons de succion sinistres, voire grognaient, mais les cris terrifiaient Erin. Elle avait le sentiment qu’ils n’auraient pas dû en être
capables. Les morts devraient être silencieux.
Mais ils ne l’étaient pas. Pour tout dire, c’étaient surtout les Ouvriers qui ressemblaient le plus à des faucheurs silencieux. Ils se mouvaient à l’unisson, combattant, bloquant des lames, formant une ligne vivante en se battant contre les morts-vivants. Parfois, ils parlaient, mais avec un calme terrifiant qui leur était propre.
“Meurs.”
“Souffre.”
“Péris.”
Deux Antiniums saisirent chacun un bras d’un zombie et le déchirèrent en deux. Un autre encore prit un squelette à deux mains et arracha ses côtes avec les deux autres.
Ils combattaient comme des machines. Des machines dépourvues de compassion qui désassemblaient des morts-vivants comme des enfants les legos. Parfois c’était une dissection propre. D’autres fois, ils écrasaient les cadavres pour les faire s’écrouler.
Mais hormis ces détails, ils étaient comme des enfants. Aucun Ouvrier ne savait se battre. Ils étaient extrêmement forts, mais maladroits. Et les morts-vivants avaient beau se décomposer, ils étaient tous des tueurs.
Un Ouvrier tituba en arrière, faisant des moulinets avec ses bras lorsqu’un squelette glissa en avant et lui enfonça la tête avec une masse. Il esquiva habilement l’Ouvrier lorsqu’il plongea pour lui attraper son bras osseux, et leva sa masse pour écraser le crâne de l’Antinium.
“Non !”
Le squelette leva les yeux et une poêle volante s’écrasa sur sa face. Les flammes jaunes au creux de ses orbites s’atténuèrent et l’Antinium en profita pour l’attraper.
Erin regarda l’Ouvrier commencer à démanteler le squelette puis contempla sa main. Elle n’avait même pas réalisé qu’elle avait lancé la poêle à frire. Mais d’autres morts-vivants gravissaient la colline au pas de course, droit sur l’auberge.
“Restez derrière moi, je vous prie.”
Cavalier repoussa Erin en arrière tandis que de nouveaux morts-vivants venaient s’écraser contre la ligne Antiniume, cette fois-ci derrière l’auberge. Les Antiniums vacillèrent, luttant pour repousser les mots. Erin vit l’un des Ouvriers glisser et tomber lorsqu’une goule le saisit à bras-le-corps. La morte-vivante se mit à le déchiqueter.
Il avait un nom. Il l’avait dit à Erin. Magnus. Magnus, comme Magnus Carlsen, un nom qu’il avait emprunté au Champion du Monde d’Échecs. Il tomba et Erin vit son sang se mettre à couler. Il était vert.
“
Non !”
Elle essaya de se précipiter vers lui, mais Cavalier la saisit par la taille et la souleva.
“Vous ne devez pas. Vous ne devez pas vous mettre en danger. Nous sommes ici pour vous protéger.”
Magnus tomba, en se protégeant le visage des mains. Erin se débattit plus fort, mais Cavalier refusa de la laisser partir.
“Il
meurt !”
“Oui. L’ennemi nous encercle. Nous sommes désavantagés. Cela doit être rectifié.”
Cavalier repoussa Erin en arrière et leva la main. Il parla, calmement.
“[Formation Défensive]”.
Magnus repoussa la goule et leva la main, ignorant le sang vert qui éclaboussait le sol autour de lui.
“[Formation de Combat].”
Il s’effondra silencieusement alors qu’une goule finissait de déchirer son exosquelette. Le Drakéide mort-vivant tira quelque chose des entrailles de Magnus et ouvrit la bouche pour le manger.
Un cri de rage précéda une fiole d’acide d’une seconde. La goule tituba en arrière, s’arrachant le visage de ses griffes alors que l’acide faisait fondre sa chair. Elle tomba en arrière, et un autre Antinium le frappa calmement avec un balai, l’envoyant s’étaler par terre.
Erin sentit les effets des deux Compétences la frapper alors qu’elle levait une autre fiole d’acide pour la lancer. Elle se sentait plus légère… tellement plus légère ! Et on aurait dit qu’elle avait une nouvelle paire d’yeux derrière la tête. Elle était consciente des morts-vivants autour d’elle, tout comme elle était consciente du nombre d’Antiniums qui se déplaçaient.
Ils tenaient la ligne. Alors que les morts-vivants gravissaient la colline, les Ouvriers les affrontaient, se regroupant calmement par paires ou par trinômes contre chaque mort-vivant. Les Antiniums ne connaissaient pas le combat à la loyale, et les morts-vivants avaient du mal à se défendre contre trois quadruplets de mains qui les poignardaient en même temps.
Une goule parvint à passer entre deux Antiniums et se précipita sur Cavalier. L’Antinium leva son épée, mais un squelette bondit par-dessus lui et transperça la goule en plein cœur. Toren et la goule roulèrent au sol en se mordant et en s’assenant des coups de couteau.
Erin tournoya. Elle souleva une casserole et la lança. Un zombie tituba en arrière. Elle avait… elle
avait un bon nombre de casseroles et de poêles qu’elle avait récupéré dans la cuisine, mais elle commençait à manquer de munitions. Elle les jetait dans la foule, faisant confiance à son [Lancer Infaillible] pour atteindre ses cibles.
À présent les morts-vivants tombaient, se repliaient. Erin regarda les zombies se mettre à faire volte-face, à fuir. Était-ce une feinte ? Est-ce que d’autres morts-vivants arrivaient ? Elle regarda vivement autour d’elle, cherchant la moindre trace de mouvements dans les ténèbres.
Non. Aucun mort-vivant n’arrivait pour le moment - ils étaient tous morts. Toren s’arracha à la goule, récupérant son bras tandis que la goule sursautait une dernière fois avant de s’immobiliser.
Combien d’horreurs étaient-elles mortes ici ? Cent ? Deux cent ? On aurait dit des milliers.
“Trente-quatre.”
Déclara calmement Cavalier lorsqu’un squelette tomba, son crâne fendu en deux sous l’assaut d’une des poêles à frire d’Erin. Elle regarda fixement l’Ouvrier alors que le silence retombait et que le dernier cadavre cessait ses soubresauts.
“
Quoi ?”
“Nous avons tué trente-quatre morts-vivants. Le reste a battu en retraite. Ils reviendront en force, je pense.”
Erin dévisagea Cavalier qui nettoyait calmement les viscères accrochées à son épée. Autour d’elle, les Ouvriers s’aidaient à se relever, transportaient des corps, et… creusaient ?
Oui, les Ouvriers indemnes creusaient le sol. De la terre s’envolaient alors qu’ils creusaient une longue et large tranchée autour de l’auberge. Ils construisaient des douves. Des
douves.
“Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce donc que tout ceci ?”
Erin contempla les morts, les Ouvriers, et Cavalier. Elle fut prise de vertige et de nausée. Et pas seulement à cause du carnage. Un instant plus tôt, elle avait été en train d’attendre Loks, et maintenant elle se retrouvait face à des Ouvriers avec des noms et des morts vivants.
Et l’odeur. Erin vomit légèrement dans sa bouche mais empêcha son estomac de rejeter quoi que ce soit d’autre.
Cavalier inclina la tête une nouvelle fois. Il était comme Pion simplement… différent. Physiquement, ils étaient identiques, mais ils avaient beau avoir la même voix, le même corps, et s’être tous deux nommés d’après des pièces d’échecs, il était différent. Erin ne pouvait pas expliquer pourquoi ou comment. Elle savait, c’était tout.
“La ville de Liscor et la zone qui l’entoure est assiégée, Erin Solstice. Une horde de morts-vivants a surgi des Ruines et assiégé la ville il y a à peu près une heure.”
Erin dévisagea Cavalier, frappée d’horreur. Elle lutta pour refaire fonctionner sa bouche.
“Les ruines ? Des morts-vivants ? Tu veux dire qu’ils en sont sortis ? Est-ce que quelque chose a déclenché…”
Son cœur rata un battement et son estomac se serra.
“Oh non. Les Cornes d’Hammerad. Ils sont entrés dedans. Est-ce qu’ils sont… ?”
Cavalier secoua la tête.
“Plusieurs aventuriers ont atteint la ville vivants. Je n’en sais pas plus.”
Erin saisit Cavalier par l’épaule, ignorant les fluides qui recouvraient sa carapace.
“Un Minotaure ? Quelqu’un avec des oreilles pointues ? Une elfe ? Demie-Elfe, je veux dire.”
Là encore, il secoua la tête.
“Aucun aventuriers de ce genre n’ont été aperçus. Les seuls qui ont survécu étaient des humains. Une… capitaine de l’une des compagnies. Une femme qui porte une armure argentée. Et quelques autres humains. Personne d’autre.”
Erin dévisagea Cavalier, les yeux écarquillés. Ses pensées s’entremêlèrent puis s’éteignirent. Cavalier hocha la tête.
“Je suis désolé.”
Elle vomit, alors. Erin se pencha en avant et rejeta son déjeuner et son dîner. Elle sentit une main fraîche sur son cou, rassurante, et alors qu’elle hoquetait et pleurait, Cavalier l’aida à se relever.
Cela prit plusieurs minutes pour qu’Erin regagne… le contrôle d’elle-même. Elle pleurait, balbutiait des mots incohérent, serrant la main de Cavalier dans une poigne mortelle tandis que Toren lui apportait un peu d’eau. Elle la but, cracha, vomit, but un peu plus, puis finit par s’arrêter.
Elle ne cessa pas de paniquer. L’agonie dans son cœur, le sentiment de perte terrible ne la quittèrent pas. Mais elle les enferma à l’intérieur d’elle-même pour se concentrer sur le présent. Erin regarda Cavalier tandis que l’Antinium étudiait la tranchée qui s’approfondissait autour de son auberge.
“Qu’est-ce qu’il se passe ? Combien de zombies se trouvent-ils dans la ville ?”
Il s’arrêta, et un autre Ouvrier - Calabrian - se porta volontaire pour donner des détails.
“Le combat s’intensifiait lorsque nous sommes partis. Plus de quarante mille créatures mortes-vivantes ont attaqué Liscor, et la Garde les combat dans les rues.”
Quarante
mille. Erin essaya de se souvenir du nombre de gardes qu’elle avait vus aux portes de la ville, ou en patrouille. Il y en avait tellement, mais contre des dizaines de milliers de morts-vivants ? Plus encore ?
Elle se retourna vers Cavalier.
“Devrait-on… je veux dire, est-ce qu’on peut les aider ? À quel point la situation est-elle critique ?”
Il secoua la tête et fit un signe en direction de l’auberge.
“Sortir ne serait pas sage. Les morts-vivants recouvrent les prairies et attaqueront quoi que ce soit qui soit en vie. Ils sont venus ici et attaqueront de nouveau bientôt. Nous sommes ici pour vous protéger, mais vous devez rester ici.”
Erin le dévisagea, frappée d’horreur. Elle bégaya et sa voix se fêla.
“Moi ? Mais… je ne suis qu'une personne. Pourquoi moi ?”
Il lui rendit son regard d’un air grave, ses yeux noirs à facettes dévisageant son visage avec intensité.
“Vous êtes en vie. C’est la seule raison dont ils ont besoin.”
“Et ils sont dehors ? En train de se rassembler ?”
“Oui. Pouvez-vous les voir ?”
Il pointa du doigt, et Erin regarda au loin. Il n’y avait que peu de lumière - les étoiles et la lune étaient les seules sources lumineuses par ici, mais ses yeux s’étaient accoutumés à la pénombre. Elle regarda et ce qu’elle vit fit contracter son ventre de peur.
Des silhouettes sombres se mouvaient sous la lumière de la lune. Elles recouvraient les plaines, avançant lentement, un tas de formes floues entourant quelque chose de blanc qui avançait en direction de l’auberge.
“Oh dieux. Il y en a des
milliers.”
“Des centaines. Ils se dirigent vers nous.”
Les mots de Cavalier firent courir un frisson glacé le long du dos d’Erin. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose puis se figea.
“Attends. C’est quoi ce truc là-bas ?”
Erin plissa les yeux. C’était une masse blanche autour de laquelle les morts s’étaient regroupés. Au début, elle avait cru que ce n’était qu’un groupe de morts-vivants qui se déplaçaient d’un seul bloc, mais c’était quelque chose d’autre. C’était loin, mais… ça se rapprochait ?
“Est-ce que c’est… une limace géante ?”
***
La Garde de Liscor recula, luttant, tirant des flèches dans la foule de morts-vivants, jetant des sorts. Combattant, reculant.
Mourant.
Ils étaient en sous-nombre et la zone de combat s’élargissait à vue d’œil. Les portes avaient laissé les morts-vivants pénétrer dans la ville comme un virus. Et tant qu’ils étaient restés confinés dans les quelques premières rues, la bataille avait été égale, voire même un peu en faveur des défenseurs.
Mais l’arrivée d’Écorcheur avait brisé leurs rangs et le flux sans fin de morts avait fini par avoir raison de leur résistance initiale et ils avaient perdu les premières rues. Et de plus en plus de morts avaient surgi des allées, ce qui avait forcé Zevara à faire reculer ses guerriers encore plus loin s’ils ne voulaient pas être encerclés. En reculant, la zone de bataille s’était élargie, jusqu’à ce que des douzaines de rues se trouvent bloquées dans des combats désespérés, amenuisant ses effectifs déjà réduits.
L’un des signes qui montraient l’état de la bataille était les civils. Ils les évacuaient vers la partie sud de la ville, ou plutôt ils évacuaient les enfants et ceux incapables de se battre. Tout le reste se battait. Ceux avec des niveaux et des classes tout comme ceux qui en étaient dépourvus.
Ils combattaient, Drakéides et Gnolls et les quelques Humains, se soignant avec des potions, faisant payer chaque pas de l’ennemi par du sang. Mais les morts n’avaient pas de sang. Et leur flot était intarissable.
Zevara et une vingtaine de gardes combattaient dans la rue principale, tentant d’endiguer le flot de morts. Ils n’étaient pas assez nombreux, pas pour un passage aussi large. Mais des wagons avaient été retournés pour barricader une partie de la rue et créer une zone d’abattage.
Le problème, c’était que les morts tombaient des toits, escaladaient les murs, couraient à travers les ruelles. Les archers de Zevara en tiraient le plus possible, mais les défenseurs auraient de toute manière été bientôt submergés si ce n’était pour les humains et les Drakéides qui se battaient au front.
Pisces pointa du doigt et une autre goule fut agitée d’un soubresaut. Sous sa peau pourrie, sa colonne se tordit et se brisa net, et la morte-vivante s’effondra Le [Nécromancien] se retourna et d’autres morts-vivants tombèrent comme des marionnettes dont on aurait coupé les ficelles. La moitié des morts tombés au combat empilés de ça de là dans la rue étaient de son fait. L’autre moitié était due à Relc.
Le Drakéide était debout au milieu de la foule de morts-vivants, sa lance tournoyant autour de lui, trop vite pour la suivre à l’œil nu. Il transperça la tête d’un zombie avec le manche de sa lance, remonta vivement l’arrière de sa lance pour briser la mâchoire d’un squelette, esquiva un autre squelette, donne un coup de poing si violent à une goule qu’il lui brisa les côtes, puis décapita un zombie d’un coup de lance vicieux.
Zevara pourfendit un squelette et prit une vive inspiration lorsqu’il lui érafla le bras en tombant. Elle le transperça jusqu’à ce que les lumières dans ses yeux s’éteignent et vit l’énorme créature surgir dans le dos de Relc.
“
Relc !”
Le Garde Vétéran tournoya et lança sa lance. Le Seigneur des Cryptes tituba en arrière, la lance logée profondément dans sa poitrine. Relc se précipita en avant et saisit le manche de la lance. Il l’arracha avec un rugissement, repoussant le géant en arrière d’un coup de pied. Le Seigneur des Cryptes tomba sur le dos et Relc plongea, lame en avant, sa lance tellement vive qu’elle en devint floue jusqu’à ce que la créature boursouflée s’immobilise.
Il recula d’un pas mal assuré, puis se précipita de nouveau en courant vers la barricade alors que les morts-vivants tentaient de l’encercler. Les gardes s’écartèrent légèrement pour le laisser se faufiler, puis il se retrouva à côté de Zevara et ils continuèrent à repousser les morts.
“Malédiction.”
Jura Relc en toussant alors que Zevara se repliait derrière la ligne avec lui. Ses écailles étaient recouvertes d’une bile noire. Elle saisit instantanément une potion dans l’une des caisses et la lui tendit.
Relc prit une gorgée de potion, recracha du liquide noire, et but le reste. Il jeta la flasque vide par-dessus la barricade et hocha la tête à l’attention de Zevara.
“Merci. J’avais avalé un peu de poison.”
Elle fronça les sourcils, mais fut incapable de mettre sa force habituelle derrière ses mots.
“Sois prudent. Si on te perd, notre ligne s’effondrera.”
Relc lui sourit d’un air las.
“Hey, t’inquiète, Capitaine Z. Aucun de ces trucs ne peut érafler mes écailles. S’il n’y en avait pas autant, ce serait aussi facile que de faire du poisson pané.”
“Mais ils sont nombreux et le flot
ne se tarit pas.”
Zevara feula de furie et sa queue fouetta le sol lorsqu’elle fit remarquer :
“Ça n’a aucun sens. Ils ne s’agglutinent pas dans un seul endroit et ils attaquent par tous les côtés. Comme une véritable armée. Et le garde qu’ils ont vers les portes n’est…”
“Pas comme eux. Je sais.”
Les yeux de Relc se plissèrent et ils regardèrent dans la direction de la porte nord grande ouverte. Ils avaient eu beau tout essayer, ils n’étaient pas parvenu à la reprendre aux morts, pas même avec Relc. Les morts autour des gigantesques portes de pierre refusaient de bouger, et les portes étaient trop lourdes pour se refermer seules. Normalement, ils auraient pu empêcher n’importe quelle force d’entrer bien avant qu’elle ne soit parvenue à traverser les plaines, mais le regard terrifiant d’Écorcheur avait fait fuir tous les gardes.
“C’est cette saloperie de créature de peau qui les organise. Tant qu’elle est dans le coin, ils n’arrêteront pas d’arriver. Si tu me laisses aller à sa poursuite…”
Zevara secoua sèchement la tête.
“Tu ne pourrais pas traverser les portes sans être encerclé. Et cette chose est trop puissante pour que tu t’en charges seul.”
Il la fusilla du regard.
“Et on va juste la laisser partir ? Je te l’ai déjà dit, elle se dirige vers Erin…”
“Tu attends de moi que j’essaies de sauver une humaine seule avec tout ce chaos ?”
Hurla Zevara. Relc cilla et elle reprit la parole.
“Quel que soit le plan de cette chose, on ne peut pas se permettre d’envoyer qui que ce soit derrière elle, et encore moins toi. Si on savait ce qu’elle fait, alors peut-être…”
“Elle attend.”
Zevara et Relc se retournèrent. Pisces avança d’un pas mal assuré vers eux. Son visage était pâle, ses cheveux et sa robe étaient trempés de sueur. Il tituba vers une caisse remplie de flasques d’eau et but avidement.
La Capitaine de la Garde se retourna en direction du combat. En l’absence de Relc et Pisces, les gardes étaient déjà en train de se faire repousser.
“On a besoin que tu continues à lancer des sorts, humains. Si tu ne peux plus nous avons plein de potions de mana…”
Pisces fusilla Zevara du regard.
“Les potions ne soignent pas l’épuisement. Même mes sorts les moins coûteux sapent mon énergie. Je dois me reposer.”
“Je vais y aller. Le poison a été purgé.”
Ce disant, Relc se précipita en courant vers l’un des wagons et bondit. Il donna un coup de pied au squelette qui était en train de l’escalader et atterrit de l’autre côté, sa lance déjà floue. Pisces but un peu plus et Zevara et lui observèrent le combat de Relc.
Zevara jeta un coup d’œil à Pisces.
“Qu’est-ce que tu disais ? Cette créature est en train d’attendre ?”
Il acquiesça et s’essuya la bouche.
“Il est évident que ces morts protègent d’une manière ou d’une autre cette créature de peau. Elle a sans doute un certain niveau de contrôle sur les morts ou la capacité de jeter des sorts… dans tous les cas, ils servent habilement de réserves puisqu’elle prend la peau de créatures pour s’alimenter.”
“Alors pourquoi est-elle partie ?”
“Le danger. Comme je l’ai dit, votre Garde Vétéran représente une véritable menace. Elle a réalisé cela et s’est retirée du combat. Elle laissera les morts continuer le combat jusqu’à ce que nous soyons épuisés avant de revenir. N’oubliez-pas… chaque mort de notre camp est un nouveau serviteur qu’il peut utiliser contre nous.”
Zevara fronça les sourcils.
“Il ne récolte pas tous les morts, alors ? S’ils ne sont constitués que d’os et d’entrailles, ils ne peuvent pas se réanimer.”
Pisces haussa les épaules.
“Il doit y avoir une limite de, ah, chair que cette créature peut porter. Je présume que le reste est réanimé ou stocké pour plus tard, d’où les morts-vivants. Les Seigneurs des Cryptes sont sans doute un dérivé de ce processus. Autant de morts rassemblés au même endroit pendant si longtemps…”
“Et pourquoi la fille ? Pourquoi cette Erin dont tu as parlé ? Est-ce qu’elle est importante ?”
Pisces hésita encore une fois, et Zevara se demanda s’il s’apprêtait à mentir. Lorsqu’il reprit la parole, c’était avec une réticence certaine.
“... Non. Elle n’a probablement aucune importance. C’est simplement la manière dont fonctionne la créature. Il va éliminer chaque être vivant de la zone et encercler la ville avec son armée. Il la sent, sans aucun doute, et souhaite éliminer toute menace potentielle.”
“Bien. Nous avons peut-être un peu de temps si c’est le cas.”
Pisces ouvrit la bouche, regarda Zevara, et la referme.
“Oui. Peut-être. Mais nous serons bientôt submergés s’il y a de nouveaux morts-vivants.”
C’était un constat qu’ils savaient tous deux être vrai. Zevara secoua la tête. Elle leva son épée, sentant l’épuisement dans son bras. Des flammes dansèrent aux commissures de sa bouche lorsqu’elle reprit la parole.
“Bois toutes les potions dont tu as besoin. Repose-toi si tu le dois. Mais retourne vite au combat, mage.”
Elle retourna en courant vers les gardes qui luttaient pour repousser plusieurs zombies. Pisces la dévisagea puis secoua la tête. Il recula de quelques pas, puis se dirigea vers une pile de cadavres que les archers avaient fait tomber des toits.
Les squelettes, les goules et les zombies s’étaient fendus le crâne ou s’étaient écrasés au sol lorsque les flèches les avaient fait tomber de leurs perchoirs. Mais lorsque Pisces leva les mains, la chair et les os écrasés se ressoudèrent, et les morts se relevèrent, des flammes surnaturelles apparaissant dans leurs orbites.
Six zombies, trois squelettes, et quatre goules se levèrent regardant fixement Pisces. Il pointa le nord, dans la direction des portes.
“Allez. Évitez le combat jusqu’à atteindre l’auberge. Protégez la fille. Tuez quiconque cherche à lui faire du mal. Allez.”
Pisces regarda les morts-vivants se précipiter vers la barricade, dépasser les défenseurs surpris. Il fit un sourire en coin, et dut s’asseoir pour accuser le coup du sortilège.
“Eh bien, eh bien. Je suppose que je suis un peu trop investi en ce qui concerne cette fille pour mon propre bien.”
Il rit, et leva les yeux vers le ciel.
“Un acte symbolique, alors. Cela ne changera pas grand-chose. Pas si…”
Sa voix se perdit. Pisces regarda d’un œil vide les morts se battre contre la Garde. Il était un [Nécromancien]. Il pouvait sentir le nombre de morts dans la ville et au-dehors, un fait qu’il s’était bien gardé de mentionner.
Un instant plus tard, il sourit de nouveau et se releva. Son sang brûlait d’agonie, et il se sentait nauséeux, épuisé. Une potion ne l’aiderait pas, mais les morts se mirent tout de même à tomber sous ses sorts méthodiques.
Pisces éclata de rire tandis que les morts tombaient autour de lui, sans se soucier du prix à payer. Ils allaient mourir. Tous. Les quelques gardes et citoyens encore en vie ne pourraient pas plus endiguer le flot de morts qu’Erin ne pourrait survivre. Il rit et leva de nouveau les yeux vers le ciel, peut-être pour la dernière fois.
“Ah, mais quelle merveilleuse nuit pour mourir !”
Il agita sa main et un groupe de zombies s’effondra. Il pointa du doigt et les morts moururent. Mais ils continuèrent à affluer. Encore. Et encore.
Et encore.
***
“Grands dieux. Qu’est-ce que c’est que ça ?”
Erin regarda la forme blanche qui se dirigeait droit sur eux. Chaque fois qu’elle se traînait un peu plus près d’elle, de nouveaux détails horrifiants émergeaient. Au début, ce n’était qu’une forme blanche, une limace maladive. Puis ce fut une limace avec des bras, puis… une espèce de créature. Mais alors elle vit que sa peau n’était pas de la peau mais de la chair morte empilée. Et puis elle vit les
visages, étirés par-dessus la peau et…
Les morts-vivants coururent en direction des Antiniums. La petite armée d’Écorcheur. Ils tombèrent dans la gigantesque tranchée que les Antiniums avaient creusée, se brisant les os, escaladant les parois simplement pour se faire renvoyer dans le trou d’un coup de pied par les Ouvriers.
Ils n’étaient pas nombreux. Peut-être une centaine, ou moins. C’était ce qu’avait dit Cavalier. Comme si ce n’était pas déjà largement suffisant pour les ensevelir sous les corps. La plupart des morts-vivants étaient retournés vers la ville. Mais la créature continuait d’avancer dans leur direction, se traînant sur l’herbe.
Elle laissait des morceaux luisants d’elle-même dans son sillage. Des morceaux de peau morte. Cela horrifiait Erin plus que tout.
Mais elle devait se battre. Erin leva une autre fiole d’acide et la jeta sur un Seigneur des Cryptes. L’énorme créature boursouflée poussa un cri
perçant et se frappa de ses mains griffues. Mais l’acide dévora la peau, fit fondre l’enveloppe du monstre en quelques minutes.
C’était son rôle .Erin était debout devant la porte de son auberge, et lançait des filles d’acide, des casseroles, des poêles, des couteaux, tout ce qu’elle pouvait. Elle avait une poêle à frire à côté d’elle en cas d’urgence et elle avait déjà jeté la plupart de ses chaises dans la colline.
Ça fonctionnait. Ça fonctionnait. Les morts emplissaient les tranchées, mais ils n’avaient pas encore réussi à passer à travers la ligne d’Ouvrier. Ça fonctionnait…
Écorcheur avait atteint le pied de la colline où se dressait l’auberge. Il leva la tête, et regarda en haut. Deux yeux cramoisis étincelèrent et Erin connut soudain la peur.
La peur.
“Non…
non.”
Les yeux d’Écorcheur étincelèrent dans sa direction sous la lueur de la lune. Son regard toucha Erin et la cloua sur place. Il l’attrapa et lui fit ressentir une terreur telle qu’elle n’en avait jamais connue. Elle était impuissante.
Elle trembla. Erin était consumé par une horreur pure, une terreur sans filtre qui la paralysait jusqu’aux tréfonds. Le regard cramoisi était la mort. Sa mort.
Elle ne pouvait même pas bouger. Elle ne pouvait même pas crier.
Elle sentit quelque chose lui tirer le bras. Cavalier l’attrapa et la fit reculer, vers les portes de son auberge. Il la fourra dedans et elle tituba, partiellement libérée du regard d’Écorcheur.
“Cette créature projette une sorte de peur. Je vous en prie, reculez. Nous allons nous en charger.”
Erin dévisagea Cavalier. Elle actionna sa mâchoire, sans un bruit.
“Je…”
Elle voulait lui dire qu’elle allait continuer à se battre. Mais elle en était incapable. Elle regarda dehors et Écorcheur la dévisagea. Il souriait, sa bouche édentée, vide, un simple trou béant. Elle se figea et Cavalier bloqua la porte de son corps.
“Restez derrière moi.”
Les morts-vivants se précipitèrent en avant à l’unisson. Les Ouvriers allèrent à leur rencontre lorsqu’ils tentèrent de bondir par-dessus les douves et échouèrent et firent retomber les morts-vivants dans le gouffre. Plusieurs zombies parvinrent à entraîner l’un des Ouvrier dans le gouffre où il disparut sous une pile de membres décolorés. Mais la ligne tenait.
Elle tenait.
Le regard d’Écorcheur quitta l’auberge pendant un instant. Il parut contempler le fossé puis retourna son regard sur l’auberge. Pendant une seconde, Cavalier se demanda ce qui venait de se passer. Puis les rangs des morts se retirèrent et une créature plus imposante se précipita en avant.
Un Seigneur des Cryptes était dressé de l’autre côté de la tranché. Mais il - ou plutôt elle - n’essaya pas de traverser. Au lieu de cela, le Seigneur des Cryptes se mit à cracher, projetant d’immenses gouttes de sang noir qui pleuvaient sur les Ouvriers.
Plusieurs Ouvriers lancèrent leurs armes à travers les douves, mais elles rebondirent sur la l’épaisse peau décolorée du Seigneur. Il leur cracha du sang dessus, et les ouvriers se protégèrent inutilement le visage des mains.
Soudain, les douves n’étaient plus une barrières mais un handicap. Les Antiniums ne pouvaient pas les traverser pour aller combattre le Seigneur des Cryptes, et au lieu de cela devaient se replier pendant qu’il les empoisonnait.
Cavalier regarda deux Ouvriers tomber, se recroqueviller en boule alors que le poison les tuait. Il contempla les morts-vivants se précipiter dans les tranchées et remonter de l’autre côté. Il soupira.
Les échecs ne ressemblaient à rien à une bataille. Il y avait quelques similitudes, et la classe de [Tacticien] gagnait des niveaux grâce aux échecs. Mais ils n’enseignaient pas le combat. Ils ne prenaient pas en compte l’imprévisible. Les échecs étaient une chose merveilleuse. Mais la bataille…
La bataille n’était qu’incertitudes.
“Ah. Hélas.”
Cavalier s’assura que son corps recouvrait la porte. Le reste des volets de l’auberge étaient germés, et le deuxième étage était également barricadé. Mais n’importe quelle créature morte pouvait y pénétrer. Il fit un signe et haussa la voix.
“Resserrez les rangs.”
Les Ouvriers reculèrent, formant un mur autour de l’auberge. Ils n’étaient à peine plus de vingt encore debout, certains blessés, beaucoup désarmés. Ils avaient toutefois appris quelque chose pendant le combat. Ils ne mourraient pas facilement.
Cavalier tourna légèrement la tête et vit qu’Erin était toujours en train de contempler les morts qui gagnaient les douves. Qu’aurait dit Pion à un moment comme celui-là ? Quelle était la bonne chose à dire dans ces conditions ?
“Je vous en prie, restez à l’intérieur. Vous y serez en sécurité.”
Elle essaya de répondre quelque chose. Mais le regard d’Écorcheur la paralysait, lui ôtait les mots de la gorge. Cavalier ferma la porte et y appuya son dos.
Vingt ouvriers. Une centaine de créatures mortes-vivantes. Écorcheur. Ils protégeraient l’auberge de toutes leurs forces. Aussi longtemps qu’ils le pourraient.
Jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus bouger. Jusqu’à ce qu’ils ne soient plus en vie. Chaque Ouvrier était résolu à mourir. C’était simple. Cavalier aurait simplement voulu… il aurait simplement voulu…
Il aurait simplement voulu qu’ils soient plus nombreux.
***
Loks étaient assise sur la colline et observait. Elle ne regardait plus la ville de Liscor. L’endroit allait soit tomber, soit brûler. Cela n’avait aucune importance à ses yeux.
Au lieu de cela, elle regardait une petite colline, où des mouvements scintillaient à la lumière de la lune. Les yeux de Loks étaient bons. Même au milieu de la nuit, elle pouvait voir les ouvriers en train de lutter contre les morts-vivants. Elle était également forte en calcul. C’était pour cela que malgré la présence des membres de sa tribu toute entière avec elle sur la colline, elle ne leur ordonna pas de bouger.
C’était le choix sensé. Loks toute entière était d’accord. Sans parler d’Écorcheur, le monstre terrifiant qui plantait la peur dans son cœur, les morts-vivants étaient trop nombreux, trop mortels. Les Gobelins n’étaient pas doués pour tuer les choses qui étaient déjà mortes, et ils auraient été submergés par les morts même s’ils s’étaient joints aux Ouvriers. Pas un bon combat. Donc pourquoi se battre ?
Loks toute entière était d’accord avec son choix, même si une partie des membres de sa tribu n’était pas d’accord. La partie d’elle qui était un Gobelin pathétique et apeuré lui disait de fuir. Et la partie d’elle qui était une [Tacticienne] qu’elle avait appris à rendre froide lui disait que la bataille était perdue d’avance. Loks savait cela. Mais une autre partie d’elle avait mal.
C’était une toute petite partie. Ce n’était pas une partie pragmatique, ni une partie particulièrement utile. Cette partie-là savait qu’elle n’avait pas d’autre choix. Mais cela faisait mal. Et cela l’empêchait de se concentrer alors qu’elle observait la bataille.
D’un air absent, la main de Loks se leva et tâta sa chair. Non. Cela n’arrêterait pas de faire mal. Elle savait qu’elle ne pouvait rien faire. Donc pourquoi essayer.
Un Gobelin s’agita à côté de Loks. Il voulait descendre là-bas. Mais un regard noir de sa part et il s’immobilisa. C’était elle la Cheftaine. C’était elle qui décidait. Et elle avait décidé de ne pas interférer. C’était de la pure logique.
Elle aurait juste aimé que cette part d’elle-même cesse de lui faire mal.
Loks toucha de nouveau son cœur. Il n’y avait rien qu’elle pouvait faire. Rien d’autre que regarder. Elle regarderait jusqu’à la fin.
C’était tout ce qu’elle pouvait faire.
***
Cavalier était debout devant la porte, les bras grands ouverts, appuyant de tout son poids sur la porte derrière lui. Ses jambes plièrent. Mais il refusa de tomber.
Les morts-vivants avaient traversé les douves. Ils avaient atteint l’auberge elle-même, et c’était ici que les Ouvriers menaient leur dernière bataille.
Ils se débrouillaient bien. Suffisamment bien. L’unique Seigneur des Cryptes était tombé, entraînant cinq Ouvriers dans sa chute. Mais le reste des Ouvriers se battaient ensemble, protégeant l’auberge, laissant leurs corps solides prendre les assauts de plein fouet pour protéger le bois fragile.
Ils avaient appris. Quelques courtes minutes - ou étaient-ce des heures ? de batailles les avaient rendus plus forts. Ils se battaient avec des armes, de manière méthodique, et tuaient, protégeaient. Ils tenaient.
C’était juste que les morts ne connaissaient pas le répit. Et ils s’agglutinaient principalement autour de la porte de l’auberge, cherchant à s’y frayer un passage.
Cavalier les bloquait. Il accusait les coups d’épées et de griffes, ne cherchant même pas à les dévier. Il ne pouvait de toute manière plus bouger ses bras. Il n’avait qu’à les empêcher de passer la porte. C’était tout simple. Tout simple. Mais tellement difficile.
Du sang vert coulait sur ses flancs. Il avait froid. Il avait été transpercé. Il était en train de se faire transpercer. Un groupe de morts-vivants l’assaillait violemment, à coups de lames, à coups de dents.
Un Ouvrier lui arracha un zombie. Deux autres le rejoignirent, et ils écrasèrent le reste, les brisèrent, les démembrèrent comme ils l’auraient fait d’un bâtiment ou d’une carcasse à équarrir.
Cavalier tenta de bouger, mais se sentit couler au sol. Pas bon. Il devait rester debout. Il devait être un bouclier. Un Cavalier. Il se déplaçait dans une forme de L, mais son nom était plus que ça. C’était un protecteur. Un champion des innocents, le dernier bastion d’une forteresse. Elle le lui avait dit. Il se souvenait. Il se souvenait de tout.
L’un des Ouvriers s’arrêta devant Cavalier. Cavalier lutta pour se rappeler de son nom. Garry ? Oui, Garry. Nommé d’après Garry Kasparov, l’un des plus grands Grand Maître de tous les temps. Un bon nom.
Garry se dressa devant Cavalier alors que le reste des Ouvriers les couvrait. Il parla.
“Tu es en train de mourir.”
Cavalier ne sentait plus son corps. Mais il pouvait voir. Du sang vert - son sang - tachait le sol.
“Oui.”
C’était un commentaire inutile. Il lutta pour poser la question la plus importante.
“Est-elle toujours en sécurité ?”
“Oui.”
“Bien.”
Il n’y avait vraiment pas grand-chose d’autre à dire. La vision de Cavalier s’assombrissait. Mais il lutta pour bouger, pour bloquer la porte avec ne serait-ce qu’un pan de son corps de plus. C’était important. D’une voix rauque, il s’adressa de nouveau à Garry.
“Protégez-la.”
L’Ouvrier acquiesça.
“Bien sûr. Jusqu’à notre trépas.”
“Bien.”
Le monde devenait sombre. Et froid. Mais Cavalier n’en avait cure. Il voulait juste jouer aux échecs une dernière fois. Il était certain qu’il s’était amélioré. Et si… si elle était en vie, peut-être qu’elle se souviendrait. Il avait adoré jouer avec elle. Chaque fois, qu’importe la durée, qu’importe le nombre de joueurs.
Il aurait voulu faire une dernière partie. Il ouvrirait avec le Gambit Danois, risqué, mais il jouerait de son mieux. Juste pour l’entendre rire de joie ou le complimenter. S’il pouvait faire une dernière partie dans cette pièce chaleureuse, ce serait un bonheur parfait s’il…
Cavalier ne ferma pas les yeux. Il n’avait pas de paupières à baisser. Mais il se raidit, et quelque chose le quitta. Le reste des Ouvriers n’y prêtèrent pas attention. Ils se battaient, leur sang coulant sur le sol, repoussant l’ennemi. Une seule personne le remarqua parmi les morts et les vivants. Une seule personne faisait attention à lui.
Erin.
***
Ils mouraient. Erin était assise dans son auberge, et elle les entendait. Elle le savait. Ils mouraient.
Ils mouraient tous.
Les Ouvriers combattaient dehors, tellement proches qu’elle pouvait les entendre parler. Des phrases courtes qui arrachaient des morceaux de son cœur.
“Je suis tombé.”
“Mon bras a été arraché.”
“Continuez sans moi. Protégez-la. S’il vous plaît.”
Des inflexions dépourvues de passion. Mais les mots, eux n’étaient pas dépourvus de passion. Elle les entendait tomber et mourir, supplier les autres de continuer le combat. Pour protéger. Pour la protéger.
Cela lui faisait plus mal que tout le reste. Plus qu’être transpercée par des lames, plus que la douleur physique. Mais elle ne pouvait pas bouger. Elle était clouée sur place, incapable de faire quoi que ce soit d’autre que rester cachée.
Rester cachée dans son auberge pendant que ses amis mouraient.
Elle ne savait pas leurs noms. Elle les avait oubliés alors même qu’ils les lui offraient. Mais elle les connaissait. Elle avait joué aux échecs avec chacun d’entre eux. Leur avait enseigné. Klbkch et Pion les avaient tous amenés ici un nombre incalculable de fois et Erin connaissait chacun de leurs coups aux échecs.
Et ils mouraient. Pour elle.
Elle essaya de bouger ses jambes. Elles tremblèrent contre le plancher, refusant de porter ne serait-ce qu’une fraction de son poids. Ses mains faisaient de même.
Ils mouraient .Elle
devait faire quelque chose.
Erin attrapa sa poêle, puis lâcha le manche. Elle couvrit ses oreilles de ses mains et se roula en boule. Elle avait peur.
Peur.
La peur la submergeait. Ce n’était même pas une chose conscience, quelque chose contre laquelle Erin pouvait se battre. C’était comme une équation mathématique de base, une vérité universelle immuable. Si elle se battait, si elle essayait de se battre, elle mourrait. Elle ne pouvait pas battre cela.
Mais elle pouvait encore bouger. Erin le sentait. Elle pouvait fuir. Les Ouvriers la protégeraient. Si elle fuyait...
Quelque chose ne Erin se rebella contre cette pensée. Fuir ? Fuir tandis qu’ils mouraient pour elle ?
C’était le seul choix sensé. Mais ils mouraient. Pour elle. Et cela rendait la fuite immorale.
Même si cela la sauvait ? Non. C’était impossible. Ils étaient tous piégés. Les morts-vivants étaient partout. Cette chose arrivait. Fuir n’était rien d’autre qu’une mort plus lente.
Erin frissonna. Elle avait entendu les derniers mots de Cavalier. Ils la lacéraient, arrachant des morceaux de son âme. Elle aurait tellement aimé pouvoir bouger. Elle aurait aimé...
Son pied trembla, et se cogna contre la table. Erin entendit quelque chose claquer contre le plancher et elle se recroquevilla. Elle baissa les yeux.
À la lumière de la lune, quelque chose roula près de la chaise et s’arrêta. Erin contempla l’objet.
Elle vit une pièce d’échecs par terre. C’était un cavalier brisé, un Drakéide armé d’une épée et d’un bouclier, mais quelqu’un l’avait cassé en deux et il ne restait que les jambes et la base.
Lentement, Erin se pencha pour la ramasser. Elle tint la pièce dans sa main, et sentit ses arêtes aiguës.
Elle posa la pièce sur l’échiquier. Elle regarda les deux côtés, blanc et noir, baignés de la lumière rouge des yeux d’Écorcheur. Son cœur était empli de peur. Son esprit était brisé par la terreur. Mais son âme hurlait alors que ses amis mouraient.
La main d’Erin bougea. Elle poussa le pion blanc en avant. Elle hésita, puis poussa un pion noir de deux cases.
Pion en E4. Pion en E5. C’était le tour du fou, en C4. Une ouverture classique.
Lentement, Erin se mit à jouer. C’était mal. C’était mal de faire cela alors que les Ouvriers saignaient et périssaient. Mais elle joua quand même, mécaniquement, jouant la partie uniquement à l’instinct.
Les pièces bougeaient mécaniquement. Erin joua le jeu et le temps ralentit autour d’elle. Le temps s’arrêta. Le temps…
Le temps était une chose étrange. Parfois, il n’avait aucune importance, et d’autres fois, il était d’une importance cruciale. Pour Erin, le temps avait toujours disparu quand elle jouait aux échecs. C’était pour cette raison que la compétence qu’elle avait apprise était tellement adaptée.
Quelle idiotie. Inutile. Cela allongeait un instant. C’était bien pour un petit moment, mais c’était tout. Cela ne faisait qu’étendre une seconde à l’infini. Cela ne pouvait pas soulever les montagnes ou lui accorder la chance ou quoi que ce soit d’autre.
Cela rendait simplement un instant immortel. Alors Erin joua. Elle joua tandis que les morts-vivants massacraient ses amis et que le regard d’Écorcheur touchait son cœur. Elle joua.
Une partie inutile. Une partie dépourvue de toute valeur. Elle perdit contre elle-même avec la moitié de ses pièces encore sur le plateau. Mais ce n’était pas l’important. Erin remit l’échiquier en place et rejoua, déplaçant les pièces avec un abandon téméraire.
Le sujet n’était pas les échecs. C’était simplement le temps. Chaque seconde, la peur se gravait dans son esprit, toujours présente, toujours là. Elle faisait partie d’elle, elle faisait partie des parties infinies qui se déroulaient sous ses doigts. Encore. Et encore. Jouant, jouant toujours, jusqu’à ce que la peur et la vie ne fasse qu’un.
“Le roi, rusé, utilise sa tête. Car s’il bouge, c'est la défaite.”
Erin marmotta une nouvelle fois les mots. Elle se souvint de son rêve, et de la certitude qui l’avait accompagné. Le Cheftain Gobelin mort. Le sang. L’odeur de l’huile.
La mort et la violence.
Si elle était un roi, bouger, combattre ne mènerait qu’à la misère. Et la mort. Elle avait perdu des amis parce qu’elle avait combattu. Mais elle les perdrait encore si elle ne faisait rien.
“S’il bouge, c’est la défaite.”
Mais c’était tout. Quelqu’un mourait, même si ce n’était pas le roi. Le roi était un connard égoïste, qui laissait les gens souffrir à sa place. La main d’Erin bougea vers le roi, et le renversa lentement.
“Je ne suis pas un roi.”
Erin se leva. La peur était toujours en elle, toujours mordante, toujours en train d’essayer de la paralyser. Mais elle faisait partie d’elle à présent. Elle tentait encore de figer ses pensées ,mais elle était vieille à présent .Et il y avait des choses plus importantes que la peur. Plus importantes que la douleur ou la mort.
“Je suis une reine. Et c’est mon auberge.”
Combien de minutes étaient-elles passées ? Combien de secondes ? Il lui semblait que des années étaient passées, mais la bataille faisait toujours rage. La seule différence à présent était qu’Erin pouvait bouger. Elle saisit la poêle à frire, puis hésita.
Lentement, Erin alla dans la cuisine et en ressortit avec une immense jarre de verre. C’était l’une des énormes jarres qu’elle utilisait pour stocker ses réserves d’acides de mouches corrosives. Elle ouvrit lentement la porte et vit Cavalier étendu devant.
Pendant un instant, Erin vacilla. La jarre d’acide s’inclina dans ses mains. Elle la stabilisa, puis regarda autour d’elle.
Les morts étaient partout. Mais en bas de la colline, Écorcheur regardait en haut. Il commandait le flux de la bataille. Comme un général. Comme un roi.
Erin supposa que cela faisait d’elle l’autre roi. Et elle était en échec. Très bien. Elle s’accordait une promotion et devenait reine.
Écorcheur dévisagea Erin. Le regard cramoisi se fixa sur elle, propulsant des tentacules de terreurs pour enserrer son cœur. Mais elle l’avait déjà ressentie par le passé. C’était une vieille astuce à présent. Elle souleva la jarre d’acide.
“Allez, viens te battre, espèce de bâtard !”
Sa voix résonna par-dessus la colline, transperçant les sons de la bataille comme un coup de tonnerre. Erin en fut surprise, mais elle se souvint de sa Compétence. [Voix de Stentor].
Écorcheur ne cilla pas. Il en était incapable. Mais il parut surpris, d’après Erin. Son regard se déplaça et elle sentit des morts-vivants arriver dans son dos. Les Ouvriers les pourfendirent.
La jarre d’acide clapotait dans ses mains. Elle était lourde. Sans sa compétence de [Force Mineure] elle aurait été presque incapable de la soulever. Mais elle la leva sur une épaule puis la
poussa dans les airs comme un javelot géant.
Le projectile d’un vert lumineux vola en contrebas droit sur le visage d’Écorcheur, droit comme une flèche. Il leva la main, trop lentement. La jarre s’écrasa sur lui et un liquide vert trempa le monstre géant.
L’acide recouvrit le visage et le corps d’Écorcheur. Il hurla, un son suraigu qui fit mal aux dents d’Erin et força les Antiniums à se couvrir les tympans. Mais il ne mourut pas. Il arracha sa propre chair, arrachant des couches de peau. Puis il leva les yeux vers Erin et
hurla.
Les morts recouvrirent la colline et Écorcheur hurla de rage, se tractant vers Erin, ses mains s’enfouissant dans la terre et la poussière.
“Allez, viens là !”
Erin était dressée en haut de la colline, sa poêle levée, et les Ouvriers l’encerclaient .Son sang était en feu. Son cœur saignait. Mais elle continuerait à se battre.
Écorcheur la dévisagea. Erin lui rendit son regard. Aucun ne cilla. Il était sa cible. Elle pouvait continuer à se battre jusqu’à la mort.
Elle ne s’arrêterait pas. Elle continuerait, et qu’importe la peur ou la mort.
Jusqu’au moment où il cesserait de bouger. Jusqu’à ce qu’elle exhale son dernier souffle. Jusqu’à ce que ses amis soient en sécurité, ou qu’ils soient tous morts.
Jusqu’à la fin.
Les morts se précipitèrent sur Erin, et elle leva la poêle à frire et cogna le premier zombie tellement fort que toutes ses dents sautèrent. Les ténèbres bougeaient, et les morts étaient partout.
Partout.