La charrette s'arrête dans un dernier grincement d'essieu. En descend une silhouette longue et fine, drapée dans une robe et coiffée d'un large chapeau qui tenait en place sa longue chevelure blanche. Elle s'appuie sur une hampe que termine une lame de faux montée à l'envers. C'est par trois coups, portés de son outils sur le seuil plutôt que sur la porte, qu'elle annonce sa présence.
Un jeune homme ouvre la porte devant le nouvel arrivé puis à sa vu tourne les talons puis de l’œil. La maisonnée, déjà terrifiée à son arrivée, se serre plus encore contre les murs, comme s'ils voulaient passer au travers. Le seul à ne pas tenter une reconversion en tapisserie est un prêtre prostré au sol en prière, il semble préférer le sort des tapis. La source de leur terreur, du moins jusque là, semble être une autre porte d'où provient un chahut de tous les diables. Deux voix montent l'une contre l'autre dans un concert d'insultes. La première féminine se réverbérait dans la petite demeure comme une cataracte dans un canyon. L'autre masculine puait le musc et grondait comme les feux de l'industrie. Sans plus de cérémonie, l'invité surprise enjamba l'évanoui et entra dans la pièce dans une concert de prières murmurées.
Ce qui semblait être un vieil homme ferma la porte derrière lui et annonça sa présence.
"Dame Lilliane, seigneur Zobuth, me voici, dit il d'une voix de vieillard marquée d'un léger accent.
-- L'Ankou ! s'exclama le démon caprin à qui appartenait la voix virile. Et puis quoi encore ! J'avais demandé un arbitrage neutre.
-- Si tu voulais avoir affaire à un autre psychopompe fallait faire t'es affaires ailleurs qu'en Bretagne." lui rétorqua une dame qui eut l'air tout à fait normale si elle n'avait pas été translucide.
Ils s'écharpaient autour, quoique maintenant au dessus vu qu'ils s'étaient levés en s'échauffant, d'un lit dans lequel était allongé un homme au teint pâle poussant de longs râles. Si son état physique ne rassurait déjà pas, une fée, un démon et l'Ankou à son chevet semblaient autant de clous dans son cercueil. Une bise et une poignée de main plus tard, l'arbitre repris.
"Il n'est pas encore mort, fit remarquer l'Ankou. Je ne m'occupe que de ceux qui sont déjà morts. Pour les apporter à monsieur ou ailleurs, madame viens les chercher elle même.
-- Mais c'est bien le problème ! s'indigna Zobuth. Cette garce s'est ramenée pour me le faucher. Alors que j'ai un contrat tout ce qu'il y a de plus valable indiquant que son âme m'appartiens.
-- A sa mort ! retoqua Lilliane en appuyant chaque mot. Il a visité Avalon par le passé et je l'y ramène à l'instant de sa mort justement. Pis moi aussi il m'a refilé son âme.
-- Je vois, fit l'Ankou. Bon, rasseyez vous que l'on tire tout ça au clair. Commençons par madame, l'argument de monsieur à l'air plus simple, rajouta l'Ankou alors que le démon se préparait à une nouvelle envolée. Quelles sont donc vos prétentions sur l'âme de...
-- Yann je crois, compléta la fée. Avec un nom qui finit en -ac ou en -ec je crois.
-- Très bien, pour quoi monsieur Enanchouenhec devrait il vous accompagner ?
-- Alors, Lilliane pris un temps pour lisser sa robe avant de se lancer. Ce monsieur Yann s'est perdu dans les bois jusqu'en Avalon comme cela arrive des fois. L'endroit étant hors du temps il y est même techniquement toujours. Bref je le croise à l'arrêt de bus et me dit chic chic chic, je vais me croquer un humain...
-- Vous avez des bus en Avalon ? s'indigna le démon.
-- Je vous en prie laissez la continuer.
-- Oui on a des bus, ça leur arrive aussi de se perdre donc autant les utiliser. Merci le conseil régional. Bref, ou en étais-je ? Ah oui. L'humain. Du coup je lui ai fait mon numéro de la petite vieille qui veut traverser la rue. Je lui ai fait le fameux "Accepteriez vous d'être une bonne âme rien que pour moi ?" et ce couillon à répondu oui. Paf, contrat oral, son âme m'appartiens.
-- Non mais l'Ankou voit bien qu'il y a vice de forme là !
-- La seule forme viciée que je vois ici c'est la tienne espèce de gros tas de...
-- Assez ! l'arbitre avait à peine haussé le ton. Vous règlerez vos différents après. La chose me semble en tous cas valide. Qu'a t'il eu en échange ?
-- Les délices d'Avalon pardi. Une éternité durant à peu près. Il nous en doit maintenant une à notre service.
-- Bien. C'est maintenant au tour de monsieur.
-- Rien de plus classique pour moi non plus. Il a fait une invocation, certes d'amateur, à une croisée des chemins et je me suis occupé de son cas. Quelques instants plus tard j'étais en possession d'un contrat signé de son sang comme quoi il répudiait son dieu et lui avait l'assurance que je lui fournirais tout ce qu'il me demanderait sa vie durant.
-- Mais il était athée bougre d'âne, il a rien répudié du tout !
-- Madame ! insista doucement l'Ankou.
-- Mes excuses.
-- Je reprends. Donc il a répudié, peut importe quoi en fait. Son âme contre des services et l'assurance qu'aucune puissance extérieure ne viendrait le réclamer. C'est que, et l'Ankou doit le savoir, les disputes avec les anges et autres puissances religieuses sont assez fréquentes dans le métier. Mais avec une fée c'est pour ainsi dire une première.
-- En effet. Et vous lui avez donc fourni toutes les choses qu'il vous a demandé ?
-- Absolument ! Je suis même allé lui faucher une méga parabole chai-pas-quoi-mescouilles de la NASA. Elle est cachée dans la grande grange à l'extérieur. Me suis pas foutu de lui. C'est les héritiers qui vont se marrer quand ils vont trouver ça tiens !"
L'Ankou se pris le menton. La chose n'était en effet jamais arrivée, pas à sa connaissance du moins. Il fallait par ailleurs se dépêcher. Le mourant entrait dans une phase de délire. Voila qu'il se mettait à lever le doigt vers le plafond en poussant des râles inintelligibles.
-- La question est donc, si j'ai bien compris l'affaire, de savoir si quelqu'un est déjà mort ou non au moment de sa mort ?
-- Parfaitement, répondit Zobuth. J'argue que oui. Tout est dans le nom. Au "moment de sa mort" il est mort, ne serais-ce que momentanément. C'est l'instant où il deviens mort et où il m'appartiens. Dès l'entame de cet instant il est à moi.
-- Quant à moi je dis que "au moment de sa mort" est une simple tournure de phrase pour dire "juste avant", c'est d'ailleurs la coutume, on les emporte juste avant que l'Ankou, ou un autre, ne vienne et le psychopompe trouve un lit vide de toute chose spirituelle.
-- Pourriez vous emporter l'âme de quelqu'un déjà défunt, s'enquit l'Ankou ?
-- Oui, ça nous arrive des fois. Notamment dans les cas les plus... instantanés disons.
-- Donc nous sommes d'accord pour dire que le coup de les prendre avant le décès, et par là même le causer, est une simple habitude, rétorqua Zobuth.
-- Habitude ou pas l'usage prends le pas sur le texte ! Quant texte il y a d'ailleurs. Les mots ont un pouvoir mais ce ne sont que des...
-- Et ma main elle à le pouvoir de te fermer ta gueule ou elle passe travers ?
-- Tu veux jouer à ça mon couillon ? Bah viens dehors, on s'asthmate deux minute histoire de t'anéantir et je reviens chercher monsieur.
-- Je vais te réduire en poussière de fée petite salope tu vas v..."
L'Ankou allait intervenir mais il fut pris de cours. Un terrible son, mélange entre l'explosion et l'instrument à cuivre, venait de retentir. Il laissa place à une tourmente assourdissante venant de l'extérieur. Tout le monde dans la pièce s'était tu à l'exception de l'alité qui râlait de plus belle. Quelques instant plus tard des bruits de pas retentirent dans l'entrée. Quelqu'un se mit à rire comme un maniaque. Puis on frappa à la porte. L'Ankou ouvrit, ne sachant pas quoi faire d'autre. Il vit dans l'encadrement une paire de tenues moulantes tirées sur des silhouettes émaciées, on eut en effet dit que les habits tenaient ensemble ces corps rachitiques prêts à s'effondrer. Les tenues donc étaient coiffées de grosses têtes ovales grises occupées principalement par de grands yeux noirs. La première tenait une sorte de bloc note devant elle. Le rire dément résonnait toujours.
"Assurance anti-décès Galactoze-et-fils. Nous sommes flattés que vous ayez fait appel à nous. Nous allons procéder à l'enlèvement de l'assuré dans les plus brefs délais pour permettre sa préservation. Nous vous le renverront dès que les opérations de transformation en cyborg seront terminées. L'option de correction mémorielle est cependant en supplément."
Les deux passèrent sur ce autour de l'Ankou et devant les deux autres. Placèrent un anneau au doigt levé de Yann. Le porteur de document se contenta d'un simple signe de tête à la cantonade avant de placer son doigt devant sa boucher comme pour mimer "chut" et de déclarer un simple "C'est bon Gah'let, tu peux charger.". Un flash plus tard il ne restait plus dans la pièce que les trois entités surnaturelles, abasourdies et penaudes avec pour seule compagnie le rire fou provenant de la pièce voisine. Ils sortirent de la maison, laissant les occupants à la dure soirée qui les attendait.
"Bien, fit l'Ankou, au moins cela règle-t'il notre dilemme.
-- Le salaud ! s'exclama Zobuth en donnant un coup de pied à un bout de ferraille avant de disparaitre sans plus de cérémonie."
Lilliane aussi avait disparu. L'Ankou s'apprêta à repartir à son tour quant son regard fut attiré par la pièce métallique qui avait fini à coté de sa charrette. C'était le genre que l'on accroche au mur et l'on trouvait effectivement à coté de la porte les trous des clous qui l'avaient jadis porté. Gravé dessus on pouvait lire : Maitre Yann Larnac, Juriste
