Ce ne fut pas moins d’un an après notre emménagement route des Moulins que je découvris le tube étrange qui prenait la poussière au fond de notre cabanon de jardin, antre foisonnant d’artefacts champêtres.
À ma décharge, tout ce matériel était un don de la propriétaire précédente, Madame Guthrie. Veuve depuis peu, elle était partie vivre en appartement : plus besoin de tout ce bric-à-brac.
En bons citadins, nous n’utilisâmes d’abord que ce dont nous pûmes identifier facilement la nature : tondeuse, râteau, taille-haie. Tout le reste demeura longtemps invisible à nos consciences modernes, formées depuis toujours pour l’inaction urbaine. Mais par un beau dimanche matin, délaissant les choses de l’esprit pour me jeter à corps perdu dans la lutte contre le Chaos domestique, j’entrepris une inspection du cabanon et découvris ainsi le mystérieux objet tubulaire.
— C’est quoi, ce drôle de truc ? demanda une voix espiègle derrière moi.
Lisa, charmant pot de colle de cinq ans et demi, n’avait pas tardé à retrouver la trace de son paternel, qui faisait à présent tourner un cylindre d’environ un mètre de long devant ses yeux, aussi perplexe que les chimpanzés de Kubrick devant la Grande Stèle venue d’ailleurs.
— Je…expliquai-je doctement, on dirait un….
L’objet avait quelque chose de familier, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Un « aspi-feuilles », peut-être ? Difficile aussi de dire dans quelle matière il était fait. Sa couleur et sa texture faisaient aussi bien penser à un bois très léger qu’à une espèce de plastique rugueux. Aucun logo. L’aspect brut d’un objet artisanal. L’œuvre de feu M. Guthrie ?
À une extrémité du cylindre, sur le côté, saillait un tube creux plus petit, fixé au tronçon principal par une simple ligne de soudure. En regardant au fond, j’aperçus le reflet de mon œil.
Eurêka ! — Ce drôle de truc, ma chère Lisa, dis-je théâtralement en posant ma main sur l’autre extrémité du grand tube, c’est un té-lé-scope !
Retirant ce que je venais d’identifier comme un couvercle obstruant le bout du cylindre, je plongeai un œil à l’intérieur. Un grand miroir circulaire apparaissait dans son fond, derrière une épaisse toile d'araignée.
— Un té-lé-spock ! articula Lisa tant bien que mal, imitant mon enthousiasme exagéré.
— Un télespock, tout-à-fait, confirmai-je en riant de son jeu de mot involontaire. Grâce à cet engin, on pourra voir la Lune et les planètes en très très gros.
Cela faisait beaucoup d’infos à traiter dans une seule phrase. Lisa se tut pour méditer mes paroles.
— Mais qu’est-ce que tu m’apportes, là ? dis-je en faisant les gros yeux devant l’enveloppe que Lisa tenait dans sa petite main. Je peux voir ?
— C’est maman qui l’a fait tomber dans l’entrée en revenant du courrier.
L’enveloppe portait notre adresse, mais elle était destinée à « Mme Josette Guthrie ». Un tampon multicolore, dans le coin supérieur gauche, indiquait « Centre d’accueil Beauséjour ».
Nous recevions régulièrement par erreur des catalogues de linge de maison adressés à Mme Guthrie. Mais cet institut Beauséjour, c’était bien la première fois. A tous les coups, de la pub pour un centre de thalassothérapie, pensai-je vaguement. Je pliai l’enveloppe et la glissai dans la poche arrière de mon jean, sorte de triangle des Bermudes miniature où listes de courses et jetons de caddy avaient tendance à disparaitre à tout jamais.
— Rentre donc voir ta mère, madame la factrice ! commandai-je à Lisa en lui faisant un petit bisou sur le front.
— Je ne suis pas une factrice, s’offusqua ma digne descendance en tournant les talons. Je suis une petite fille !
Déposant soigneusement le télescope sur la pelouse, je me mis en quête des éléments nécessaires à son fonctionnement. Car voyez-vous, j’avais quelques notions sur le sujet.
Pendant mon année de seconde - période riante que je décrirais volontiers comme une traversée du Mordor en solitaire, je m’étais pris d’un vif intérêt pour tout ce qui pouvait me transporter à une distance assez considérable du lycée Voltaire et de sa faune impitoyable. L’astronomie en faisait partie. Fort de l’érudition acquise à la lecture compulsive de
Ciel et Espace, je m’étais fait offrir un télescope Newton sur « monture équatoriale », terme pittoresque dont je serais bien en peine aujourd’hui de donner une explication. En gros, il y avait deux tiges molles en caoutchouc, chacune terminée par une roulette, qui vous permettaient de faire pivoter le télescope dans un sens ou dans l’autre pour suivre la course des astres.
Autre élément indispensable : les
oculaires, élégants petits dispositifs tubulaires qui, une fois glissés dans le bien-nommé « porte-oculaire » permettaient enfin de contempler la voûte céleste. Selon le diamètre et la longueur de l’oculaire choisi, on obtenait un grossissement plus ou moins important.
— Chéri ! me héla Loren depuis le velux du premier étage, tu viens m’aider pour le papier peint ?
Décidément, l’exploration de mon vaste domaine rencontrait maints obstacles ce matin-là. Ma douce moitié avait choisi précisément ce dimanche matin pour s'attaquer à la rénovation de la chambre du premier étage.
Il faut dire que nous y avions récemment découvert, derrière une armoire abandonnée par Mme Guthrie, une longue trace sombre s’étirant sur toute la hauteur du mur. Grande tache de moisie ? Motif rupestre à la signification énigmatique ? « On dirait une grosse vulve. » avait dit Loren. Sa comparaison anatomique, je dois bien l'avouer, ne manquait pas de pertinence.
— J’arrive, poussin, lançai-je en accélérant mes recherches. Deux minutes.
Il ne m’en fallut pas tant. Mon regard tomba rapidement sur un trépied replié dans un coin, puis sur un petit sachet de tissu refermé par une cordelette. A l'intérieur, trois lourdes pièces de la taille d’une cartouche de fusil : les précieux oculaires. Toujours aucune marque de fabricant. Les parties métalliques étaient rongées par la rouille, mais les lentilles semblaient dans un état impeccable. Le sachet contenait aussi un viseur rudimentaire, à monter sur le « Télé-Spock » au moyen de simples ficelles.
Mon sens très particulier des priorités m’ayant toujours fait privilégier le futile sur l’essentiel, je n’étais plus animé que par un seul souci : assembler ce fabuleux télescope, plutôt que de rendre ma maison habitable.
Mais ce que femme veut, Dieu le veut. Un deuxième appel de ma dulcinée, où résonnait une menace de divorce imminent, mit fin à tout espoir de réaliser mon caprice dans un avenir proche. Rassemblant toutes mes trouvailles dans le cabanon, je rejoignis au pas de course ma cheffe de chantier.
*
Un mois s’écoula avant que j’eusse l’occasion d’assembler mon télescope et de jouer les Galilée. Ce fut une soirée entre amis qui m’en offrit l’opportunité et le droit éphémère.
Quand vint le moment où le brave Denis s’écria « Bon alors, tu nous les montres, ces anneaux de Saturne ? », comme s’il s’agissait de lui déboucher un vieux Saint-Emilion, j’invitai toute la troupe des curieux à me suivre au milieu du jardin, où trônait l’instrument de ma gloire fugitive.
Le ciel était clair, propice à une série d’observations jubilatoires. Un croissant de lune brillait encore au-dessus de l'horizon. L’éclatante Jupiter et, dans son sillon sur l’écliptique, la plus discrète Saturne, étaient au rendez-vous. Bref, j’en avais un peu sous le coude.
Malgré sa vétusté apparente, le télescope fonctionnait à merveille. Testé avant l’arrivée des premiers invités, il m’avait permis d’observer avec force détails les merles qui picoraient au fond du jardin et le chat qui déposait son engrais naturel dans un carré potager. Place maintenant à la poésie des cieux !
Ce que j’avais oublié, après toutes ces années sans pratiquer l’astronomie, c’est l’extraordinaire versatilité de l’invité-qui-rêve-de-voir-les-anneaux-de-Saturne. Frileux comme un chameau sur la banquise, ledit invité s’extasie à la première vision d’une montagne sélénite, ou d’un alignement de satellites joviens, mais au moment où vous pensez avoir fait naître en lui une passion incommensurable pour les confins du firmament, le voilà qui se met à gémir contre le froid ambiant tel un naturiste en pleine Laponie, et qui accourt vers le salon où vient de retentir son morceau préféré du groupe Abba.
Cette terrible loi de l’astronomie se vérifia encore ce soir-là, en dépit de la diversité des phénomènes que ma lunette exhiba. En un quart d’heure, je me retrouvai seul, au milieu des étoiles, mon instrument délaissé brandi vers le ciel. J’avais froid moi aussi, la tentation était grande d’aller me trémousser sur
Dancing Queen, mais mon sens de l’honneur me commandait de rester à mon poste.
Je me mis alors en chasse de ce que mes confrères astronomes appellent un « amas globulaire. » Sous ce nom évocateur d’une charogne visqueuse se cache une réalité moins sordide : des concentrations prodigieuses d’étoiles lointaines, se présentant dans un petit télescope comme des taches blanchâtres - aussi vagues que réjouissantes pour l'astronome amateur.
Je savais qu’il s’en trouvait un "célèbre" dans la constellation d’Hercule, juste au dessus de ma tête.
J’arpentais ainsi de long en large le torse d’Hercule quand quelque chose dans l'oculaire – une forme, ou peut-être un mouvement –m’arrêta subitement. Hallucination liée aux lois de l’optique ? Au milieu du champ de vision se devinait comme une fissure grisâtre, une déchirure irrégulière du firmament dans laquelle n’apparaissait aucune étoile.
Ce qui m’avait arrêté n’était pas tant cette forme insolite que l’impression d’y avoir perçu un mouvement fugitif... un peu comme celui d'un reptile se faufilant dans une crevasse. Malgré une longue observation, je n'y discernai plus aucun mouvement notable.
Je changeai d’oculaire pour obtenir un grossissement supérieur. Ce que je vis me plongea dans un état de perplexité mêlé d’écœurement. La « fissure » occupait maintenant tout le champ de vision. Elle ressemblait à l’extrémité d’un tunnel, ou même d’une... muqueuse, dont la paroi interne était de couleur gris sombre. Un autre détail finit par s’imposer comme une évidence : l’ouverture se
contractait légèrement à intervalles réguliers.
Je crus d’abord que le Télé-Spock lui-même (défaut de miroir ? chenille collée sur une optique ?) était responsable de cette vision, mais il me suffit de pointer l’instrument dans différentes directions pour constater que ce n’était pas le cas. La « bouche cosmique » restait fixe dans le ciel, à mi-chemin entre l’étoile Pi et l’étoile E de la constellation.
Fait plus surprenant encore, elle n’apparaissait pas du tout à mes jumelles, qui offraient pourtant un grossissement supérieur à l’oculaire précédemment utilisé. Il fallait se rendre à l’évidence : seul le télescope de M. Guthrie était en mesure de révéler ce phénomène.
Plus j’observais l’étrange ouverture, plus la nausée faisait son chemin dans mon estomac. Il était grand temps de rendre à Galilée ce qui était à Galilée. Je laissai tout en plan au milieu du jardin et partis rejoindre mes convives.
Ma tête me tournait un peu lorsque je me retrouvai dans la lumière et le bruit. Loren s’étonna de me voir « blanc comme un cachet d’aspirine ». J’allais lui parler de mon étrange observation quand un haut-le-coeur me fit me précipiter aux cabinets pour me vider l'estomac.
J’incriminai un amuse-bouche mal décongelé, mais la véritable raison, je le pressentais, était toute autre. Mon aspect cadavérique dut quelque peu déplaire à nos convives car la soirée en resta là.
*
La nuit qui suivit fut pour le moins oppressante, semblable à celle d’un homme atteint de fièvre. Si j’en avais terminé avec la béance d’Hercule, celle-ci n’en avait pas fini avec moi.
Dès que je refermais les paupières, l’image de la fissure se dessinait avec une grande netteté dans la chambre noire de mon esprit, je la voyais palpiter tel un organe gonflé de sang, se teinter d’une couleur rougeâtre qui m'inspirait une violente angoisse, un intense sentiment de danger. Et surtout, je devinais de longues formes reptiliennes s’échapper de la béance, luisant fugitivement avant de disparaître dans la nuit du cosmos.
Chaque fois qu’une de ces créatures sournoises, indistinctes, s’insinuait hors du tunnel, j’étais pris d’un sursaut comme si je venais réellement d’assister à son intrusion dans notre dimension, comme si je l'avais vue de mes propres yeux s’élancer… à ma rencontre !
C'était certain : je délirais complètement, j’avais décidément chopé quelque chose.
Je me levai pour aller me remplir un verre d’eau quand je fus saisi d’une illumination. Je compris soudain pourquoi la béance avait quelque chose de familier.
Pour en avoir le coeur net, je me rendis dans la chambre du premier étage et me plantai devant le mur où se trouvait jadis la grande armoire de Mme Guthrie. Trois lés de papier peint intissé couvraient maintenant la cloison. Loren avait prévu de les peindre prochainement.
Question grave. Quelle serait la réaction d’une femme normalement constituée en apprenant que son mari avait arraché en pleine nuit du papier peint fraîchement posé ?
J’allais bientôt le savoir.
Soulevant un recoin supérieur du lé central, je le décollai le plus soigneusement possible, et révélai peu à peu ce que nous avions d’abord pris pour une tâche de moisi. Un frisson me parcourut tout le corps en découvrant la représentation parfaite de l’épouvantable béance céleste. Celui qui avait fait ça (et j’avais tout lieu de penser qu’il s’agissait de M. Guthrie lui-même puisque cette pièce lui avait longtemps fait office de bureau au dire de sa femme), n’avait sans doute eu qu’à fermer les yeux pour contempler son modèle : j’aurais pu en faire de même.
Au pied du mur, sous l’abominable fresque, une série de chiffres et de symboles avaient été griffonnés d’une main nerveuse au crayon à papier. Ç’aurait très bien pu être des mesures d’ouvrier tel qu’on en trouve sur tous les murs du monde. Mais celles-ci étaient d’un tout autre genre puisqu’elles comprenaient des degrés, minutes et secondes. L’auteur de la fresque, c’était limpide, avait noté les coordonnées de la béance cosmique.
Qui diable avait été ce Monsieur Guthrie, pour fabriquer un instrument capable de mettre au jour un tunnel invisible aux télescopes ordinaires ? Comment en était-il d’ailleurs venu à soupçonner l’existence de tels passages cachés dans la voûte céleste ? Et qu’avait-il conclu de ses observations ? Lorsque j’avais demandé à sa femme ce qu’avait été le métier de son mari, elle avait clairement noyé le poisson en marmonnant : « chercheur ».
En définitive, je ne savais rien des Guthrie, en dehors du fait que madame appréciait le linge de maison assez coûteux, à en juger par les catalogues qu’il nous arrivait encore de recevoir à sa pl… Cette pensée alluma une petite ampoule dans ma tête. La lettre de l’institut Beau-machin-chose ! Voilà qui pourrait m’en apprendre un peu plus. Puisque je n’avais pas porté ni nettoyé mon « pantalon de jardin » depuis la fois où j’avais empoché ce courrier, il devait encore se trouver plié en quatre dans la poche arrière.
Je regagnai la chambre conjugale à pas de velours, ouvrit délicatement le placard de ma penderie et récupérai mon jean d’homme à tout faire. Hourra ! l’enveloppe était toujours bien calée au fond de la poche.
De retour dans le séjour, j’allumai une lampe et dépiautai l’enveloppe. J’en retirai une simple feuille A4 pliée en trois.
C’était une facture, ou une sorte de bilan comptable, qui indiquait à Mme Guthrie les mensualités qu’elle avait réglées pour le premier semestre de l’année en cours. Motif des paiements : « Prise en charge psychiatrique de M. Charles Guthrie, né le 16 avril 1949 ».
Le Centre Beauséjour n’avait donc rien d’un centre de thalassothérapie, ce n’était en tout cas pas le genre de centre où M. Guthrie se faisait pétrir les omoplates en savourant des crustacés. Le pauvre vieux était encore bien vivant, mais avait dû tomber dans un tel état de démence que sa propre femme préférait le faire passer pour mort. Ce qui lui avait fait perdre la boule ? Aucune certitude, mais la fresque murale et mes propres observations de la veille me suggéraient qu’il avait dû passer du temps, beaucoup trop de temps, l’œil collé à l'oculaire.
*
Dès le lendemain matin, je démontai le télescope et le rangeai où je l’avais trouvé : tout au fond du cabanon.
Bien m’en a pris. Plus les jours passent, plus se dissipent le souvenir de la fissure et le sentiment de menace pesant sur notre belle planète.
Mais alors que je recollais le papier peint sous l’œil vigilant de Loren, je n’avais plus qu’un seul projet en tête : retrouver Guthrie et découvrir le fin mot de l’histoire.
(A suivre - hors AT)