Un beau jour - était-il moche ?- en tout cas c'était un jour de canicule, j'avais laissé ma chienne devant la supérette tandis que j'allais comme à l'habitude chercher les bières que je consomme quotidiennement. Une fois mes commissions terminées, pensant retrouver ma fidèle amie bien calme devant la porte du supermarché, j'y trouvais un vieux rabougri à côté. Ma chienne semblait tendue, le vieux également, et tandis que je m'approchais, le vieil homme me dit :
- Dites donc, elle est méchante, votre chienne !
C'était un superbe chien noir au poil blanchi, un croisement principal Border Colley avec un peu de Malinois : c'est à dire qu'elle avait la malice et la fidélité d'un chien de berger avec le caractère d'un chien de garde. Les années m'ont fait me rendre compte d'à quel point ce savant mélange était une merveille.
Interloqué, je demandais au vieux : "Que voulez-vous dire ?"
- Votre chienne est assoiffée : elle tire la langue, elle est épuisée. J'ai voulu la caresser, peut-être même lui donner de l'eau ; pourtant elle m'a montré les crocs ! Vous devriez l'attacher : imaginez qu'un enfant passe par là !"
Indy - c'est le nom de ma chienne - était à côté. J'étais revenu : elle était à nouveau calme et sereine. J'ai répondu :
- Monsieur, sachez que ce chien est le plus grand enseignement qui ne m'ait jamais été donné ! Qu'on m'emporte si un jour je l'attache ! J'abhorre les chiens en laisse, je conspue les propriétaires qui pensent que les jardins suffisent : cet animal est moins bête et moins méchant que vous ! Elle m'a plus appris que je ne l'ai dressé ! Elle comprend les arbres, et la forêt, et les étoiles ! Que connaissez-vous ? Voyez ! Toute jeune, j'ai voulu lui apprendre mille tours : "et fais la belle, et mets ceci sur ton museau, et vas chercher !" Et croyez moi qu'elle eut la gentillesse de m'obéir ! J'ai été stupide, direct, tout plein de tensions : j'ai écouté ces imbéciles qui disent qu'on dresse un chien avec un clic et des friandises. Que l'on se comprenne : toute jeune, elle avait peur de tout : et des voitures, et des vélos, et des skateboard, et je voulais l'en remettre ! Il fallait que mon chien puisse encaisser et le bruit, et la tension, et le fureur de nos vacuités humaines ! Pire, même : je voulais que mon chien puisse marcher en ville ! Si j'avais persisté dans ma bêtise, j'aurais fait subir à cet animal et la cité, et la laisse, et l'enfermement. Ce chien, bête ? Mais c'est mon mentor, Monsieur ! Si je ne l'avais écouté, peut-être même aurais-je travaillé huit heures par jour, la laissant dans un appartement froid, elle pensant que je n'allais jamais revenir ! Qui êtes-vous, Monsieur, que faites-vous ? Avez vous seulement un animal ? Ce chien m'a plus appris en dix ans que tous les livres que j'ai lu, ce chien m'a montré plus que je ne lui ai ordonné, et vous devriez comprendre à quel point il communique ! S'il vous montre les crocs, et ce sans vous mordre, c'est qu'il m'attend, moi, son disciple, son compagnon, et qu'il vous prévient ! Ne feriez vous pas de même si j'approchais un de vos proches sans que vous ne soyez là ? Aujourd'hui, Monsieur, c'est moi qui ait peur des skateboard, et des vélos, et des voitures : aujourd'hui c'est moi qui ait peur de marcher en ville ! Je ne fais plus confiance qu'aux étoiles, qu'aux arbres, qu'aux odeurs et qu'à mon instinct! D'ailleurs je renifle en vous quelque chose de puant ! Ce chien halète car il a couru plus que vous ne l'avez jamais fait de votre vie, ce chien vous montre les crocs car il a la politesse de ne pas vous mordre quand vous l'importunez sans son consentement. Monsieur : j'ai cru dresser ce chien, et c'est lui qui m'a éduqué : vous devriez en prendre graine !
Le vieux resta coi, et dans mon emportement, j'oubliais qui j'étais, et je grognais :
- Qu'êtes-vous, Monsieur ? Ce chien oblique la tête pour comprendre quand vous lui parlez, il pleure, il geint, il aime, il câline, il s'exprime au delà des mots : il communique ! Pouvez-vous en dire autant ? Avez-vous peur des voitures, des skateboard, des feux d'artifice, de tout ce qui est vain, de tout ce qui ne sent rien, de tout ce qui est vide ? Au contraire, Monsieur, vous y êtes à votre aise, et c'est là tout le problème : vous ne comprenez plus rien à la réalité des choses ! Ce chien vous a montré les crocs pour ne pas vous mordre alors que vous l'importuniez : c'est pure politesse ! Et vous n'avez rien compris !
Et tandis que le vieux bégayait qu'il n'avait pas de chien, qu'il n'avait pas voulu, qu'il n'avait pas pensé, qu'il ne voulait pas... je le mordais.