Le Monde de L'Écriture – Forum d'entraide littéraire

18 mai 2024 à 00:38:16
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes mi-longs » Noé

Auteur Sujet: Noé  (Lu 231 fois)

Hors ligne Marie Czarnecki

  • Tabellion
  • Messages: 38
Noé
« le: 18 février 2024 à 18:49:58 »
Toujours dans mon optique de recueil sur la mythologie (ou la folie, ça marche aussi), je me suis intéressée à Noé. Je n'ai jamais compris la fin, quand Noé maudit son fils parce qu'il l'a vu nu. En revanche, cette histoire de déluge m'a toujours fascinée. Enfin, la chanson de Julien Clerc m'a inspirée. Voilà comment est né ce texte.
Encore une fois, je cherche à donner de l'humanité à un personnage aride de la mythologie. J'espère y être arrivée.


   Nodam-Elosham respirait l’air tiède du printemps. Comme chaque soir, il faisait le tour de son domaine : les pâturages, les champs, les vergers, puis la palissade de bois qui protégeait la maison. Kas et Pol gambadaient à ses côtés. C’était ses deux chiens préférés. Obéissants, intelligents, fidèles, ils étaient adorables avec les gens de la maison et féroces face au danger. Pour l’heure, tout était calme. Le soleil bas poudrait d’or le paysage vallonné. Les collines, vertes et fertiles, jauniraient et sécheraient dans quelques mois. Au sommet du mont Bubam, à un peu plus d’une heure de carriole, la cité de Lêta-Hal se parait des flambeaux qui la feraient briller toute la nuit. Là-bas, hommes et femmes se livreraient à la débauche : jeu, boisson, sexe, bagarres, la cité ne connaissait aucun repos et ses habitants aucune limite.
Nodam-Elosham siffla ses mâtins. Il était temps de rentrer. Soudain, il y eut quelqu’un sur le chemin. Nodam ne l’avait pas vu arriver. Il regarda ses chiens : couchés à ses pieds, Kas et Pol étaient sereins. L’étranger approcha, s’arrêta à quelques pas.
— Salutations, Noé.
Noé, c’était par ce surnom que l’appelaient les siens.
— Salutations. Nous connaissons-nous ?
— Moi, je te connais. Tu as été choisi, Noé. Nous comptons sur toi.
Nodam-Elosham fixait l’inconnu dans l’espoir que son visage lui évoque quelqu’un, mais il n’arrivait pas à fixer les traits dans son esprit.
— Qui êtes-vous ?
— Un messager.
Nodam ouvrit la bouche, mais l’étranger le devança :
— Dieu est en colère, Noé. Et un dieu, ça ne se calme pas avec une cuillère de confiture et une vague promesse.
Noé déglutit : même le messager tremblait à l’évocation de la colère divine.
— Que puis-je faire ?
L’être sembla soulagé que l’homme pose la question.
— Il va falloir être plus soumis que le dernier des esclaves.
La bouche de Noé se tordit, mais il ne dit rien.
— Nous allons te demander l’impossible, et tu l’accompliras. Sois sans faille. Sois l’instrument solide et tranchant de la volonté divine.
Nodam-Elosham comprit qu’il n’y avait pas d’alternative. Pas d’alternative plaisante en tout cas.
— Je le serai.
L’ange leva la main.
— Vois.
Son index frôla le front de Noé, et Noé vit.

   — Ah, te voilà, soupira Bétholem-Imal.
Son épouse, tendre et effacée de nature, s’était encore plus enfermée dans la sécurité relative du foyer à mesure que les malheurs la frappaient. C’était en partie pour elle que leurs trois fils vivaient à leurs côtés. Sephir-Manosh, l’aîné, finissaient de se laver les mains ; son épouse, Hanika-Nimish, aidait sa belle-mère à mettre la table. Chaalak-Mosha, le cadet, enserrait la taille de sa femme, la belle Véphalem-Nilim. Japhobam-Etolim, le benjamin de la fratrie, couvait son épouse du regard : Ducélim-Nivéam avait mis au monde un enfant mort-né quelques semaines plus tôt et le deuil avait fragilisé son esprit.
Noé envoya Kas et Pol dans le coin qui leur était réservé près de l’âtre, privilège d’être les préférés du maître. Le père s’assit, les fils l’imitèrent. Les femmes servirent puis s’installèrent à table. Nodam-Elosham récita la prière du soir. Tous notèrent sa ferveur particulière. Nodam était un pragmatique. Son père disait parfois qu’il était devenu sage parce qu’il n’avait pas assez de force pour imposer sa volonté aux autres. Ce n’était pas faux. Plus petit et mince que ses frères, Nodam avait voyagé pour échapper à la violence ambiante, tant au sein de sa famille qu’en ville. À son retour, son esprit affûté et sa langue habile lui avait permis de se tailler la réputation de sage. De fait, les habitants de Bubam ne lui cherchaient pas spécialement des noises, mais personnes ne venaient à son secours s’il était attaqué. Avant la construction de la palissade, avant l’acquisition de chiens de garde, Nodam-Elosham avait perdu des fils et des filles, suite aux raids de barbares de passage. Les maladies n’avaient pas non plus épargné sa famille, même si elle s’en sortait mieux que les citoyens de Lêta-Hal grâce à une meilleure hygiène. Quant à la religion, à Bubam comme ailleurs, c’était un prétexte pour maudire et massacrer. Noé, lui, ne savait pas s’il croyait sincèrement ; il respectait les rites, c’était déjà ça. Jusqu’à ce soir-là.
Les trois fils échangèrent des regards. Ils avaient convenu de parler à leur père. Ils ne supportaient plus de vivre sous le toit de ce patriarche tyrannique. Ils trimaient toute la journée, n’obtenaient aucune reconnaissance, ne pouvaient jamais aller s’amuser à Lêta-Hal. Sans compter les rapports complexes avec Hanika-Nimish qui aurait pu être la belle-mère de Sephir et non son épouse ; ou l’ambivalence constante de Nodam avec sa deuxième belle-fille, Véphalem, qu’il regardait comme une créature dangereuse. Ce soir-là, ils allaient annoncer à leur père qu’ils quittaient son foyer pour s’établir dans la cité.
— Fils, les interpella Noé, et vous aussi, femmes, écoutez bien.
Les cuillères cessèrent de porter la nourriture à la bouche.
— Bientôt Dieu noiera sa création dans les eaux du ciel. Nous allons construire une embarcation qui sera une arche.
Un silence abasourdi pesa sur la tablée.
— Tu es sérieux, père ? demanda Sephir-Manosh.
— Je n’ai jamais été aussi sérieux, Sem.
— Et tu crois quoi ? railla Chaalak-Mosha. Que ton bateau va naviguer sur le petit ruisseau derrière la maison ?
— Les incroyants, Cham, sont maudits par Dieu.
— Père, intervint Japhobam-Etolim. Tu as conscience que tu sembles... avoir perdu l’esprit ?
Japhet avait toujours été le préféré de Noé, c’était celui qui lui ressemblait le plus. Sem était l’aîné, Noé respectait cela. Quant à Cham, il était un homme de son temps : guidé par la satisfaction de ses sens plutôt que par la raison.
— Je sais, Japhet. Mais je suis votre père, vous me devez obéissance.
— Pas si tu es fou ! gronda Cham.
— La folie est une malédiction contagieuse, rappela Sem. Nous sommes en droit de quitter cet endroit.
— Mes fils… souffla Béti désemparée.
— Maintiens-tu ton ordre, père ? insista Sem.
Noé serra les dents. Ainsi ses fils le trahissaient ? Ils voulaient s’abandonner à la luxure et à la violence loin du regard paternel ! Pour un peu, il les laisserait se damner ! Mais ils étaient ses fils. Et ses brus ne méritaient pas ça. Hani était venue le trouver un jour en le suppliant de la prendre comme seconde épouse, elle voulait fuir Lêta-Hal. Nodam n’avait nulle envie de l’épouser, alors il l’avait mariée à Sem, même si son aîné était jeune et Hani plus âgée que lui. Si Hani retournait vivre dans la cité, elle en deviendrait folle. Et Duni ? Il lui fallait le calme d’un foyer bien réglé pour se remettre de son malheur. Seule Véni, la femme de Cham, y trouverait son compte. Ce n’était pas de gaîté de cœur qu’elle s’était installée sous le toit de Nodam-Elosham. Et Noé la trouvait trop belle, trop… féminine pour faire une bonne épouse.
— Je vous demande deux lunaisons, finit par dire Noé. Vous m’aidez, vous faites tout ce que je vous dis sans poser de question. Si dans deux lunes le grand déluge n’a pas lieu, vous pourrez aller vivre où bon vous semblera.
Cham s’apprêta à négocier, mais Japhet posa une main apaisante sur son bras.
— D’accord, père. Deux lunes.
— Et une obéissance aveugle ainsi qu’une discrétion totale.
— On ne va pas aller crier sur toutes les collines qu’on construit un bateau loin de toute rivière, ironisa Cham.
— Mangez, mes enfants, recommanda Béti. Ça va être froid.

   Les travaux commencèrent dès le lendemain. Dans un repli loin de tout regard, Noé et ses fils préparèrent le terrain, apportèrent les outils, commencèrent la récolte des matériaux. Les femmes n’étaient pas en reste : il fallait prévoir de quoi nourrir la famille et plus encore pendant des semaines. Pour plus de sûreté, Nodam envoya les esclaves travailler dans les champs et pâtures à l’opposé du chantier.
Il fallut aller en ville pour compléter le matériel. Nodam-Elosham s’en chargea lui-même, car il craignait la trahison de ses fils. On s’étonna de ses achats. Il prétendit qu’il voulait offrir des maisons indépendantes à ses enfants. Alors qu’il faisait le tour des artisans, une femme l’apostropha. Elle n’était pas tout à fait belle, mais ses manières aguichantes troublaient les hommes.
— Heureuse de te voir, Noé.
— Bonjour, Miti-Livi.
— Ça faisait longtemps qu’on ne t’avait pas vu à Lêta-Hal.
— J’ai tout ce qu’il me faut chez moi.
— Tu es sûr ?
Son corps ondula, éveillant un désir que Noé réprima.
— Comment va Lamesh-Kêram ?
— Le petit va bien.
— Je… pensais l’embaucher au domaine.
— Tu crois vraiment que Lakê voudra d’un travail honnête quand il peut courir les rues à sa guise avec sa bande de vauriens ?
— Lakê n’est pas un mauvais garçon.
— C’est vrai. Il a juste grandi sans père.
Noé se demanda s’il ne devait pas emmener Mili avec lui. Après tout, elle était sa cousine.
— Mili, je…
Mais elle était aussi une prostituée. Noé resta bouche ouverte. Mili s’approcha, posa sa main sur la joue barbue et embrassa tendrement les lèvres muettes.
— Au revoir, Noé. Si je vois mon fils, je lui dirai que tu le cherches.
Noé chargeait tous ses achats sur la carriole, encore ému par le baiser de sa voluptueuse cousine, quand un jeune garçon courut à lui.
— Oncle Noé !
Lamesh-Kêram avait toujours appelé « oncle » cet homme bienveillant qui l’aimait et l’aidait de temps en temps. Lakê ressemblait à sa mère, mais ses yeux étaient les mêmes que ceux de Noé : bruns, légèrement mordorés. C’était la marque des hommes de la famille. Le père de Noé, ses frères, ses oncles et ses fils avaient tous la même couleur d’yeux. À cause de ce regard et de quelques racontars, on disait que Lakê était le fils de Nodam-Elosham. Mais seul Dieu savait la vérité.
— Maman m’a dit que tu avais du travail pour moi ?
— Oui. Tu vivras au domaine et je te paierai évidemment.
— J’accepte, opina rapidement le garçon. Oh ! Je vais inspecter les roues de la carriole !
Il se précipita sous le véhicule. Un groupe de cinq hommes passa en courant. Lakê avait tendance à se mettre dans les ennuis.
— Ils sont partis, prévint Noé.
Il souleva une bâche.
— Monte, soupira-t-il. Cache-toi là jusqu’à ce qu’on sorte de la cité.
Au domaine, les fils de Noé accueillirent Lakê avec joie. Ils le considéraient comme un petit frère et furent heureux d’apprendre qu’il resterait parmi eux quelques temps. Véni serra le gamin contre sa généreuse poitrine.
— C’est qu’il a bien grandi le petit Lakê, rit-elle. Il ne lui manque plus que les poils au menton !
Noé la foudroya du regard, elle l’ignora et sembla même accentuer la pression de la joue de l’enfant contre ses seins. Lakê sourit béatement et Cham lui fit un clin d’œil complice.
— Demain, Lamesh-Kêram, annonça Nodam d’un ton sec, tu travailleras aux champs et tu veilleras à ce que les esclaves ne paressent pas.
— Compte sur moi, lâcha distraitement le garçon, savourant l’ambiance familiale et aimante.

   Les travaux débutèrent vraiment. Mais même en travaillant d’arrache-pied, Noé et ses fils n’avançaient pas assez vite. Les récoltes et les semailles avaient pris du retard, on avait renoncé aux réparations de la maison et des dépendances. Sem, Cham et Japhet voyaient d’un mauvais œil leur père dépenser sans compter les biens familiaux pour obtenir le nécessaire à son projet farfelu. Il avait ordonné à Béti d’égorger une partie des troupeaux et de faire sécher la viande. Les esclaves durent aussi récolter les fruits et les légumes immatures. On se mit à jaser à mi-voix sur le domaine.
Une lunaison s’était écoulée et Noé désespérait d’être prêt à temps. À nouveau il fallut aller en ville acheter du matériel. Il emmena Sem pour éviter de se retrouver en tête-à-tête avec Mili. À Lêta-Hal, les habitants chuchotèrent sur leur passage. Ce fut quand Noé interpella un marchand qu’il comprit.
— Alors, marin, répondit l’homme, de quoi on a besoin ?
À partir de là, les moqueries allèrent bon train. Sephir-Manosh ne dit rien, mais ses lèvres et ses poings serrés parlaient pour lui. Il encaissa toutes les railleries sans lever la tête. Noé se demanda comment les citadins avaient su. Il soupçonna Lakê d’être retourné en ville pour quelque affaire peu glorieuse. Sur la route du retour Noé ressentit toute la tension de son fils. Il se sentit obligé de lui rappeler son engagement.
— Vous avez promis de m’obéir pendant deux lunes.
— Je sais.
— Encore une lune.
— Une lune, et pas une nuit de plus.
Le cœur de Noé saigna : son fils avait parlé sans le regarder, plein d’une colère froide.
Le lendemain, Béti sortit de la maison pour aller chercher de l’eau. Elle poussa un hurlement. Noé la rejoignit dehors. Un lion et une lionne étaient allongés nonchalamment devant la maison. Aucune agressivité ne transparaissait. Nodam siffla Kas et Pol. Les chiens s’assirent sereinement à ses pieds au lieu de foncer sur les bêtes féroces. Noé les regarda mieux : sur le front, ils avaient comme une tache claire. Noé se souvint de l’ange et qu’il avait posé son doigt sur son front pour lui montrer la vérité. Noé s’approcha des fauves.
— Venez.
Les bêtes le suivirent jusqu’au chantier. Là, d’autres animaux commençaient à affluer. Dès lors, Noé et ses fils travaillèrent nuit et jour, secondés par les serviteurs et les esclaves. Ces derniers, bien que mal à l’aise, travaillaient dur, car ils comprenaient que quelque chose se préparait. Ils invoquaient leurs dieux pour en savoir plus, mais nul ne leur répondait.
La vie au domaine avait tourné à l’étrange : un couple de chaque espèce animale rejoignait le chantier et regardait patiemment les hommes fabriquer l’arche qui les sauverait tous. Quand le plus gros des travaux fut achevé, Noé renvoya serviteurs et esclaves. S’ils restaient, ils voudraient monter dans l’arche, or il n’était pas prévu qu’ils soient sauvés.
Un matin, de lourds nuages envahirent le ciel. À midi, il faisait presque nuit. La nuée creva et l’eau du ciel se déversa. L’averse était si drue qu’elle éteignait les flambeaux. Noé et ses fils se hâtaient d’effectuer les finitions. Après trois jours, le chantier était devenu un marécage. Noé s’empressa d’embarquer les animaux élus. Parmi eux, il y avait un couple de chiens, fins et élégants, hauts sur patte, le poils long et soyeux. Nodam chercha Kas et Pol du regard. Les deux mâtins guidaient les bêtes vers l’arche, fidèles à l’ordre de leur maître. Leur pelage marron ne s’ornait d’aucune tache claire. Le cœur de Noé se serra. Un sentiment d’injustice et de colère l’emplit. Mais l’ange avait été clair : si un seul être non élu montait dans l’arche, tous périraient.
Après de longues heures sous une pluie torrentielle, Béti, ses fils et ses belles-filles furent au sec avec les animaux au cœur du navire. Noé chercha Lakê. Le garçon n’était visible nulle part. Était-il retourné en ville pour quelque larcin dont il avait le secret ? Épuisé, trempé, Noé remonta sur le bateau. Kas et Pol l’attendaient sous la pluie, fidèlement. Noé leur commanda de descendre de l’arche. Pour une fois, les chiens refusèrent d’obéir. Ils se couchèrent à ses pieds en gémissant. La barbe baignée de larmes, Noé les traîna jusqu’au chenil et les attacha. Poursuivi par leurs jappements désespérés, Nodam-Elosham courut jusqu’à la rampe d’accès, la détacha et la laissa tomber dans l’eau.
La crue fut rapide. Noé faillit devenir fou en entendant ses chiens l’appeler. Bientôt, les cris des bêtes restées à terre furent couverts par les appels des esclaves et des serviteurs. L’eau monta. Les cris cessèrent. L’arche ne flottait pas. Noé fit le tour des espaces. Il surprit Duni cajolant un chaton. L’animal n’avait pas été marqué par l’ange.
— Donne-moi ce chat, Ducélim-Nivéam.
La jeune femme le serra contre elle.
— Nous allons tous mourir à cause de lui ! Donne-moi ce chat !
Noé s’empara du chaton. Duni cria et courut après Noé. Celui-ci monta sur le pont et lança l’animal par-dessus bord sous les yeux médusés de Duni et Japhet qui les avaient rejoints. Aussitôt, comme allégée, l’arche flotta. Japhet emmena son épouse hébétée.

   Les débordements des cours d’eau créaient des courants agités. L’arche était ballottée.
— Père ! appela Sem. Viens sur le pont !
Noé rejoignit son aîné. À quelques coudées, sur un escarpement, quelqu’un appelait à l’aide. À travers la pluie, Noé reconnut Lakê. Il agitait les bras, sa voix était cassée à force de crier.
— Oncle Noé ! Sem ! Cham ! Japhet ! Je suis là ! Venez me chercher !
— Ne peut-on… commença Sem.
— Dieu n’a prévu ni rame ni voile, coupa Noé d’une voix sourde.
Est-ce que Lakê le voyait ? Est-ce que Lakê aurait pu être sauvé ? Si Noé avait déclaré être son père, la communauté ne l’aurait pas rejeté, même si Mili était sa cousine, et Lakê n’aurait pas été ce filou toujours dans les ennuis. Une petite écorchure à son honneur et Lakê aurait été sauf. Trempé, Lakê ressemblait à ce qu’il était : un petit garçon abandonné de tous, même de Dieu. Ne supportant plus de voir la silhouette de l’enfant disparaître derrière le rideau de pluie, Noé se détourna. Mais les cris le frappaient en plein cœur. Assommé par la douleur, Noé se réfugia dans l’arche.

Les premières semaines, Noé et les siens ne sortirent quasiment pas de la nef. Les rares fois où ils mettaient le nez dehors, ils entendaient des naufragés hurler à l’aide, ou ils voyaient vaguer des centaines de cadavres gonflés, hommes et bêtes mélangés, comme autant de charniers flottants.
La pluie tombait sans discontinuer. Une pluie drue qui tambourinait sur le toit et le pont. Noé et sa famille avaient l’impression que les noyés cherchaient à percer la coque. C’était à devenir fou.
Pendant quarante jours et quarante nuits, ils frissonnèrent, sanglotèrent, hurlèrent, les nerfs sciés par ce claquement qui les harcelait en continu. Et puis, un matin, le silence. Les rescapés sortirent à l’air libre. Les vannes du ciel avaient été fermées. Ils en pleurèrent de soulagement. Ensemble, agenouillés sur le pont, ils remercièrent Dieu d’avoir cessé la torture.
À l’instigation de Béti, les femmes firent une grande lessive, les hommes récurèrent l’intérieur, et tous préparèrent un repas de fête. Installés sous le toit, autour d’un brasero, ils se régalèrent de galettes fourrées aux légumes confits. Autour d’eux, le ciel gris se reflétait dans l’eau sombre. L’arche était l’unique point mobile et clair dans ce paysage figé.

   Même si la pluie avait cessé, rien n’annonçait la décrue. L’arche flottait doucement. Parfois des poissons venaient frétiller contre son flanc. La vie à bord était calme. Les animaux somnolaient, les humains, restreints à quelques pièces attenantes, tentaient de ne pas se gêner.
Depuis que Noé avait tué le chaton, Duni s’était muré dans un silence douloureux. Japhet regardait son père d’un œil torve. Noé s’était attendu à être dérangé par l’intimité bruyante de Cham et Véni, mais la vie confinée semblait les plonger dans une léthargie distante. Au contraire de Sem et Hani, qui se montraient plus unis qu’avant. Mais Noé se demandait si c’était bien à son épouse que Sem pensait quand il s’allongeait à côté de Hani, car il trouvait inquiétante l’amitié entre son aîné et Véni.
Noé, pour sa part, avait décidé d’être chaste. Il se sentait responsable, investi d’un devoir, d’une mission. Tous les soirs, il faisait le tour de l’arche, comme naguère de son domaine. Ce soir-là, le rideau fermant la chambre de Véphalem-Nilim était mal tiré. Elle était assise, un pied nu posé sur une malle, son mollet clair et galbé dévoilé. Vêtue de sa seule robe de corps, Noé devinait toute la générosité des courbes de sa belle-fille. Sa peau douce et satinée se parait de reflets tentateurs quand elle levait son bras et passait le peigne dans sa longue chevelure. Inconsciente de la présence de son beau-père, elle irradiait d’un abandon sensuel. Le désir poignarda Noé. Suffocant, il s’éloigna à pas rapides, persuadé de la perfidie de la trop belle Véni.

   Cela faisait presque cinq mois que l’arche errait sur l’onde étale. Les huit rescapés se supportaient à peine. Pour ne pas se voir, ils prenaient soin des animaux. Certains jours, ils débordaient d’une activité frénétique ; le plus souvent, ils s’enfonçaient dans une morne mélancolie. Les réserves étaient presque à sec. Noé avait imposé un rationnement strict. Il obligeait aussi sa famille à se retrouver aux repas, même si cela lui coûtait : il évitait autant que possible Véphalem, regrettait la distance qui s’était installée entre Japhet et lui, et s’en voulait de douter de la fidélité conjugale de son fils aîné.
Ce jour-là, le repas se déroulait dans un silence pesant, toujours préférable à un babillage factice. Soudain, Véni annonça :
— Je suis enceinte.
La première pensée de Noé fut de se demander si l’enfant était de Cham. Mais aussitôt Sem et Japhet félicitèrent leur frère, et les femmes entourèrent la future maman. Cham se troubla face au visage sombre de son père. Noé se reprit.
— Formidable, fils. Ce sera le premier né du nouveau monde.
Peu après, tous perçurent un changement. Inquiet, ils grimpèrent sur le pont. L’arche était immobile. En se penchant, ils constatèrent que la coque reposait sur de la roche. La décrue se faisait enfin sentir !
Impatient, Noé s’empara au hasard d’un oiseau de la volière. C’était un corbeau. Il le secoua pour le réveiller et le lança dans les airs. Le volatile s’éloigna maladroitement, encore engourdi, puis, fila vers l’horizon. Les autres rentrèrent au bout de plusieurs heures ; Noé attendit seul. Alors que le ciel se teintait de pourpre, le corbeau revint, épuisé. Déçu, Noé le déposa sans douceur auprès de ses compagnons de voyage.
Après plusieurs essais et autant de journées passées dans une attente insupportable, une colombe partit et ne revint pas. Le lendemain, l’eau avait tellement baissé que Noé sut qu’ils pouvaient débarquer.
Noé fut le premier à poser pied sur la terre ferme. Il tendit la main à Béti, puis ses fils et ses brus suivirent. Les larmes coulaient toutes seules sur leurs joues creusées.
Les hommes libérèrent les animaux, tous sortis de leur hébétude surnaturelle. Noé garda certains d’entre eux. À l’embarquement, certaines espèces avaient été représentées par plus d’un couple. En ce jour, il en comprenait la raison. Noé dressa un autel et approcha la première bête. Après les avoir soignées pendant des mois, il devait les sacrifier. En pleurs, il fit ce qu’il fallait. « Un dieu, avait dit l’ange, ça ne se calme pas avec une cuillère de confiture et une vague promesse. » Le sang couvrit ses mains, l’épaisse fumée et l’odeur de chair brûlée lui donnèrent la nausée.
— Regarde, père, appela Japhet.
Dans le ciel, les nuages se disloquaient enfin et un arc coloré illumina le ciel. L’épreuve était terminée.
Les garçons refusèrent de passer une nuit de plus dans l’arche et montèrent des tentes avant d’explorer les environs. Noé les laissa aller. Seul, il sortit de sa malle une outre de vin. Il pensa à Lakê, à Kas et Pol, au chaton, à sa cousine Mili, à ses serviteurs et ses esclaves, à tous ceux qu’il n’avait pas secourus, à ces animaux qu’il n’avait sauvés que pour les tuer à l’arrivée. Il s’enivra.
Plus tard, Cham vint chercher son père. Il le trouva sous sa tente. Il ronflait, une outre vide en guise d’oreiller. Il était nu. Et pire que tout, il serrait une robe souillée qui appartenait à Véni. Nauséeux, Cham sortit de la tente.
— Il y a un problème ? demanda Sem.
— N’entrez pas ! Père nous rejoindra plus tard.
À son réveil, Noé sentit la honte le mordre profondément. Quand il comprit que Cham l’avait vu, la honte se transforma en colère. Ce fut Béti qui l’empêcha de maudire son fils, sa bru et toute leur lignée. Indigné, Sem prit la parole :
— Père, avant le déluge, nous nous apprêtions à quitter ton toit. C’est ce que nous ferons dès demain.
Ses fils partis, Noé se sentit abattu. Il se tourna vers son épouse.
— Qu’ai-je fait ?
Béti le prit tendrement dans ses bras. Elle avait plutôt bien supporté la vie dans l’arche, habituée à s’enfermer dans son foyer.
— Tu as fait l’impossible, avec tes forces et tes faiblesses.
— Oh ! Béti ! Pourquoi es-tu si douce avec moi qui ne le mérite pas ?
— L’amour n’a rien à voir avec le mérite.
— Béti, accepterais-tu de me prendre à nouveau pour époux ?
— Oui.
Noé pleura enfin.
« Modifié: 25 février 2024 à 16:05:40 par Marie Czarnecki »
Les mots, "ces passants mystérieux de l'âme", sont de grands magiciens et de redoutables entraîneurs de foules. (Raymond Poincaré)

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Re : Noé
« Réponse #1 le: 19 février 2024 à 10:26:00 »
Bonjour Marie,

j'espère que tu auras un peu de monde, mais les rubriques longs et mi longs sont peu fréquentées.
Les conseils que je donne ( et que je ne suis pas) sont de poster le texte par morceaux afin de ne pas effrayer le lecteur par la longueur du texte.

Un commentaire dans le cadre de l'entraide et du travail du texte

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


B
Tout a déjà été raconté, alors recommençons.

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Hors ligne Marie Czarnecki

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Re : Noé
« Réponse #2 le: 20 février 2024 à 07:00:14 »
Merci Basic pour ta relecture attentive et tes conseils, je vais prendre le temps de les relire et les travailler.
J'ai vu que tu découpes tes textes en chapitre et en spoiler, mais je ne sais pas encore comment faire  :/
Les mots, "ces passants mystérieux de l'âme", sont de grands magiciens et de redoutables entraîneurs de foules. (Raymond Poincaré)

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Re : Noé
« Réponse #3 le: 20 février 2024 à 07:22:05 »
Tu copies un extrait du texte, tu ouvres la balise Sp ( que tu trouves au dessus des smileys quand tu tapes un message), tu colles ton textes entre les ]ici[

tu blablates tout autour des trucs sur ton texte

B
Tout a déjà été raconté, alors recommençons.

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Hors ligne Cendres

  • Comète Versifiante
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Re : Noé
« Réponse #4 le: 21 février 2024 à 15:17:26 »
Merci pour ton texte.

Je l'avais vu et je voulais avoir le temps pour le lire, car j'avais aimé ton précèdent.

C'est une version, assez libre, du passage du déluge. Noé, comme Moïse, est un prophète. Dieu inonde la terre, pour ne garder que les hommes bons. Vu ce qui se passe aujourd'hui, je me demande ce que ça aurait donné avec les personnes noyées. Ça aurait été encore pire ?

Ton récit veut donner un aspect normal et humain, surtout envers Noé.  C'est intéressant de voir comment tu analyses les choses et nous le présentes de façon romancer.
C'est dommage qu'il a aussi embarqué dans son arche les poux, les puces, les tiques... Ceux sont  des créations divines, mais je ne pense pas qu'elles soient indispensables^^

Hors ligne Béatrice M

  • Calliopéen
  • Messages: 489
    • beatricepassionnementpoesies.
Re : Noé
« Réponse #5 le: 21 février 2024 à 15:53:49 »
Une belle histoire pour les corrections je laisse à d'autre, je manque de temps j'ai lu et apprécié

 


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