La vie d’artisteTu ne peux pas partir maintenant en Styrie, dit Schober le meilleur ami de Schubert
Pourquoi demande Schubert
Il neige, les chemins sont recouverts, aucun fiacre ne peut s’aventurer, répond Schober
En Styrie les vergers sont blancs, comme les vignes, comme les collines, les villages qui parsèment la Styrie et Schubert regarde par la fenêtre dans la chambre qu’il partage avec Schober, les rues boueuses de Vienne que piétinent les sabots des chevaux,
mais à la porte de la chambre quelqu’un frappe timidement, comme les petits coups de bec d’un oiseau sur la branche, c’est elle dit Schober, je t’avais dit de ne pas l’amener ici, elle est venue toute seule, répond Schubert, qui déjà entrouvre la porte et salue respectueusement Theresa, une jeune femme pas forcément jolie mais elle chante avec amour les lieder de Schubert,
il invite la jeune femme à s’asseoir dans le seul fauteuil de la chambre que Schober avec discrétion quitte prétextant devoir aller acheter du tabac dans l’échoppe du coin, laissant alors Schubert et Theresa dans une embarrassante intimité, les réserves de café étant épuisées empêchent Schubert d’offrir une tasse à sa visiteuse qui aurait alors une contenance au lieu que ses bras soient ballants, ou que leur viennent l’envie de se tendre vers Schubert, de lui prendre une main, voire même qu’ils s’élèvent jusqu’à hauteur des épaules du compositeur, l’obligeant à se pencher, s’abandonner contre la femme,
mais rien de ceci ne se passe puisque Schubert à défaut de café remet entre les mains de Theresa la partition fraîchement achevée d’une Messe en fa, la jeune femme est si confuse qu’elle en perd son peigne à cheveux faisant déferler l’épaisse rivière noire de sa toison sur sa nuque d’albâtre, Schubert insiste pour que sa Messe en fa pour soprano soit chantée par Theresa et jouée à l’occasion du prochain centenaire de l’église qu’il se propose de diriger lui-même, si quelques feuillets de la partition tombent sur le sol leurs mains se touchent pour ramasser de concert les feuilles,
le temps semble suspendu dans la chambre, Theresa est venue s’asseoir sur le rebord du lit, Schubert peine à voir le regard de Theresa que son épaisse chevelure dissimule, il entreprendrait bien d’en écarter le rideau mais quelqu’un frappe à la porte avec un timide c’est moi, suivi de l’entrée de Schober disant j’ai aussi trouvé du café, peut-être que mademoiselle Theresa nous fera le plaisir d’en savourer une tasse, mais la chevelure défaite de Theresa et sa posture un peu relâchée sur le lit font sonner les mots de Schober d’une façon plutôt creuse, celui-ci oriente alors la conversation vers un sujet pour le moins inattendu du genre ; Est-ce que Schubert vous a raconté comment le grand baryton Johann Volg a décidé de chanter ses lieder, si bien que Schubert va mettre en musique spécialement pour lui tous les poèmes de Walter Scott,
Theresa se redresse, vigoureusement elle rassemble ses cheveux qu’elle pique nerveusement de son peigne, elle recouvre sa gorge nue de son col en fourrure, et de sa belle tessiture de soprano colorature elle clame Ah non, Schubert est si cachotier, merci pour le café, puis elle prend la direction de la porte qu’elle claque derrière elle en sortant,
elle n’a même pas emporté ma Messe dit Schubert, ramassant par terre la partition, quel salopard tu es, gronde Schubert à l’encontre de Schober, quel imbécile, elle est jalouse, elle ne reviendra pas, il te faut choisir Schubert, c’est Theresa ou Volg dit Schober sachant le cataclysme qu’il vient de provoquer, Schubert ouvre grand la fenêtre et braille Choisir choisir choisir toujours, je ne peux pas choisir, le trot des chevaux dans la gadoue viennoise couvre les lamentations de Schubert et son envie de casser la gueule à son meilleur ami Schober, qui en plus d’être poète est aussi acteur dans un théâtre à Breslau où il joue des sentiments beaucoup plus habilement que le musicien Schubert,
Aimes-tu Theresa demande soudain Schober, oui, alors épouse là, je ne peux pas, pourquoi, à cause de Metternich, sa loi m’interdit d’épouser Theresa parce que je n’ai pas de dot, il faudra te battre Schubert si tu veux épouser Theresa, explique le poète Schober,
l’hiver s’écoule, le printemps lui succède, partir en Styrie démange à nouveau Schubert, marre de cette vie d’étudiant, dit-il, toujours de piaule en piaule, une fois chez Schwind le peintre, une autre fois chez Mayrhofer le poète ou encore chez Bauernfeld ou Josef Huber, ne jamais pouvoir payer mes loyers, ni même m’acheter du papier pour écrire ma musique, ne pas pouvoir manger convenablement et grossir, mais quand même aller en Styrie, me promener en Styrie, dans la jolie ville de Graz, au bord de la Mur avec ses moulins flottants,
cette fois c’est Volgl qui paiera le voyage, les vergers sont en fleurs et le vert tendre des feuillages donne des ailes aux arbres, Volg et Schubert entendent les mélodies des cascades et Volg, l’orgueilleux, l’intrépide, un jour décide de se baigner dans l’étang glacé, sa musculeuse silhouette dans l’eau céladon jusqu’à la ceinture en train de chanter de sa voix de forge un lied de Schubert, lui resté assis sur la berge où magiquement à l’esprit lui vient l’idée de ce quintette en la majeur qu'il appellera La Truite, fa fa sol la la fa,
puis Schubert doit revenir à Vienne dans la solitude de sa chambre où il rêve au clapotis des rivières, aux arabesques vocales de Volg qui se mélangent aux mouvements de l’eau et de l’air, mais aussi le timbre soprano de Theresa qui lui chante d’autres refrains,
Schubert n’aime pas flâner dans les rues de Vienne, mais un après-midi se rendant à une répétition au Théâtre de la Porte de Carinthie, sur la banquette d’une calèche qui trottine lentement sous le soleil d’avril, il reconnait la coiffure de jais de Theresa, à ses côtés est assis un homme joufflu chapeauté d’un huit-reflets, Schubert fait un signe à Theresa qui donne l’ordre au cocher de s’arrêter, Vous allez où Schubert ? Au théâtre. Montez donc Schubert que je vous présente mon mari, dans le bercement de la calèche Schubert apprend que le mari joufflu est boulanger de profession, ainsi la loi de Metternich l’autorise à prendre pour épouse Theresa Grob, Schubert furieux descend aussitôt de la calèche en marche, se rend au théâtre où il assure péniblement la direction d’orchestre de sa Grande Symphonie,
puis le soir il se dirige vers les quartiers ouvriers au bord du Danube et là dans une taverne il s’assied vidant des bières jusque tard dans la nuit, en parlant tout seul, délirant, s’adressant à son père lui demandant de l’accueillir dans sa maison, dans son jardin, il dit qu’il est prêt à tout accepter, même la colère de ceux qu’il aime, et même l’aboiement des chiens durant toute la nuit, et aussi l’orgueil fou des gens qui sont humiliés, et aussi il rallumera chaque matin dans le froid le feu éteint, et aussi il répondra aux sourires hypocrites des marchands, et aussi il ira enterrer les morts sans jamais pleurer, et aussi il écoutera le chant érotique des Lémures, et aussi il soignera patiemment les vieillards dans les hospices, et aussi,
mais voilà que tintent les matines et le patron de la taverne empoigne vivement Schubert qu’il chasse dehors sans ménagement.