CHAP 1 : Soirée
On a souvent associé la peur bleue de ceux qui font de la scène à la prise d’un bide, un four, une claque, que le public ne soit pas réactif au propos qu’on lui apporte, qu’il n’adhère pas, qu’il soit trop à côté, que les artistes soient trop à côté, qu’il y ait eu méprise sur la marchandise, qu’on ait cru bien faire alors qu’on a mal fait. Mais pour mal faire, il faut que tout le monde soit d’accord pour dire que vous avez mal fait. Cette union sacrée pour vous faire redescendre sur terre, vous faire comprendre que vous avez été complètement à rebours de ce que l’on attendait de vous, “on” étant le public mais surtout la société, celui-ci n’en est qu’un échantillon finalement, et nous savons que ce n’est pas une certitude de tous les instants, mais que voulez-vous... on fait avec les moyens du bord. Si cet échantillon a donc décidé à l’instant T de vous trouver minable, vous serez minable. Mais s’il vous trouve génial, alors vous serez génial, dans un cas comme dans l’autre cet état d’extase ne se fera ressentir que durant quelques secondes, et celles-ci sont précieuses car ce sont elles qui vous feront vous sentir vivant, vivant comme jamais. Car vous recevrez l’attention de nombreux de vos congénères comme rarement auparavant. C’est pour ça aussi que certains ont décidé de se lancer dans ces exercices périlleux, parce qu’on ne se sentira jamais aussi vivant que lorsque quelqu’un pose un regard sur nous pour nous reconnaître comme un être à part entière.
Il m’a vu, il sait que j’existe, je suis donc là. Evidemment, d’un point de vue cartésien, cela paraît bien pauvre, je suis censé satisfaire cette soif d’existence par mon seul biais pensif. Soit, mais aujourd’hui, je n’ai plus envie de me reconnaître moi-même, moi tout seul. Je veux que l’on me reconnaisse, moi. Je veux que le mouvement tout entier se fasse des sujets extérieurs jusqu’à mon être intérieur. Cette seule reconnaissance est nécessaire si l’on veut se sentir, en tout cas si l’on a un manque particulier, ce qui est sûrement mon cas. Pour ce faire, la solution la plus simple et la plus évidente est de m’apparaître à eux, de m’élever sur une estrade, de prendre un petit micro et de commencer à divaguer sur un quelconque sujet tout en les voyant là assis, à attendre la suite de mon discours. Et bien sûr qu’il s’agit d’un discours que je leur sers, ni plus ni moins. A tous ceux qui pensent que ce que je fais représente une quelconque forme d’art, c’est faux. Arrêtons de m’appeler « artiste », un art doit pouvoir se réécouter, se relire, se revoir, se ressentir, se repercevoir tout en approfondissant chaque nouvelle visite, ici ce n’est pas ce que je fais. Non, chaque nouvelle occurrence que j’apporte à mes passages, les spectateurs n’en veulent plus, une fois qu’ils l’ont entendu ils me demandent prestement d’en trouver de nouvelles et ainsi de suite. Alors, peut-être qu’ils ne savent pas reconnaître mon “œuvre” à sa juste valeur et qu’ils ne parviennent pas à l’apprécier. D’accord, mais je serais bien hypocrite de penser cela car j’ai moi-même une sensation similaire lorsque je vais écouter un collègue de scène. Je n’ai pas envie de réentendre un spectacle une fois que je l’ai vu, si ce n’est pour apprendre, m’améliorer, percevoir sa mécanique, comment sont agencés les moments, comment pouvoir les rendre facilement convertibles pour mes moments à moi. Attention, pas du plagiat, ressentir simplement ce qui a été fait avant pour ne pas avoir à réinventer la roue à chaque reprise. D’ailleurs, ce sont mes inspirations qui m’ont permis de briller sur scène, je leur en suis reconnaissant, et pour cela je leur rends la pareille.
Voir est donc important, mais ce n’est pas pour autant que chaque nouvelle lecture approfondira mon plaisir esthétique. Celui-ci, s’il existe se dissipe à une vitesse opposée à ce que l’on pourrait ressentir face à sa musique préférée ou confronté à un bon poème. Chaque lecture d’un livre se veut un peu plus personnelle, un peu plus unique, un peu plus particulière, on se fiche de connaître le fil narratif d’un film, s’il est excellent, le revoir ne sera en aucun cas un supplice, le plaisir ne sera absolument pas gâché, tout le contraire d’une bonne blague, si on en connaît la chute, où se trouve la surprise ? Où se trouve le rire ? à moins de bien savoir rebondir sur ce phénomène, il n’y a rien. Si on ne peut alors qualifier ma profession d’art, on peut tout du moins dire qu’elle est plaisante à regarder, qu’elle divertit. Ce terme bien que peu gratifiant me convient, je ne veux pas détourner les gens de leur existence, de ce qui devrait être leur préoccupation, je veux simplement les détourner de ce qui constitue leur quotidien et qui est parfois plus lourd à supporter que d’autres jours. Si certains veulent s’aérer l’esprit, qu’ils viennent me voir. Après tout si je fais cela, c’est aussi pour me divertir, j’ai besoin de parler aux gens, j’ai besoin qu’ils me voient, j’ai besoin qu’ils m’écoutent, me laissent discourir, j’ai besoin qu’ils ressentent ce que je ressens. J’ai besoin d’une ovation.
Je dois dire que j’ai eu un succès tout à fait louable, malgré plusieurs années de travail à gratter quelques secondes sur un plateau, puis quelques minutes à la radio, une première partie pour un ami, une autre pour l’ami de cet ami, j’arrivais au terme de cette année 2032 avec plusieurs spectacles à mon actif, de la bouteille, et surtout une pleine possession de mes moyens. Je sentais que j’arrivais à l’apogée de ma carrière, c’est un peu bizarre de se le dire à soi-même, en général ce n’est pas quelque chose que l’on sent à priori mais plutôt a posteriori, ce n’est qu’en faisant l’étalage de nos souvenirs par après que l’on peut comparer et se dire qu’en effet… C’était peut-être un peu mieux avant, ou pas. Etrangement, ce n’est absolument pas ce que je me disais à cet instant de ma vie, je sentais que j’arrivais à une maîtrise parfaite de mon outil, années après années j’avais réussi à le polir pour en faire quelque chose de brillant. J’aimais chaque soir un peu plus, j’attendais chaque applaudissement un peu plus, cette nouvelle bouffée d’existence qui venait combler non pas un vide mais un appel d’air qui me venait du tréfond de mes boyaux, de mes intestins. C’était au contraire une partie remplie de mon être que je voulais grossir un peu plus, et cet endroit, j’arrivais à le combler dans les salles obscures, dans les caves où se trouvaient des petits yeux que je devinais à peine dans la pénombre et qui m’observaient en s’agrandissant lorsque je faisais bien mon travail, je les entrapercevais seulement mais eux me voyaient, m’entendaient, me sentaient. Ils me reconnaissaient, j’en était certain car le bruit de ces mains qui s’entrechoquaient à un rythme soutenu à la fin de mes spectacles m’en assurait. Je pense que j’étais heureux, enfin, même à posteriori ce constat-là est plus dur à établir. Mais il se trouve qu’un soir... un soir, il se trouve que j’oubliai même le sens du mot « applaudissement ».
Je termine mon spectacle, pas eu un seul rire, pas un seul applaudissement, pas un seul signe de vie, le bide est complet, je suis terminé, anéanti, jamais de ma carrière même en repensant à mes débuts je n’avais expérimenté un tel sentiment de malaise. Pourtant tout avait démarré de manière habituelle. J’avais toujours cette petite manie dans la loge de me regarder une dernière fois dans la glace en me pointant du doigt l’air de dire « ce soir, tu les mets tous par terre ! » en me retournant une dernière fois avant de sortir, avec un sourire en coin que je me jetais à moi-même, ça me fait rire. Pourquoi ? Parce que c’est très narcissique, que je le savais, et qu’en réalité, je m’en accommodais plus que bien. Je vous ai déjà expliqué l’importance que je témoigne à l’attention que l’on peut me porter, que je sois intéressé par l’image que je me dégage n’a finalement rien de surprenant. Au contraire, j’ai la conviction que si je ne faisais pas cela, ce serait plus inquiétant, s’il est difficile de se donner un peu d’amour, comment pourrions-nous en demander aux autres ? Je sais ce qu’est l’amour de soi, je sais que je m’en donne, et je sais que je ne veux pas être le seul garant de ma reconnaissance, les autres ne sont pas plus infernaux que moi, si je reste seul dans une pièce avec moi-même je deviens fou. Fou de moi, mais surtout fou des autres, car j’ai besoin d’eux, elle est là ma réalité. Toujours est-il que je n’aurais jamais tenu ce genre de discours si je n’avais jamais connu cette nuit-là. Elle m’a changé, j’ai dû me confronter à mon pire cauchemar que je n’avais jamais osé imaginer, la boîte que je me retenais de sortir de mes entrailles, et qui explique le pourquoi de mon envie brûlante, aux alentours de 19 heures le mardi, mercredi, samedi et dimanche de monter sur scène, de faire rire les gens. Seulement, parler du désir d’exister par l’attention que l’on vous porte paraît être une réduction de mon exercice. Bien sûr que j’aime jouer, écrire, parler, pratiquer, improviser, voyager, que sais-je encore. Simplement, chacune de ces petites attentions sont concentrées de près ou de loin vers cet objectif commun à tout mon être, et pour cela il faut que l’on me le fasse ressentir comme tel. Cette nuit-là, le doute m’est parvenu.
Trou noir.
Il restait tout de même un espoir dans cette sombre nuit car la lumière pouvait toujours apparaître, dans le mal comme dans le bien. Et par cet aspect je me distingue de loin par rapport à mes autres collègues professionnels de la profession car la peur du silence est quelque chose de coriace par chez nous. Alors qu’il ne faut pas ! Qu’importe la réaction, elle est bonne à prendre, tant qu’elle est prononcée, un silence prononcé vaut toujours mieux qu’un applaudissement timide. Ce que l’on cherche à faire est la réaction spontanée des personnes, on veut leur procurer des sensations, voir que je peux les mouvoir par la voix, être reconnu pour ça. On s’en fout s’ils ne rient pas, enfin, pour un petit temps au moins… Il fallait que cela me fasse me sentir vivant, j’attendais donc les huées du public pour me faire revenir à mon état de souillure, de vulgaire insecte, j’ai raté ce soir-là, mais promis, je ne vous décevrai pas la prochaine fois, car il y aura une prochaine fois…
Et même là, pas un bruissement, pas un toussotement, pas un raclement de gorge, pas même un reniflement nerveux. J’observais alors les têtes placides qui me regardaient, un air de rien, les traits de leur visage semblaient tous s’être mis d’accord pour ne pas se manifester, rester immobiles. C’était peut-être un jeu, quand on en vient à ce genre de réaction on se met à réfléchir rapidement, quelle est la solution la plus rationnelle pour pouvoir les expliquer ? Me faisait-on une caméra cachée ? Quelqu’un finirait-il par avouer, laisser passer un léger souffle gêné qui marquerait la fin de cette mauvaise blague ? Ce n’était plus un moment de refoulement, c’était un cataclysme, quand une personne ne supporte plus de vous voir car vous lui inspirez un malaise profond elle détourne le regard, mais là... ils me regardaient, ces personnes me regardaient ! Tout le spectacle durant, ils n’ont cessé de me suivre du regard, comme un chat attiré par une mouche assez bête pour ne pas comprendre que cette fenêtre ne s’ouvrira pas toute seule, je n’étais pas cette mouche, fort malheureusement car la fenêtre je l’ai cherchée mais je n’ai pas eu la chance de finir écrasée par une pantoufle ! Aucune échappatoire.
Je finis par finir et les gens se levèrent les uns après les autres, en groupes, avec leurs amis et ils repartirent aussi silencieusement qu’ils s’étaient installés. J’avais la nausée, je ne comprenais rien, je restais seul, sur scène, estomaqué. Surréaliste ? Non, impossible plutôt. Pourquoi cela se produisait-il ? Comment était-il possible que l’indifférence même ait été générée ? Je me mis à palper mon corps, pour être sûr, une simple pensée rassurante ne suffisait plus maintenant à m’assurer de ma présence physique, j’étais peut-être en train de rêver après tout, on ne doute jamais assez. Mais non je me touchais bras et jambes pour m’assurer de la réalité physique de la chose, je venais bien de vivre cette expérience. J’aime bien l’oxymore “silence assourdissant”, je l’avais trouvé lors d’une expression écrite de collège où nous devions utiliser des figures de style et je trouvais que ça donnait du cachet à ma copie. En réalité je trouvais que ça faisait savant, que si j’écrivais ce genre de chose dans ma rédaction alors, le lecteur devait forcément se dire qu’il avait là affaire à quelqu’un de sérieux, qui savait précisément ce qu’il faisait. Mais bon, mon professeur n’avait même pas relevé, tout comme le public ce soir-là d’ailleurs. Mon professeur avait eu raison puisque cette expression est assez lourde, pour ne pas dire ignoble, mais mon travail lui valait mieux que ça.
Ici, on était au-delà d’un silence assourdissant, au moins celui-ci a la sympathie de ne laisser aucun son se faire entendre mais pour moi ce n’était pas le cas, j’entendais tout du public. Leur respiration, leur souffle, les lèvres supérieures qui se décollaient doucement de leur partie inférieure, une histoire de quelques secondes avant de reformer un couple mais que c’était long, long et bruyant. Une force auditive décuplée par le reste, la foule amplifiait à elle-seule ces relents de bruits qui en temps normal ne devraient mêmes pas être dans l’annexe de nos récepteurs auditifs. Ils sont insignifiants mais pendant ce laps de temps, ce moment infiniment pesant, ils m’ont accompagné dans tout leur caractère exécrable, car au-delà du fait qu’ils témoignent d’une déconsidération profonde envers ma personne, ils ne témoignent pas du vivant. Ce sont là seulement des signes de vie extrêmement faibles, ils ne servent qu’à rassurer tout le monde : “Oui, mon corps reste encore un organisme qui maintient sa propre existence”. Mais derrière, c’est un encéphalogramme plat que je vois, rien d’autre. Pour se rendre vivant il ne suffit pas de respirer, c’est bien plus que ça, la vie est un mouvement qu’il faut s’approprier, c’est une force qui se déverse en vous et que vous rejetez à l’extérieur. Vous êtes quelqu'un de “vivant” lorsque l’on n’arrive pas à retenir votre fougue, l'énergie de votre expression. C’est ça, être vivant, c’est une intention donnée à votre être qui peut se retranscrire si tout se passe bien par votre corps. Mais quelle était l’intention de la vie que ces gens me donnaient à ce moment-là ? Rien. J’aurais voulu qu’ils soient tous morts ! Crevés, comme ça au moins ça aurait justifié ce que j’ai vécu, c’est pas possible de maintenir une non réaction constante pendant plus d’une heure ! On devrait contacter quelques agences qui homologuent les records du monde parce que je tenais là des bons candidats.
Et ces yeux... qui me fixaient si puissamment, mais qui pourtant ne dégageaient pas une once d’effervescence, une quelconque aura qui me montre que derrière se situaient des âmes, des circuits cérébraux construits de manière très complexes pour les plus sceptiques. Et au fond, c’est moi qui me suis pris à ressentir un malaise, ils n’étaient pas morts, pas vivants, ils étaient arrêtés. Pris dans un temps, ils me regardaient, j’ai eu peur. Une peur viscérale, celle de me retrouver aussi arrêté qu’eux. Je suis resté là, posé sur la scène, je me suis assis en tailleur, les jambes croisées. Etat catatonique, une bête blessée, laissée pour morte. Et je dois dire que la pensée sordide m’a traversé l’esprit même si cela n’aura duré qu’une fraction d’un temps déjà bien long. En finir n’était toutefois pas la solution, pas maintenant en tout cas, car si je n’étais plus qu’un déchet nauséabond, il me restait une lueur, une force, un moteur qui me remit debout. Comprendre, il fallait comprendre désormais le pourquoi. Si nous les occidentaux avons été aussi forts pour exporter notre modèle de vie au monde entier c’est aussi parce qu’on a toujours eu cette tare de se demander “pourquoi ?”. Insatiables insatisfaits, nous poursuivons indéfiniment notre quête de savoir, jusqu’à ce qu’elle nous mène à notre perte, mais en attendant, nous conquerrons. Alors avant de périr, je veux conquérir, je veux que cet évènement me soit expliqué très clairement, que s’était-il passé ce soir ?
Un détail me revint un peu précipitamment, il faut dire que j’avais passé la nuit à dormir. Cocasse ? Pas tant que ça, on aurait pu s’attendre à ce que je ne ferme pas l’œil, que je fasse des cauchemars de moi revivant la scène sous tous les angles, mais n’ayez crainte, je l’avais déjà fait, bien éveillé. Le cauchemar eut lieu alors que j’étais en pleine possession de mes moyens, et dieu sait que j’aurais préféré que ce soit là un rêve. Mais non, et une fois rentré chez moi je me suis écroulé sans retenue sur mon sofa qui se situait en face de ma porte d’entrée au bout d’un long couloir qui donnait sur mon salon, étant assez grand je pouvais le traverser en cinq pas les jours de grande forme, j’en fis neuf voire dix ce soir-là, chaque nouvelle itération me pesait un peu plus, le poids des pensées rendait mon enveloppe corporelle chaque fois un peu plus lourde. Après, c’est l’oubli, j’ai dû me poser contre le cuir dur et rêche l’instant de quelques secondes, puis je me suis laissé aller, fort heureusement, mon repos fut au moins épargné. C’était d’ailleurs mon seul motif d’optimisme, malgré ce bien étrange évènement, mon sommeil que je savais de pierre avait su se préserver et c’est en forme que je reprenais contact avec la vie. Ce fameux détail pourtant habituel en temps normal m’apparaissait maintenant bizarre, étrange. Quand je suis resté prostré plusieurs minutes sur scène sans même aller dans ma loge tout se déroulait de manière difforme, je n’entrais plus en contact avec mon monde extérieur, simplement je laissais ma pensée faire son travail, me malmener dans tous les sens possibles. J’essayais de comprendre.
Et puis Mathias est arrivé. Il se trouve que ce bon gars au talent indéniable, avec un sens du rythme assez affuté est mon compagnon de route depuis maintenant une bonne dizaine d’année. On s’était mutuellement repéré lors de scènes ouvertes et on avait plutôt bien sympathisé, je lui ai payé une bière, lui m’a rendu la pareille. En rigolant je lui lançai que si un jour il me fallait un régisseur je penserais à lui. Bonne mémoire, il s’est pointé chez moi quelques années plus tard lorsque je préparais ma première tournée. Le bouche à oreille marchait bien et il semblait avoir compris qu’il me manquait ce fameux régisseur pour partir sereinement faire le tour de la France. Il se proposa, je le testai sur plusieurs scènes et sur quelques dates hors de la capitale, je trouvais qu’il avait une aisance assez déconcertante, il comprenait tous les effets que je voulais qu’il mette en place, on sentait qu’il connaissait son métier ainsi que mon personnage, mon articulation scénique, ce qui je dois l’avouer était assez agréable. Assez avare de mots, c’était une belle façon de me dire qu’il appréciait mon travail, et il ne comptait pas ses heures pour essayer de me satisfaire. C’est vraiment quelqu’un de respectable. Mais au-dessus de tout, c’était sa franchise qui me marqua très rapidement, s’il ne ressentait pas beaucoup l’envie de s’étendre dans des diatribes infinies, c’est aussi parce qu’il était rapide et qu’il prenait des raccourcis. Si ce que j’avais produit sur scène était bien, je le savais, si c’était mal, je ne pouvais pas passer à côté bien longtemps.
Ce retour extérieur lorsque vous faites un travail oral est des plus important. Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez pas vous voir, à moins de vous filmer, et je déteste entendre ma voix, comme beaucoup de mes congénères je suppose. Le corps a cela d’amusant que lorsque l’on pense qu’une certaine gestuelle a un rendu assez efficace, elle peut en réalité nourrir un ridicule tout à fait alarmant, et mon alarme, c’est Mathias. Je pouvais donc parfois me tenter à rajouter des effets, et lui me disait ce qu’il en pensait sans barrière aucune. Le travail de la critique (surtout la recevoir) n’est rien de facile en soi, il faut avoir les reins solides, en particulier lorsque l’on possède un petit égo à nourrir. Mais si vous voulez progresser dans votre gestuelle, votre maîtrise scénique, c’est malheureusement un passage obligé. Et je suis quelqu’un d’assez exigeant, donc toute critique était prise comme argent comptant. Et hier soir, outre cette envie de me procurer un flingue chargé pour m’envoyer une décharge libératrice, je savais que j’aurais droit à des critiques bien senties, celles dont on pourrait se passer mais qui vous rappelaient quand même à l’ordre, comme un campeur qui pour s’assurer que son clou de tente était bien enfoncé allait chercher un maillet dans sa voiture pour gentiment l’assassiner « juste pour être sûr ». J’attendais donc le coup fatidique, un peu résolu, un peu inconscient forcément. Recroquevillé, je l’ai senti descendre les marches de la régie, ouvrir la porte qui donnait sur la salle, je le devinais en train de s’avancer, à petite foulée. Je dois dire qu’une partie de mon cerveau trouva ça amusant, d’habitude j’étais en loge quand il me rejoignait, je me demandais s’il se dépêchait toujours autant de venir m’apporter son retour. Il semblait légèrement surpris de me trouver encore sur scène mais ne m’en tint pas rigueur, ce qui aurait déjà dû me surprendre, il monta sur la scène par les petits escaliers situés à ma gauche. Il s’approcha et me lança :
- Alors, tu t’imprègnes encore un peu de l’ambiance ? dit-il un sourire pincé au coin des lèvres
- Ah ça commence fort, répliquai-je un léger rictus arboré par mon visage, mais complètement absent à l’intérieur, j’attendais déjà les premières piques, valait mieux ça que chialer après tout.
- Bon, c’était du bon travail, je vais aller dire au directeur que ça s’est bien passé et je te rejoins après, on ira manger y’a un resto pas loin.
Je n’avais pas répondu et étais parti me doucher puis, prétextant un mal de ventre je m’étais enfui chez moi pour me coucher. En y repensant évidemment que c’était bizarre, comment n’avais-je pas su rebondir directement à ce qu’il a dit, ou alors peut-être qu’il voulait me préserver, que c’était déjà assez dur comme ça, pas besoin de venir m’assommer une deuxième fois comme ça. Mais quand même, je le connaissais bien, il n’avait pas l’habitude de faire du second degré, comment était-il possible qu’il m’ait dit ça ? Je pris mon téléphone, cherchai dans mon répertoire son nom, il fallait que je le trouve vite. La sonnerie, l’écho, sa voix :
- …Allô ? me répond une voix endormie.
- Mathias, c’est moi !
- Oh… ça va ?
- Je voulais juste… enfin excuse-moi pour hier mais j’étais un peu remué, tu peux le comprendre je crois.
- Sans doute, oui… répond-il, perplexe malgré tout.
- Oui, renchéris-je, c’est sûrement l’un des plus gros fours que je ne me sois jamais pris, désolé que tu aies assisté à ça, terminai-je de dire en laissant échapper un gloussement nerveux.
- Tu vas bien ? Tu me fais une blague ? finit-il par lâcher après quelques secondes où un léger blanc s’était installé, ainsi que quelques crampes d’estomac pour ma part.
- Quelle blague ? Répondis-je d’une voix blanche.
- Ecoute, c’est vrai que je ne t’ai pas fait de vrais compliments hier mais si c’est ce que tu attendais… lâcha-t-il dans un bâillement prolongé.
- Non, je veux juste… essayai-je de placer pour repousser ce que je redoutais
- Sache que c’était le meilleur soir qu’on ait pu faire, bravo, c’était un vrai triomphe, et tu le mérites… mais prends pas trop la grosse tête hein ?
- …Merci, soufflai-je.
A cet instant, je demeurais interdit, on échangea très rapidement sur la suite du programme, je le laissais ensuite retourner à sa « nuit », je n’avais donc pas non plus rêvé ça. Cette nuit, ce cauchemar que j’avais vécu, mon acolyte ne l’avait pas vu de la même manière, pire que tout, là où j’ai vu mon pire fiasco, lui y a vu mon plus grand succès.
Ce n’était pas normal, ça ne pouvait pas être normal. Je devais parler à quelqu’un, qui avait lui aussi vu ma prestation, ce qui n’était pas forcément le plus simple. Lorsqu’on fait de la scène, en fait on fait du seul en scène. J’aime assez cette expression, en réalité elle représente vraiment ce pour quoi on est sur ce petit présentoir qui nous fait apparaître bien petit devant la masse grouillante informe qui se dresse devant nous, et qui nous laisse pourtant la surplomber. Lorsque l’on fait du seul en scène, c’est bête, mais on est seul. Si le besoin est fort de se retrouver en montant sur l’estrade, il nous met aussi à la merci du jugement mesquin de la foule. Et ce risque qui permet toutefois d’apprécier tout le piquant, l’acidité, le plaisir de ce métier, nous le prenons à bras le corps. Mais si je devais relever un défaut majeur que cette profession m’a nourri tout du long, c’est bien cette solitude que l’on peut ressentir. On pourrait penser que cela est lié au moment où cette fatalité aléatoire nous frappe, celle où nous nous rendons compte que ce petit trait d’esprit qui marchait si bien en coulisse devant un miroir fendu en deux a un peu plus de mal à passer devant une salle noire pourtant aux abois quelques instants plus tôt. Et oui il y a bien un lien ici, car lorsque cela nous arrive, on a mal. Bah oui, la petite seconde que l’on avait allouée à cet effet, celle qui était censée laisser le temps aux gens de déployer leurs cordes vocales pour rire, celle-là même n’est plus d’actualité. On a froid, puis immédiatement chaud, on pâlît pour les plus fragiles, on rougit pour les plus frêles, on déglutit pour les plus sensibles, sur ce terrain-là nous sommes de toute façon tous affectés. A cet instant, oui on se sent seul, seul dans notre imaginaire, notre petit monde qui était censé si bien tourner mais qui s’est si bien effondré, et on se rend compte que nous n’avons pas su y inviter ceux qui nous écoutaient malgré notre bon vouloir. On nous a refusé cette belle offre, et lorsque quelqu’un décline l’invitation que vous lui avez envoyé, vous le prenez mal. Pour qui vous prenez-vous pour ne pas apprécier ce que l’on vous sert ?
Alors, parfois c’est le public, il n’est pas réceptif, pas autant que d’habitude, pas aussi attentif qu’il devrait l’être, parce que si on est seul pour la manœuvre, le spectateur n’en est pas moins actif. Actif dans le sens qu’il doit procéder à un effort de compréhension, et c’est aussi de cela que vient notre satisfaction à nous, les solistes. Parce que la construction d’un arc humoristique suppose que nous œuvrons à construire une mécanique, une machine bien huilée. Celle-ci ne va fonctionner que parce que vous pensez voir les rouages et qu’au dernier moment on vous dévoile la supercherie. Et non, on ne va pas dans cette direction finalement. Je crois que c’est l’un des sentiments les plus satisfaisants que l’on peut ressentir sur scène, de tous les engrenages que vous avez pu apercevoir, c’est ce petit grain de sable qui va tout briser et vous mettre en branle. Et comment vous allez exprimer ce branle ? Le fou rire, les éclats de voix, l’esclaffade, la pointe aigue, le ricanement, le toussotement, l’indignation amusée, le souffle du nez, la réaction, vous aurez été vivants. Et moi donc, mon privilège aura été d’assister à ce spectacle bien confortablement installé sur ma scène, vous surplombant avec un petit air narquois c’est vrai, si nous sommes sur cette petite estrade c’est pour mieux que vous nous voyiez mais c’est surtout pour mieux vous voir.
Mais quand vous ne riez pas, on ne veut rien, pas même un contact, nous avions presque l’impression d’être unis à vos réactions, de ne former qu’un tout, pourtant c’est bien là, quand l’obscurité nous renferme sur nous-même que l’on se rend compte que nous n’avons rien à voir. Je vous ai montré les rouages, la mécanique, mais le grain de sable que j’ai méthodiquement placé n’a pas fait effet, il a sauté, il n’a pas eu son rôle. Peut-être qu’il est trop banal, peut-être qu’il est trop extravagant, ou peut-être qu’il est juste hors-sujet ? Toujours est-il que l’humoriste qui pensait avoir découvert la vérité ne l’a en fait pas du tout. Inutile de s’extasier si le public ne l’a pas de manière universelle. En réalité je ne comprends toujours pas ce moment, je ne saisis pas comment d’un soir sur l’autre dans la même ville, dans la même salle, au même horaire, il puisse exister une telle séparation de cette suspension sérieuse. Comment une blague peut toucher un soir et couler un autre. J’en viens à me dire que la masse a une conscience, et que de son vivant elle appelle ou pas au rire collectif, il y a forcément une force immanente qui se cache derrière ce phénomène, ou alors je ne comprends plus rien, peut-être que je me fourvoie, mais il s’agit pour moi d’un mystère tout à fait intéressant et qui mérite plus ample réflexion.
Mais pour en revenir à la solitude, si celle du bide est tout à fait prenante et marquante dans ma profession, ce n’est pas forcément là que je veux appuyer. C’est plutôt du côté physique de la chose. Lorsque nous préparons en amont la chose nous sommes seuls pour réfléchir sur nos idées. C’est simple, je reste chez moi à me demander comment faire rire les gens, parfois je clope, une cigarette, deux, parfois même plus que ça. Je prends de longues douches, assez pour que la facture de gaz me rattrape. Je n’ai pas de chiens, pas de chats, pas de copine d’ailleurs, enfin plus. C’est vrai que les relations entre les hommes et les femmes nourrissent bon nombre de nos blagues à nous les « comiques ». Je dois avouer que j’ai toujours essayé de m’en départir, j’en avais marre de cette image qui nous collait à la peau à raison, je ne comprenais pas comment on pouvait accorder autant d’importance sur scène à ce thème alors qu’il existe sûrement une infinité de terreau à fertiliser. Il semblerait que je me plaigne, que l’on ne se méprenne pas, cette même solitude je m’y accroche, elle m’est en quelque sorte salvatrice dans mon milieu, elle est fournisseuse d’idées tout autant plus intéressantes les unes que les autres, la solitude a au moins le bon goût de nous laisser avec nous-même. Le piège lorsque l’on se retrouve coincés de la sorte avec notre même individu est l’ennui car on ne sait pas quoi faire de nous. Le fait est que je suis responsable de ce propre ennui, car je ne sais comment m’utiliser, comment correctement m’identifier dans une source d’actions potentielles. Quand on se retrouve seuls, on commence à cogiter, et ça on n’aime pas. Je trouve qu’au contraire cela est salvateur, chacun devrait prendre plus de temps pour cogiter. Un jour d’enfance, pendant une promenade en forêt avec ma mère, je m’étais arrêté près d’un arbre, pour l’admirer un peu sans bouger, simplement je restais là, à l’observer. Un inconnu était arrivé et nous regarda d’un œil amusé, il engagea la conversation avec ma mère en me demandant ce que je faisais, elle lui répondit que je m’étais arrêté sans bouger, il l’arrêta à son tour et lui lâcha un « Ah non madame, il ne fait pas rien, regardez-le, ça bouge là-dedans » avait-il lancé en pointant ma tête du bout de son doigt. C’est vrai, j’ai tendance à m’arrêter régulièrement, à réfléchir, c’est un défaut de comédien, chaque pas, chaque mouvement, chaque action est décryptée, passée au scan, retranchée. On m’a souvent qualifié de détraqué parce que je n’arrivais pas à me conformer à ce que les personnes autour de moi ont comme réaction adéquate à adopter, je n’arrive pas à voir ce qu’il est le plus à-même d’exprimer, si ce n’est le décalage apparemment. Bah si c’est bien ce que l’on peut penser j’insulte « on » du plus profond de mon être. Voir une personne perdre l’équilibre, se rattraper, avant de le re-perdre, pour se re-rattraper, avant de finalement tomber possède un potentiel comique non négligeable, pourquoi suis-je seul à rire alors ? Mais je m’éloigne.
Ou pas, cela témoigne juste un peu plus de cette solitude forcenée dans laquelle je vis, dans laquelle je me complais mais qui possède tout de même un revers important. C’est dans son nom, pour le travail c’est une véritable chance que d’avoir cet atout, maintenant pour l’être humain que je suis, il est parfois compliqué d’assumer au jour le jour mon statut d’être indépendant qui aime se la jouer soliste des caves. Il est arrivé que certains jours, je ne me retrouve à parler à d’autres personnes pour la première fois que sur scène. Et puis il faut bien le dire, j’aime pas les gens, je n’ai pas cette fibre de la sociabilité, ils me rendent insipide. Ce n’est pas tant que je n’aime pas leur compagnie, mais Dieu sait que c’est horrible ! Toujours ces mêmes putains de sujets qui reviennent sans cesse surtout lorsque vous connaissez pas la personne. Je veux bien faire des efforts oui, poser les questions intéressantes, mais au bout d’un moment stop, on en a assez, assez de cette même humanité dégueulasse qui vient envahir mon espace et qui ne m’intéresse pas, je n’ai pas la jauge d’énergie assez élevée pour pouvoir me complaire là-dedans, et même si des fois je bave de loin en voyant que tout le monde a l’air de s’amuser sauf moi, l’effort demandé est trop couteux et je n’ai pas cette patience ou bien cette adaptabilité que parfois je vous envie. Mais c’est nécessaire, de là me vient une force, une envie forte d’aller vers les autres décuplée par rapport à celle que quelqu’un possède naturellement. Et puis il fallait bien que je teste mon matériel sur eux, celui que j’avais mis plusieurs heures ardemment utilisées pour le rechercher.
Lorsque je sors de chez moi, je cherche un train pour arriver dans les bons temps au théâtre, je suis obligé de partir en avance parce qu’il n’y en a qu’un toutes les trente minutes, RER puis métro, puis marche, j’arrive en avance, je me promène donc un peu plus en attendant. On m’ouvre je descends en bas je revois la salle, c’est la même, aucune surprise. Je vais m’installer au milieu de la scène, j’inspire, j’exhale, je suis seul. Et c’est de cette solitude précise dont je parlais. Il est parfois assez difficile de s’en détacher. Je fais rire les autres, moi un peu moins, alors bon j’ai Mathias, mais que je vois uniquement pour discuter de technique, de mise en place, de stratégie, on mange ensemble parfois seulement, en silence. Silence qui me suit jusque dans ma loge, qui s’installe, pendant ma préparation je marmonne des bribes de textes, je bois un peu, je vais pisser, et puis c’est parti. Comme ça toute la semaine, tout le mois, bref vous aurez compris. Les tournées se font en suivant scrupuleusement ce modèle, il est vrai que certains soirs l’envie se fait moins ressentir que d’autres ce qui déteint forcément sur la prestation. Quand ça arrive je me dis que je suis payé et que tout travail mérite salaire, sinon il s’agit d’un vol, c’est absurde mais ça me force à être dur avec moi-même et mon jeu sur scène. Cette façon de faire a tout de même gardé pour elle un aspect assez glauque, cette solitude physique que je rencontre au point de finir seul en loge devant un pommeau de douche cassé et une tringle de cette même douche inexistante a par certains aspects quelque chose de déprimant je dois l’avouer, pourtant je ne m’en plains pas. Il faudrait à ce titre arrêter d’effectuer le raccourci de clown triste avec ce que nous faisons sur scène, il n’est en aucun cas nécessaire d’avoir porté tous les fardeaux du monde pour provoquer le rire, même si cela aide on ne va pas se mentir, il existe un nombre incalculable de manière de trouver la bonne tournure, le bon angle, la bonne formule. Au-delà même de l’apparence physique de cette solitude, c’est le manque de retour critique qu’elle marque. Car lorsque je suis sur scène, je vis le spectacle, je le joue, je lui donne corps. Et je peux difficilement donner du corps à une pile de texte tout en conservant mon esprit critique et garder une certaine concentration sur mon apparence extérieure et ma manière d’évoluer en tant que comédien. Ce regard extérieur, c’est le public, il me voit faire, mais il ne me dit pas comment je le fais. Je n’ai pas de retour immédiat si ce n’est par les rires, de critiques quant à ma prestation globale. Lorsque je sors d’un plateau d’humoriste j’ai parfois l’impression d’avoir tout gâché, et pourtant on vient me donner une tape amicale dans l’épaule en signe de félicitations et à contrario lorsque tout semble croire que je vais m’effondrer tant la salle n’a pas été réceptive je vais ressortir tout sourire, fier de ma prestation car j’aurais enfin réussi à faire passer une blague qui se refusait au public depuis plusieurs semaines. C’est cette présence qui demeure indispensable et qui me manque. Heureusement, durant cette nuit-là, que j’allais désormais appeler la « représentation noire », elle avait été présente en la personne de mon agent et meilleur ami, je pris donc mon téléphone et appuyai sur le nom « Le S ».