Une porte entrouverte laissait filtrer un rayon de lumière comme une invitation à la sérénité.
L’âme du défunt s’approcha timidement, n’osant perturber l’atmosphère calme et ouaté du lieu. Serait-elle digne d’entrer au paradis et retrouverait-elle les êtres chers perdus sur terre ?
Du bout de l’orteil, elle poussa légèrement la porte qui grinça lugubrement sur ses gongs. Un vieil homme barbu et hirsute, affalé sur une chaise branlante lui fit signe, sans un mot et d’un air désabusé, de poursuivre son chemin vers une lumière bleutée et tremblotante.
Pas âme qui vive, pas un bruit, pas de chants célestes, personne pour l’accueillir. Il ne savait trop quelle attitude adopter quand soudain une voix rauque et soufflante se fit entendre.
- Tiens donc, une âme perdue ! Que viens-tu faire ici ?
- Je cherche à gagner le paradis, de mon vivant on m’a dit que c’était possible
Un rire narquois et tonitruant résonna à travers toute la voûte céleste et fit vibrer les étoiles.
- Il y a bien longtemps que tes semblables ont déserté le paradis, il parait qu’on s’y ennuie. Ils sont tous à l’étage du dessous, à boire, à chanter et que sais-je encore. J’ai bien essayé de leur faire entendre raison mais une coalition m’a viré de mon poste et je n’en suis plus le PDG
L’âme se trouva surprise et bien en peine. On aurait quand même pu l’en avertir du temps de son vivant. Elle aurait passé moins de temps à faire le bien, à s’échiner pour des ingrats, à se fustiger de ne pas se consacrer suffisamment à ses enfants, à plier l’échine pour garder son travail.
La porte s’ouvrit soudain brusquement dans un grand fracas. Un beau diable tout fumant de colère se rua sur un nuage qui avait eu le malheur de passer à ce moment et il le réduisit en charpie.
- Holà Satan, de quel droit troubles-tu ma tranquillité ? Allons, du calme, respire un bon coup et raconte-moi ce qui te met dans cet état.
- Je n’en peux plus, Bon Dieu, je n’ai plus un instant de repos depuis que toutes les âmes ont quitté ton paradis. Je n’ai plus assez de temps et d’énergie pour distribuer châtiments et sévices. Ils en profitent pour me jouer les tours les plus pendables, se moquent de moi et critiquent le moindre de mes faux pas, trouvant que je ne leur arrive pas à la cheville. Quelle prétention ! Tant de milliers d’années à faire le mal pour en arriver là. Je suis au bord du Burn out. Regarde, ils ont même mis le feu au bout de ma queue dont il manque un morceau désormais et ont coupé une de mes cornes. Non vraiment, ce n’est plus possible. Je ne veux pas y retourner et je reste ici désormais. Après tout, tu es responsable de la création de ce monde et mon âme noire l’est bien moins que tous les locataires de l’enfer.
- Mon pauvre Satan, que pourrais-je bien faire pour toi alors que je lutte contre une dépression qui m’anéantit. Je peux t’héberger quelques temps mais tu comprends bien que cette situation ne doit pas perdurer au risque de faire de toi un squatter permanent qu’il me faudra chasser par les forces de l’ordre éternel.
L’âme nouvellement arrivée se râcla la gorge pour signaler sa présence que les deux protagonistes dépressifs avaient visiblement oubliée.
Le doigt de Dieu apparu et signala une belle porte en chêne à double battant avec une plaque métallique indiquant l’étage du dessous mais l’âme ne bougeait pas et sortit de sa poche un prospectus vantant la douceur de vivre, la tranquillité et le bonheur d’habiter le paradis, le brandissant et l’agitant bien haut dans un geste agacé. Il n’était pas question que le mensonge publicitaire atterrisse dans ces lieux sacrés.
- ho ça va, reste alors mais ne vient pas te plaindre que tu t’ennuies, je ne veux pas t’entendre, je suis si fatigué
Il lui fallut donc trouver un logis. La place ne manquait pas mais tout était sale et décrépit, dans un lamentable état d’abandon. Finalement, un modeste abri à peu à l’écart fit l’affaire. Une étoile lui offrit une étincelle pour l’éclairer, l’œil d’un tout petit cyclone devient sage pour accueillir ses nuits et une averse devint bruine pour l’abreuver à volonté. Pour cette âme fatiguée, la vie ne fut plus que douceur et tranquillité. Elle n’en demandait pas plus.
Parfois, le diable proposait une partie d’échec sans échec puisque personne au paradis ne pouvait perdre, ils enchainaient ensuite un jeu de l’oie mais finirent par se lasser de courir après une oie rapide comme l’éclair qui les narguaient en cacardant et qu’ils n’attraperaient jamais. Une partie de dés gagnée par l’un, se terminait systématiquement par la victoire de l’autre et rien n’arrivait jamais à les départager. En fin de journée, le soleil leur faisait l’honneur d’un magnifique coucher aux teintes chatoyantes. Ils s’endormaient tous deux d’un sommeil paisible.
Un jour, l’âme et le diable décidèrent de faire une course le plus loin possible afin de voir qui arriverait le premier mais l’âme qui n’avait pas pris le temps de repérer son chemin, se perdit dans l’univers et erra ainsi plusieurs années. Faisant écho sur les planètes, ce fut Satan qui la ramena à bon port. Ils devinrent ainsi les meilleurs amis du monde.
Entre temps, l’âme courageuse et opiniâtre nettoyait le paradis, remettait en état tous les logis, graissait les gongs de la grande porte y accrochant également des clochettes de pluie qui tintaient joyeusement au gré de la brise légère. Le maitre des lieux, Satan ainsi que le vieil homme de l’entrée la regardaient faire d’un œil perplexe.
Une nuit, la pleine lune, émerveillée par ce paradis redevenu tout pimpant, le fit scintiller de fils d’argent et les trois protagonistes des lieux eurent honte de leur tenue sale et délabrée. Le vieil homme pris une douche à la fontaine de jouvence, qui n’avait d’ailleurs sur lui aucun effet de rajeunissement, brossa sa barbe et ses cheveux, changea sa tunique grise et déchirée pour une aube éclatante, répara sa chaise à laquelle il y ajouta un beau coussin de nuages rosés.
Le diable fit un petit tour sur terre où une vache lui céda de bon cœur l’une de ses cornes. Il tailla ensuite le bout de sa queue qui fut désormais un peu plus courte mais plus vive et cinglante. Il emprunta un peu de lave auprès d’un volcan afin de retrouver ses belles couleurs rouges.
Le grand maitre fit un petit régime car étant resté allongé depuis si longtemps, il avait pris beaucoup de poids. Il se sentit ensuite plus alerte et la gaité s’invita à nouveau dans son cœur. Il reprit ses cours de chants lyriques et sa voix de ténor traversa l’univers sur un air de Carmen ou de la Traviata. Les Valkyries se réveillèrent de leur long sommeil et se hâtèrent de ramener les héros, les braves et les méritants.
Tout ce petit monde s’installa dans une entente bon enfant, chacun prenant soin de l’autre et de son éternel lieu de vie. L’âme gagna en respect, tous y compris le maitre des lieux sachant ce qu’ils lui devaient. Pour autant, sa simplicité et sa modestie ne disparurent jamais.
A l’étage du dessous, les âmes damnées cherchaient Satan. Mais où diable a-t-il bien pu passer ? se demandèrent-elles, pourquoi les avoir abandonnées ? Au fil de l’éternité, l’enthousiasme de la fête laissa place au renoncement. L’enfer se refroidissait et bientôt les dents claquèrent sous la morsure du froid. Une lueur de lucidité leur fit comprendre que leurs débordements avait fait fuir celui sans qui l’enfer n’avait aucune raison d’exister. Elles craignirent alors tout simplement de disparaitre dans l’immensité glaciale, effacées des mémoires de ceux qui, sur terre, faisait perdurer leur histoire.
Les premières à remonter les marches furent celles qui avait lâchement suivi le groupe, soit par peur de représailles, soit parce qu’elles croyaient toujours que tout était mieux ailleurs ou avant. Mais elles trouvèrent la porte close. Ce fut la panique et soudain même les plus frondeuses voulurent forcer cette maudite porte qui résista et ne s’ouvrit pas. L’enfer allait désormais commencer pour elles. Comme prévu, beaucoup disparurent définitivement et personne n’en parla plus jamais, la plupart devinrent hagardes et amaigries. Un jour pourtant, elles crurent découvrir la possibilité de s’échapper. Un gros tuyau montait vers on ne sait où mais devait sûrement déboucher vers la liberté. Après une âpre bataille pour savoir qui passerait la première, les âmes maudites s’engouffrèrent chacune leur tour dans le sombre boyau mais à la sortie, l’univers tout entier les accueillit et les âmes furent condamnées à errer pour l’éternité.
C’est ainsi que Satan repris avec délice possession de son domaine, retrouva fierté et respect et fit à nouveau régner sa loi. Malgré tout, il se glissait parfois discrètement au paradis pour revoir son amie la petite âme et deviser avec le maitre des cieux qui l’avait hébergé.
Finalement, personne n’est jamais tout bon ou tout méchant, ce sont les circonstances qui font la différence, sauf quelques exceptions.