Les gens comme moi ont souvent une fâcheuse tendance à vouloir être autre que ce qu’ils sont, ou à ne pas vouloir être celui qu’ils sont. Il s’agit en quelque sorte de spécialistes de la vocation ratée. Tenez, moi, par exemple, j’aurais aimé être musicien, depuis ma petite enfance. J’ai adoré la musique avant de savoir lire, voyez-vous. Il m’aura fallu quarante années pour comprendre et accepter que je ne serai jamais musicien, même simple amateur. J’ai fait plusieurs tentative d’apprentissage d’un instrument, et cela a toujours piteusement échoué. La dernière de ces tentatives aura été le piano, que j’ai maltraité pendant quatre années avant de me rendre compte que non, décidément, jouer de la musique, ce n’est pas pour moi. Mon ex-femme Suzanne avait un bon niveau au clavier, jouant par exemple L’arabesque de Debussy, et n’a pas manqué de m’encourager, avant que nous divorcions, quelques temps plus tard. Depuis qu’elle est partie vivre à l’étranger, en Australie, je n’éprouve plus ces velléités si contraignantes me poussant à essayer de faire de la musique. Il me suffit de mettre un CD dans le lecteur de mon salon et de me laisser porter par les sons, sans pour autant vouloir moi-même en produire. C’est une sorte de libération, je dois le dire : jouir de la musique en tant que simple mélomane, sans autre ambition que d’en apprécier la beauté, la clarté, le mystère presque insaisissable et pourtant si caractéristique qui vient s’ajouter à l’existence et lui apporter un parfum, une saveur sans laquelle la plupart des jours ne seraient que fadeur et insignifiance. Nous aimions nous allonger côté à côte dans la chambre de l’appartement, ma femme et moi, et partager l’écoute d’une musique aimée tout en nous enlaçant tendrement, comme si le son venait souligner et magnifier le bonheur que nous trouvions à être ensemble, si proches l’un de l’autre. A présent, seul dans la chambre, j’aime encore écouter ces musiques qui m’évoquent, à la façon nostalgique d’un film en noir-et-blanc, les moments les plus heureux de notre relation passée. Au fond, Suzanne m’avait quitté parce qu’elle s’ennuyait avec moi. Mon caractère taciturne avait fini par lui sembler manquer d’intérêt. Je sais que déjà plusieurs mois avant notre séparation elle fréquentait déjà une autre femme, avec laquelle elle finirait par s’envoler pour l’Australie, laissant par la même occasion sa mère veuve, avec laquelle elle passait une partie de chaque semaine en proche banlieue, à C***.
Depuis le départ de Suzanne à l’étranger, je continuais néanmoins à rendre visite à sa mère le premier de chaque nouvelle année, dans sa petite maison excentrée aux frontières de la ville de C***, à la limite d’une vaste forêt qui bordait les dernières habitations. J’arrivai en train à la gare de C*** vers onze heures trente et nous allions d’abord déjeuner dans une brasserie proche, avant que Jacqueline, âgée de quatre-vingt-sept ans, ne me conduise en voiture prendre le café chez elle. J’aimais la brasserie un peu décrépite où nous déjeunions immanquablement : les boiseries vieillies, les papiers peins passés, la clientèle assez rare composée d’habitués pour la plupart grabataires et célibataires, tout cela donnait une tonalité reposante à ce lieu, dans lequel seuls quelques faibles chuchotements venaient troubler le silence. La serveuse nous présentait le menu et nous prenions toujours une douzaine d’huitres en entrée, suivies d’un plat et d’un dessert. Jacqueline s’autorisait à boire un demi verre de vin blanc, bien que le médecin le lui déconseillât en raison d’une possible interaction néfaste de l’alcool avec les nombreux médicaments psychotropes qu’elle devait prendre quotidiennement. Fille et veuve de militaires de carrière, Jacqueline, malgré son apparence assez austère de digne vieille dame pupille de la nation, ne ratait jamais l’occasion d’un mot d’esprit ou d’une espièglerie qui donnait subitement à son visage parcheminé comme un petit éclair de jeunesse. Ses yeux brillaient alors d’un éclat qui ne pouvait laisser de doute sur sa lucidité. La conversation de Jacqueline tournait irrévocablement autour des actualités qu’elle écoutait du matin au soir sur une chaîne d’information dont on pouvait dire sans peur de se tromper qu’elle était orientée politiquement dans la mouvance de la droite la plus réactionnaire et identitaire.
[à suivre...]