C’est le topic de Kratos qui m’a fait replonger dans ce qui est peut-être ma pièce de théâtre préférée… Le magnifique chef-d’œuvre d’Edmond Rostand !
Petit topo sur Edmond Rostand et la pièce (source : wikipédia, agrémenté de commentaires

) :
Edmond Rostand est né dans une famille aisée de Marseille, le 1er avril 1868 (j’aime beaucoup cette date, elle préfigure pour moi le personnage de Cyrano : un peu anarchique et complètement fantaisiste)
La représentation de Cyrano de Bergerac, le 28 décembre 1897, à Paris, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, va lui apporter la gloire. Pourtant, quelques minutes avant la pièce, Rostand pressent un fiasco et demande pardon à la troupe de l'avoir entraînée dans « cette effrayante aventure ».
En réalité la pièce fut un véritable succès : dès l'entracte, la salle applaudit debout et même, un ministre vient le trouver dans les coulisses, décroche sa Légion d'honneur pour la lui agrafer, et s'explique : "Permettez-moi de prendre un peu d'avance". Et, au baisser de rideau, le public d'applaudir à tout rompre, vingt minutes durant !
La pièce reste cependant difficile à jouer à cause des décors très différents de chaque acte, du nombre de personnages, de sa longueur, de la longueur du rôle titre (mille six cents vers pour lui, un record), et de la présence même d'une scène de bataille. (mais la
Comédie Française en donne en ce moment une représentation formidable)
Edmond Rostand s'est inspiré plutôt librement pour sa pièce d'un personnage réel, Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655), que l’on a plutôt oublier au profit du personnage de fiction (mais les scènes sur l’homme venu de la lune, acte III scène XIII, sont un clin d'oeil aux ouvrages du vrai Cyrano).
Le succès de Cyrano de Bergerac est à regarder en fonction du contexte de l'époque : omniprésence du théâtre de boulevard, défaite de 1870, affaire Dreyfus, récents attentats anarchistes (dont celui qui coûta la vie au président Sadi Carnot), etc. Dans un tel contexte, cette pièce, grandiose, héroïque, peignant un héros qui se bat même lorsque cela est inutile, fut ressentie comme une bouffée d'oxygène dans une époque trouble et comme un exemple à suivre.
Cette pièce lui montrait qu'on peut être infortuné dans tous les domaines (naissance, fortune, carrière, amour...) et ne rien perdre pour autant de son panache, voire à certains égards faire pâlir des puissants (Valvert, De Guiche) par son courage, sa verve et sa force morale. Le héros est un homme de haute volée, plein d'esprit, de courage, qui souffre de sa laideur ; en cela la pièce est une ode à tous ceux que la société met de côté pour diverses raisons, à tous les "petits" écrasés par les "grands". Elle montrait aussi qu'un amour n'avait pas besoin d'être partagé pour être exemplaire, que la fidélité à une attitude peut durer toute une vie, et — révélation dramatique de l'avant-dernier acte — que même une précieuse peut non seulement avoir du cœur, mais préférer l'âme d'un homme à son physique ou à sa fortune.
Extrait, peut-être le plus connu : (acte I, scène IV)
LE VICOMTEPersonne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !...
Il s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant lui d'un air fat. Vous.... vous avez un nez... heu... un nez... très grand.
CYRANO, gravementTrès.
LE VICOMTE, riantHa !
CYRANO, imperturbableC'est tout ?...
LE VICOMTEMais...
CYRANOAh ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme...
En variant le ton, -par exemple, tenez
Agressif : "Moi, monsieur, si j'avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse !"
Amical : "Mais il doit tremper dans votre tasse,
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap !"
Descriptif : "C'est un roc !... c'est un pic !... c'est un cap !
Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule !"
Curieux : "De quoi sert cette oblongue capsule ?
D'écritoire, monsieur, ou de boîtes à ciseaux ?"
Gracieux : "Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ?"
Truculent : "Ca, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez ?
Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ?"
Prévenant : "Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol !"
Tendre : "Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane !"
Pédant : "L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Put avoir sous le front tant de chair sur tant d'os !"
Cavalier : "Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !"
Emphatique : "Aucun vent ne peut, nez magistral,
T'enrhumer tout entier, excepté le mistral !"
Dramatique : "C'est la Mer Rouge quand il saigne !"
Admiratif : "Pour un parfumeur, quelle enseigne !"
Lyrique : "Est-ce une conque, êtes-vous un triton ?"
Naïf : "Ce monument, quand le visite-t-on ?"
Respectueux : "Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue !"
Campagnard : "Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain !"
Militaire : "Pointez contre cavalerie !"
Pratique : "Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !"
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot
"Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître !"
-Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit
Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d'une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.
Et un autre, que j’aime beaucoup : (acte II, scène VIII)
LE BRETSi tu laissais un peu ton âme mousquetaire
La fortune et la gloire...
CYRANOEt que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?...
Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Etre terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ?"...
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, -ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
LE BRETTout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?
CYRANOÀ force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D'une bouche empruntée au derrière des poules !
J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus !
LE BRETQuelle aberration !
CYRANOEh bien ! oui, c'est mon vice.
Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.
Allez vous faire plaisir :
http://fr.wikisource.org/wiki/Cyrano_de_Bergerac_%28Rostand%29 et revenez faire part de vos impressions !
