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Auteur Sujet: Valnesi  (Lu 485 fois)

Hors ligne Shendo

  • Tabellion
  • Messages: 53
Valnesi
« le: 18 Décembre 2024 à 20:10:10 »
Bonsoir,

Je vous propose un extrait de mon roman, en cours d'écriture.

Bonne lecture !


Bien cordialement,
Shendo

Jamais une musique n’avait rassemblé âmes pareilles. Tous deux dansaient une valse russe bien connue de son peuple : la Valse du tsar et de la tsarine. Le choeur des clarinettes envoyait ses notes mélodieuses sur des tasses en bois et des guéridons précieux. Naguère fussent-ils amants, aujourd’hui les futurs mariés s’embrassent pleinement sous l’astragale de l’hôtel ; entité bétonnée, devenue jeune adulte parmi les humains vieillissants.

   En cette année 1935, bien des choses avaient changé. M.Dimbilly marchait à l’aide d’une canne. Sa dernière crise d’apoplexie l’avait laissé mourant. Médecins se succédaient dans son bureau désormais trop grand pour un homme désorienté. En effet, sa boussole interne n’indiquait que le sud. Ainsi naviguait-il ardemment jusqu’aux côtes de Valnesi, là où s’épousaient une fois par mois les déconvenues de ses ambitions maritimes. Il lisait, canne en main. Il parlait, canne en main. Lisait, canne en main. « Canne en main » ou « Cann’enmain »  tel est le surnom qui arpentait les trente-trois étages du Rivage. « Peu me chaut » affirmait avec dédain l’ancien architecte. Entretemps, sa carrière avait cessé d’avancer, comme un âne que l’on somme de transporter bagages et exigences commerciales sans lui tendre la carotte. La récompense du désormais sexagénaire eût été longtemps la reconnaissance de ses pairs, et de son père. Le souvenir de son paternel, jadis maître-architecte, trottait dans son esprit chaque soir de pleine lune. Ses superstitions l’avait rendu lourd, bien que ses effets eussent apporté à son âme une certaine candeur dont les habitants du Rivage découvraient l’existence, ne connaissant que cette facette du vieil homme. L’on aime à dire que vient, avec le vieil âge, en plus du rhumatisme et de l’incontinence, l’importance des rituels, sinon de cette routine au goût et à l’odeur réconfortants. Là-dessus, je vous laisse le soin de méditer. Reste que M.Dimbilly affectionnait son thé tiède du soir, et surtout pas du matin à cause de ses nombreux maux d’estomacs, lesquels rendaient ses matinées désagréables, et lui-même par la même occasion. Le matin, le jeune retraité s’adonnait à la lecture de quelque ouvrage ; il penchait son petit crâne dégarni à la lueur de la fenêtre, donnant vue sur l’arrière-cour de l’hôtel (le dernier pan des constructions à avoir été finalisé). Chétif qu’il était, sa canne, bien qu’elle fût posée derrière son bureau toujours aussi imposant, se trouvait naturellement à portée de main, au cas où défaillirait sa « bonne vieille jambe ». Matinée passée, il contemplait la vue à midi : les jardins parfaits de l’hôtel et ses petites bêtes jouaient le spectacle méridien ; spectacle dont il connaissait la moindre partition. Par exemple, l’arrivée du chien de Madame Françoise, succédé du chien de Madame Padoue. Caniche blanc et caniche noir se reniflaient gaiment l’arrière-train avant de s’aboyer l’un l’autre. Cela n’empêchait guère les deux dames d’entretenir, semblerait-il, la même vitalité des mots et des gestes. De jour en jour, l’arthrose eût suffisamment raison de ses tours de garde pour le faire rassoir, plus longtemps et plus souvent. Il soufflait d’être en vie, après l’avoir brièvement aspirée. Puis, il lut L’Éclair, le journal local, dont le rédacteur en chef lui paraissait des plus hautains. Il ne l’avait jamais vu, certes, mais son écriture « disgracieuse » de par sa « monotone mécanique » lui rendait sa lecture éprouvante. Ce rédacteur en chef, M.Malvaux, avait gravi bien des montagnes, jusqu’à atteindre le sommet d’une d’entre elles : L’Éclair. Une entité pourvue de vieilles fondations ; 1796 étant la pierre première. Quoi qu’il en soit, ce jour d’automne (ce devait en être le début au vu des événements qui vont suivre) vit titré : « L’hôtel Rivage aux yeux de Lesage ». Cet article fit littéralement bondir M.Dimbilly. Son estomac se noua et son échine malingre courba un peu plus la fausse dextérité dont elle voulait faire preuve en public. Le lecteur est un être curieux, et par une entreprise hasardeuse, entre les mains qui vous écrivent présentement se tient ledit article.

L’Éclair   
    [/i]

L’hôtel Rivage dans les yeux de Lesage

Il est l’un des penseurs, sinon l’allègre négociateur. Louis Lesage a vu grand pour Valnesi, bien que la ville, aussi charmante soit-elle, ne semblait pas jouir de bras suffisamment forts pour accueillir le gabarit d’un hôtel. Du principe d’Archimède, M.Lesage n’est de toute évidence pas un adepte. La construction, un temps conçue par nul autre qu’Edgar Dimbilly, fut mise à rude épreuve. Malgré les arrhes précieuses du maire, M.Degonacque, le terrain resta longtemps inerte, et quand il fut enfin investi par les engins et une équipe d’une cinquantaine d’ouvriers, les péripéties de cette fine équipe atteignirent l’acmé de ce à quoi la complexité humaine pouvait prétendre. Un vol de bijoux estimé à plus de 500 valnesi joua les trouble-fête. Inexpliqué jusqu’à aujourd’hui, M.Dimbilly avait confié à l’époque une « immense déception ». Suite à une oeuvre de charité, que d’aucuns qualifient encore de « tumeur maligne », les ouvriers (jadis appelés les « acharnés ») avaient été récompensés de leur labeur. Montres, colliers, bagues, manuscrits anciens…  De quoi faire plaisir à Madame. Si certains en gardent l’existence matérielle dans quelque étagère ou quelque coffre-fort, la plupart, soit morts, soit excommuniés par décision de justice (découlant du procès des « Gloutons d’or ») ne brassent à ce jour que de l’air.
   Faut-il croire en un prophète ? Qu’il en est un ou non, M.Lesage prophétisait sans jamais s’arrêter. Sa fortune est estimée à plus de 1 500 000 valnesi ; l’homme d’affaires plante de manière compulsive ses graines sur le terreau fertile de la petite étoile, « une ville où il fait bon vivre », affirme le Français. Est-ce l’hôtel qui en est la cause ? Ou plutôt l’explication ? « Le Rivage est sans nul doute l’un des phares de Valnesi. Il est vrai que sa construction fût longue, trop longue. Mais regardez ! cela en valait bien le coup », dit-il en démontrant ce qui semble avoir accouché de sa propension à raviver un feu éteint. Le Rivage ne vivote plus ; il vit avec ses soixante pensionnaires à l’année et ses trois cents quatre-vingt nomades, prêts à poser un pied à terre le temps d’un soir ou deux.
André Malvaux

Son visage devint d’abord rubicon. Son épiderme présentait quelques taches brunes transparentes, la femme de chambre parlait tantôt de « taches de noblesse », tantôt de « taches de vieillesse ». Les deux versions différaient selon la personne à qui elle la confiait : M.Dimbilly lui-même ou l’autre femme de chambre. L’on pouvait aisément les distinguer par la forme de leur corps : l’une était mince, l’autre était épaisse. Pour l’heure, M.Dimbilly avait vu son prestige vexé, bafoué ; ses dents légèrement jaunies grinçaient d’une telle façon qu’on entendît comme le frottement de deux doigts pinçant du papier. Qu’avait donc fait Louis Lesage pour engranger pareille vedette ? Le Français était apprécié de tous. Indubitablement des vieux comme des jeunes. On lui prêta même des ambitions politiques pour remplacer M.Degonacque, dont le teint tirait un peu plus jaune à chaque décoration. Et en temps de guerre, elles se succédaient. Les épaules droites, le nez aux aguets, les sourcils infaillibles, la pupille absente et l’iris gorgée d’absinthe ; le 7e régiment de parachutistes d’infanterie des Marines était rentré depuis trois semaines. Bien que le treillis militaire eût été une seconde peau, nombre d’eux exultaient les plaisirs du vin et de la chaire. Valnesi les avait recueillis au large de ses côtes qui, contrairement à bien d’autres, ne connaissaient aucune érosion. C’était une plage de sable fin parcourant les trois cent-soixante quinze kilomètres où jouxtaient çà et là une poignée de galets opalescents. Valnesi eut été épargnée par le chagrin du monde. Cela n’empêchait pas à certaines rancunes d’atterrir net dans le coeur des moins aguerris et des plus orgueilleux. Si le Ciel ne vous tombe pas sur la tête, probablement est-ce vous-même qui saboterez les plans qu’il vous attribue. En cela, M.Dimbilly tournait en rond à l’intérieur de son bureau dédaigneux ; se rasseyait pour calmer sa tension et frôlait les murs fraîchement tapissés afin de dépasser ponctuellement sa tête fragile des quatre petits bouts de fenêtres. Le hasard - ou la petite taille de la ville - lui envoya Louis Lesage. Coquet à souhait, il déambulait canne en main sur les pelouses du jardin. « Une canne de badaud », pensait fermement l’architecte. Ce dernier prépara son veston côtelé, ses bottines en cuir et son faux chapeau en renard. Bonjour Monsieur ! dit celle-ci ; Monsieur ! dit celui-ci ; Edgar ! Vous auriez le loisir de passer ce soir chez Potiron ! L’homme à la démarche plus lente qu’autrefois (vous comprendrez les dix ans qui nous en séparent) avait les yeux rivés vers le tapis rouge de l’hôtel ; sorte de fil conducteur menant à la chaufferie comme au belvédère. Sur le côté dudit tapis était fondue une suite symétrique de boutons d’or ; on eût dit quelque broderie fine tout droit sortie d’une industrie artisanale. Arrivé au niveau de l’arrière cour, à l’entrée de la grande baie vitrée, qui laissait entrevoir les belles de jour d’un côté et les belles de soir de l’autre, il entr’aperçut le chantre français chantonner des airs mélodieux à l’oreille mielleuse de gamines endormies.

C’était une sorte de falaise… Vous savez, ces monts, tels que ceux du Japon. Je dirais qu’il y a une faune et une flore attentive au moindre de vos pas. Il faudrait que je vous retrouve ce nom… Ah ! maléfique mémoire.
Elle riait beaucoup. Une autre s’ajoutant, elles riaient à deux. Lui n’esquissait pas l’ombre d’un sourire. Il vivait sa passion en lui donnant plus de vie qu’au bambin qu’il avait délaissé. Une naissance adultérine, nous n’en savions rien ; fait est que Lesage, produit d’une famille où l’essence de la pureté se distille dans le bec Bunsen du catholicisme, jouait aux apprentis chimistes : un zeste de passions, deux gouttes de rigueur, trois de tristesses, quatre gouttes de fantaisies. Assurément, une gorgée suffit.
— Une falaise ? Oh oui, vous deviez être si bien ! Et pourquoi êtes-vous revenu ? s’interrogea benoîtement la rousse au visage parsemé de jolies pigmentations.
— Je ne sais pas. Les affaires m’appelaient, sûrement. Mais au-delà de tout, je crois qu’on ne peut nier ses racines. Valnesi est ma cabane.
— Une cabane ! n’est-ce pas mignon ? Vilain petit garnement, s’esclaffa la brune, qui extirpait innocemment les belladones de leurs feuilles.
   Louis Lesage annonçait une arrogance décousue. Il savait manier, par petites touches, les différentes politesses ; le bonjour enjoué et l’au revoir mystérieux ; les mains posées sur les genoux et les yeux dansant sur tous les cous ; la montre à gousset dont la discrétion contrastait avec la cigarette aux mouvements agités. Et, tandis que son visage montrait une certaine élasticité dans l’art de rire comme de froncer les sourcils par mécontentement ou réflexion, M.Dimbilly approcha sa canne tambour battant sur les pavés rougeâtres du belvédère. Des familles d’oiseaux avaient fait leur nid en hauteur d’arbres nouvellement plantés. L’on pouvait discerner, d’en bas, des branches ondulantes mêlées à d’autres branches encore, donnant l’impression d’un savant mélange de couleurs, que les apprentis botanistes aimaient décortiquer en raison de leur rareté. Il est vrai que le jardin du Rivage redonna noblesse à la verdure, aux charmes des sapins et des fleurs. Valnesi, une ville longtemps industrielle, dut redoubler d’efforts depuis le krash boursier de 1929. Elle continua donc à bétonner ses bâtiments austères, à investir dans telle usine (prenons par exemple l’usine de tabac qui fut longtemps sous tutelle financière) ou tel commerce dont les « produits extraordinaires devraient révolutionner le quotidien de nos citoyens ». Une fois que le Rivage fût debout et prêt à marcher, et que l’on payât un jardinier italien plus que de raison, la ville se mit à faire pousser du lierre sur les façades de la bibliothèque et à semer une quantité pléthorique de graines, là où la moindre surface terreuse apparaissait fertile.
   M.Dimbilly exécrait l’adulateur. Plein d’afféteries, Louis Lesage honorait ce rôle, que lui avait gracieusement décerné l’ex-architecte. Les ressentiments qu’il entretenait à l’égard du Français étaient comme une couche à laquelle se superposaient d’anciennes rancunes, mal digérées. C’est donc en descendant les marches, peu à peu, que M.Dimbilly s’approcha du loup et de ses brebis enchantées.
 — Ma foi ! Est-ce un ami que je vois là ? s’étonna Louis Lesage, en écartant de la main le jupon à carreaux. Mais oui !
— Monsieur Lesage… souffla le vieil homme.
Le Français accourut aux bras de son aîné et déposa son frêle squelette sur un muret fleuri, où bourdonnent une ruée d’abeilles et où fredonnent quelques piverts en pause.
 — Ces satanées marches… dit-il en camouflant son effort. Bon, bien.. Tout cela me paraît… avantageux.
  — Ma foi, oui ! Comment allez-vous, Edgar ?
  — Sobrement. Pourquoi tant d’arbres ?
  — Et votre jambe ? Eh bien, le vert, la végétation, les abeilles ; le cercle vertueux !
 — Comme elle peut. Oui, c’est cela la cause de toute initiative, la vertu. Si j’avais pu être suffisamment vertueux pour que l’on daigne me redonner le mérite qui me revient… La vertu, vous dites.
M.Dimbilly profitait du regard des jeunes filles en fleur pour pérorer comme un livre ancien qu’un jeune apprenti consulte au moindre doute. Une phrase sur deux n’était pas terminée ; ses mains, quoique d’apparence calme, indiquait une asthénie sur chacune de ses veines, molles et vert pâle ; de petites veines en forme de serpent éparpillés, rampant sur un sol tantôt aride, tantôt glacial ; ainsi sa peau caractérisait ce mélange de couleurs qu’un homme secrètement malade essaie désespérément de rougir, telle une actrice en fin de carrière. Tandis que la rousse griffait le veston du Français, la brune s’agrippait à lui, se servait de ses fins doigts comme d’un peigne, passant et repassant dans la jungle capillaire, dont l’odeur de miel et de camomille s’insinuait à l’air légèrement venteux.
— Comment avez-vous fait ? Et épargnez-moi la langue de bois !
— Quoi donc, cher ami ? s’étonna le Français.
— Allons… ce que je touche, ce que je sens, ce que… M.Dimbilly s’arrêta net, en roulant des yeux.
— Ici, vous dites ? J’ai misé sur quelque investissement, et pris des risques, que mon père m’a mis en garde de prendre. J’ai lancé mes dès, cher ami, voilà tout ! Et la roue de la fortune s’est arrêtée à Valnesi, mon bercail, affirma-t-il solennellement face aux yeux écarquillés des deux demoiselles. Vous savez, cher ami, il y a une maxime que j’ai retenue, et je n’en ai pas retenue beaucoup ! « On ne doit pas juger du mérite d’un homme par ses qualités, mais par l’usage qu’il sait en faire. » Cette phrase de Jean de la Bruyère m’émeut. Qu’est-ce qu’une qualité, après tout ? Avez-vous déjà joué à ce jeu hasardeux, où l’on tente de vous en attribuer sans vraiment savoir ce qu’elles désignent ? Vous et moi possédons des traits de caractère, pour sûr ! mais quelles sont nos qualités, cher ami ? Je vous le demande… En fouillant un peu, je me suis aperçu que j’étais un homme aimable. Oh quelle niaiserie ! me diriez-vous.
— Vous lisez en moi comme dans un livre ouvert, dit en coin l’architecte désabusé.
— Oui, oui… Vous auriez presque raison ! Mais, j’ai réfléchi : mettons un homme qui sillonne la France entière, sans le sou et sans abri, femme ou vêtements ! Eh bien, cet homme, à qui l’on a dit « Veux-tu voyager ? Va-t-en ! Tu verras à quoi ressemble le monde, et tu reviendras sur tes terres originelles », que peut-il faire sinon d’être aimable ? Son périple est fait d’amabilités ! Il le doit. Comme boire lorsque la bouche est sèche ou manger lorsque l’estomac tire sur le ventre entier, l’homme doit être aimable ; non seulement, il se le doit, mais il le doit aux autres. Ainsi il fera la connaissance du fermier et du boulanger, dormira à la belle étoile et se cachera dans la grange quand l’orage rugira, et y manger au petit matin ; ainsi serrera-t-il plus de mains qu’il n’en a jamais serrées : calleuses comme le vécu et douces comme de la soie. À son retour, il dira « J’ai vu le monde. S’il m’a d’abord semblé hostile, voilà qu’il est désormais mon terrain de jeu ! » Valnesi est devenu mon terrain de jeu, conclut silencieusement le Français.
   Les jeunes femmes aspiraient chacune de ses paroles, syllabes et autres grivoiseries subtilisées par leur insatiable envie de vivre la passion. M.Dimbilly se sentait plus exaspéré par le succès du Français auprès d’une gente féminine que, jadis, le vieil homme aiguisait à la lame de sa fougue, et qui, aujourd’hui, semble se tordre sur leur peau vermeille.
— Il y a, reprit gaiment M.Dimbilly, une fougue chez vous qui m’a toujours interpellé. Même si j’avoue ne pas vous avoir pris au sérieux, quand vous êtes venu chez moi, congelé par le doute quant à vos projets aventureux ; mais il est vrai que tout cela est intéressant. Qu’avez-vous pensé de l’article, que dis-je ! du torchon signé Malvaux ? Cet idiot, bah !
Louis Lesage ne put répondre. Derrière, arriva en grande pompe une flopée de jeunes artistes, munis de palettes noires et de tabliers proprets. L’affaire du Français n’était non plus au bavardage « d’entre midi et deux « , mais d’une longue et minutieuse dissertation picturale. Il y avait en effet, au milieu du jardin, une gigantesque toile ameutant une bacchanale de peintres aux rêves plus colorés que la nature d’un monde. Concentrés, fixés, le front légèrement dégarni, les mains croisées ou détendues le long des jambes ; de jeunes gens dont l’abîme culturel n’était franchissable que par cette confrérie de damnés, ciblés par la grâce de Dieu, ou par celle de Louis Lesage. Ce dernier s’avança lentement, laissant derrière lui ses deux gazelles et son aïeul aux pommettes tirées. Une armée de jeunes bohèmes s’approprièrent les lieux. Ainsi on trouva près des arbustes une succession de tables en bois sur laquelle mourrait un rouge sombre, dégoulinant au creux d’un récipient en vessie de porc séchée ; virevoltaient çà et là de fines éclaboussures, pareilles au crachin pluvial d’octobre, du bout des doigts jusqu’aux discrets galets, confis en bordure d’une terre poudreuse dont jouissait une balbutiante fleuraison. C’était l’heure de l’entraînement. La demoiselle brune et rousse disparurent dans une foule, qui aimât plus sa propre ardeur à force de croître, que l’intérêt du spectacle. M.Dimbilly se trouva écrasé ; il ne sut que se taire sous la gronde d’une populace à la forme abstraite et aux cris lourds. Il se fraya un passage souterrain, au contact des pieds et des guenilles, y laissa même sa canne et ses lunettes rondes. Soudain, tonnerre dans la salle à ciel ouvert : « L’art ! Bienvenue ! » Louis Lesage s’exclama plus qu’il n’en fallut. Et sa chemise s’ouvrit ! Et ses poils s’hérissèrent ! Il donna un coup de pinceau sur l’une des nombreuses toiles, mises debout comme un soldat qui attend l’ordre. Après une introduction à base de proverbes latins et de références approximatives à Poussin ou Rembrandt, il déroula son projet.
— Il y a dix ans, j’avais des rêves et ambitions ! Cet hôtel les a résolus. Il y a dix ans, je ne connaissais pas grand-chose à l’art ! Cet hôtel m’a appris. Il y a dix ans, continua-t-il dans son lyrisme nasillard, j’ignorais la bonté de l’Homme. Cet hôtel me l’a fait connaître. Mesdames et messieurs, si l’art est une thérapie… alors prenez immédiatement rendez-vous ! Aujourd’hui, au centre de ce jardin, dont vos mains applaudissent généreusement la beauté, veuillez accueillir La Pièce !
On eut dit un cabaret américain. Derrière, loin derrière, le râle de M.Dimbilly extorquait à son orgueil l’envie d’exister et de crier à la calomnie. Au fond de lui, il en était même un peu fier, comme s’il avait accompli la prouesse géniale d’un de ces anonymes dont la légende ne brille que parce qu’elle est mystique. Du fait de ces réflexions obscures, il se contenta bien de ne pas lever le doigt, et quand bien même ses moult acrobaties oratoires lui avaient autrefois permis de sortir indemne de bourbiers, il se tut.
   La Pièce était une toile immensément colorée. Elle avait concentré l’attention de plus de vingt-cinq peintres, trente-six heures durant. Un ciel orangé dominait la partie supérieure du tableau, dans toute sa largeur. En descendant le regard, il était possible d’y déceler de brèves touches de noirs qui, si l’oeil s’amusait à en suivre la vie, formaient une nuée de cendres. Le cratère enfumé de l’Etna donnait des airs de divagation mortifère à ce tableau. Le public, mélange de pauvres et de riches, d’incultes et de peintres en devenir ou d’artistes ratés, avait accueilli l’entrée de La Pièce avec les yeux hagards et les mains timidement jointes ; l’une tapait contre l’autre mais ne parvinrent pas à combler les flottements ponctuels du discours. Et les jeunes peintres - venus de Rome, de France, de Scandinavie et de « tout un ailleurs » - présentaient, l’un après l’autre, une partie de cette pièce d’orfèvre. Les composites de ce joyau démentiel semblaient si rares et si fragiles qu’un regard trop insistant suffisait à s’accuser d’une de ces gourmandises peu recommandables, signifiant qu’il fallait y goûter plusieurs fois pour prononcer ses saveurs. Il fallut en réalité bien plus qu’une toile spectaculaire pour agiter la foule. Louis Lesage ajouta à son nom deux autres signatures en guise de guest ; deux versions inattendues, dont les années eurent ripoliné n’importe quel passé si seulement la couleur de peau eût été la même. « Avancez, avancez ! s’exclamait comme un fou Louis Lesage. La Pièce est une oeuvre d’art, elle clôture officiellement la transformation de notre si bel hôtel. J’ai l’impression de l’avoir materné, de lui avoir donné le sein ! s’essaya-t-il à ce qu’il appelait benoîtement des « digressions ». On sentit une véritable émotion dans le timbre de sa voix, qui déraillait progressivement. Koumba Alimé dut s’immiscer plus tôt que prévu. Dans sa main, une autre la suivait. Un visage sortit de l’ombre ; un large front sur lequel se baladaient de timides veines, racontant à elles seules la sérénité et la clarté d’une vie tranquille. Clèves avait pris du poids ; de ce gras qui donne l’allure plus bourgeoise et mieux tenue ; pas assez néanmoins pour disconvenir aux compliments que lui lançait la foule, çà et là, entre les corps englués et les centaines de mains levées vers le ciel gris. A la manière d’une de ces princesses dont le nom est dur à prononcer pour ceux dont la foi et la posture conservatrice leur font dire qu’il n’est guère de bon aloi de donner crédit à une femme aux « moeurs légères », la foule grondait ; se dispersait naturellement. Le pied posé sur la mince estrade, sorte de monticule exagérément décorée, Koumba Alimé racla sa gorge à plusieurs reprises. Derrière lui, Clèves jouait avec ses mains et ses fins doigts. Elle n’osait regarder cette mer humaine, dont elle craignait que chaque vague haranguante se transformât en un océan de haine. « Bonjour à tous ! Merci à M.Lesage, sans qui ce jour ne serait jamais arrivé. Nous sommes fiers, vous et moi, de chanter les louanges de ce bel édifice. Mais il est plus qu’un hôtel. Je crois… je crois vraiment en cette ville. » L’intervention de Koumba Alimé fut ponctuée d’insultes en tout genre. « Qu’on le pende ! salaud ! » M.Lesage soufflait discrètement à l’oreille de deux grands costauds, au visage oblong, parsemé de cicatrices. « Je crois, oui ! haussa-t-il la voix, en se tournant vers sa bien-aimée. Vous savez, là d’où je viens, la nourriture était rare et les logis fort désagréables. Souvent, les habitants se réveillaient avec la peur au ventre de se faire trancher en deux par quelque bandit en quête d’argent. La première nuit que j’ai dormi dans cet hôtel, j’ai pensé aux nombreuses années qu’il nous a fallu pour le faire tenir droit, pour lui donner une âme, un nom, une vie ! Et j’ai fermé les yeux. » Le ton presque lyrique de Koumba Alimé enchantait quelques messieurs qui, malgré le bon verbe du bonhomme, jouaient les Cassandre sur des notes que seule une mélodie provenant d’une harpe empoisonnée saurait imiter. Quoi qu’il fût maladroit, Louis Lesage revint prendre la place de son bon droit et présenta un large banquer, où s’entremêlaient badauds et riches investisseurs. Les dames prophétisaient l’avenir de tel ou tel roturier, les fils et les filles de nobles lançaient des cailloux près de la grand cour jouxtant l’hôtel ; tout cet amas de verdure, bientôt sous un ciel noir, respirait une vie au nom d’un trouble que l’on appelait jalousie. C’est en ses sens frugaux que la société mondaine s’évaluait elle-même. « Avait-on bien compris ce qu’avait dit ce noir ? Gérant, lui ? Cette infâme crapule rebuterait le plus naïf des riches. » Car, il est vrai, la rumeur disant que Koumba Alimé deviendrait le propriétaire du Rivage avait suffisamment consisté en atermoiements de la part de Louis Lesage, que ce titre lui avait été enfin adressé par l’entremise d’un souper, la veille au soir. Clèves avait enfilé une tenue d’un blanc immaculé. Seuls ses ongles étaient peints d’un noir, gracieusement brillant ; ses cheveux semblaient lisses comme un satin dont on avait préservé l’extrême raffinement au sein d’une de ces armoires secrètes que l’on ouvre une fois dans l’année. Louis Lesage avait bel et bien dit à Koumba Alimé qu’il deviendrait un « Monsieur », doté d’une majuscule qui signifierait alors son implication réelle, que ce soit dans les lettres ou dans les communiqués de presse. « On écrira sur moi ? » adressa l’homme Noir, légèrement aviné, l’oeil excité et la narine prête à renifler des saveurs que toute âme humaine, aussi violentée ait été sa candeur d’enfant, aimerait contenir une fois dans sa vie. En plus du gigot d’agneau dont il inhalait discrètement la fine odeur de caramel rôti, Koumba Alimé s’apprêtait à s’asperger de ce bonheur fugace, étroit en cela où il paraît nous entourer à si forte pression qu’un mouvement malheureux suffirait à nous ramener à la surface. « Vous savez, Koumba… Nous nous connaissons, désormais. Quoi, depuis huit ans ? dit Louis Lesage, en se servant une énième cuisse d’agneau. Enfin, là n’est pas la question… Le temps est un ami que je ne sais pleurer. Bref ! Être gérant d’un hôtel suppose une bonne gestion. Au-delà des comptes, du carnet de commandes, du ménage, de ces petites poussières insidieuses - celles qui ne trompent guère un homme attentif comme moi ! - enfin, tous ces éléments qui, mis bout à bout, forment simplement le travail d’un gestionnaire. Vous êtes à bord de la locomotive ! Vous voyez ? Alors faites-la tourner. Mais je sais que vous le ferez bien. Je le sais. » Koumba Alimé tenait ses couverts dans chaque main, lesquelles étaient légèrement pliées, hésitant à picorer encore, ou à les lâcher pour prendre cet homme, qu’il avait jadis méprisé par ses paroles de « petit bourgeois », entre ses bras saillants et son torse bombé. Clèves souriait. Ses lèvres rosées s’ouvraient frénétiquement. Les compliments adressés à son futur mari embaumait son coeur et ses espoirs, autrefois soufflés par des circonstances qu’elle n’avait jamais su véritablement expliquer.

Hors ligne Alan Tréard

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    • Alan Tréard, c'est moi !
Re : Valnesi
« Réponse #1 le: 23 Décembre 2024 à 10:42:56 »
Bonjour Shendo,


J'ai lu ce début de roman dont tu nous parles avec curiosité.

On y découvre un personnage hors du commun, M.Dimbilly, qui nous fait suivre une promenade hors du temps. L'apparente naïveté de la scène ne nous prépare pas aux rudes années qui vont suivre.

Pour l'améliorer, je dirais que tu pourrais préciser un enjeu déclencheur dans l'article de Malvaux. Pour le moment, je ne trouve pas que cet article ait son utilité dans la situation qui se présente, et je trouve que tu pourrais le rendre plus marquant avec une annonce véritablement surprenante qui mette en place une intrigue.


Voici pour ma lecture de ton texte.

Je te dis à bientôt sur le Monde de l'Écriture.

Hors ligne Shendo

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Re : Valnesi
« Réponse #2 le: 23 Décembre 2024 à 13:35:48 »
Bonjour Alan,

J'ai bien peur qu'il y ait quiproquo. Mais c'est de ma faute ! Ce n'est pas le début du roman. Ici, j'ai voulu vous partager un extrait seulement. L'article de Malvaux trouve son intérêt de par les péripéties qui se déroulent avant et après son article.

Merci de ton commentaire, merci de ta lecture ; je prends en compte ta remarque, elle m'est précieuse !

Bien à toi,
Shendo

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Re : Valnesi
« Réponse #3 le: 23 Décembre 2024 à 17:44:34 »
Bonjour Shendo,

peut-être qu'il faudrait faire un peu le ménage.
Veux tu regrouper, supprimer ( peut-être le chapitre 6 en textes courts)

voici les deux autres post qui traitent du même sujet en plus de celui-ci;
- hotel rivage
- chapitre 6

B
Tout a déjà été raconté, alors recommençons.

Page perso ( sommaire des textes sur le forum) : https://monde-ecriture.com/forum/index.php?topic=42205.0

 


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