Voici ma première contribution à ce merveilleux projet ! J'ai essayé de laisser diverses portes ouvertes tout au long du texte pour permettre à d'autres d'embrayer sur des histoires précédant ou succédant à celle-ci
L'action de ce texte prend place peu avant les révoltes de Natyis dont il est question dans
Naacia s’avançait à pas lents vers la matérialisation de son pire cauchemar, comme sous l’emprise d’une fascination morbide exercée par l’horreur qui l’attendait. Malgré tous ses efforts, l’annonce que l’on venait de lui faire n’était pas encore parvenue à percer la brume de son esprit pour s’y ancrer de manière tangible ; la scène autour d’elle conservait des allures de songe aux angles flous et au cours absurde.
Le silence régnait dans la vaste tente. Ses doigts gelés se posèrent avec douceur sur les planches de bois sombre et brut qui composaient le cercueil d’un des plus grands chefs de clan que leur peuple, les Elfsirings ou Elfes Dorés, eût jamais connu. Son père.
La jeune Elfe souleva le linceul qui recouvrait le corps sans vie. Il lui fallut faire appel à toute sa force et son sens du devoir pour rester droite et fière. À la vue du visage inanimé qui avait guidé chacun de ses pas jusqu’à ce jour, elle ne put toutefois retenir une larme qui roula le long de sa joue couleur de miel et effleura le coin de ses lèvres pleines, puis suivit le dessin de son menton avant de se perdre sur sa tunique usée, ajoutant une tache salée à celles de sang.
Un souvenir surgi du passé se pencha par-dessus son épaule, et lui susurra à l’oreille quelques mots acides, issus d’une sombre prophétie. Naacia esquissa un geste de la tête, comme pour le chasser — elle savait qu’il avait raison, mais cela ne changeait rien : elle allait à présent devoir suivre le plan le plus audacieux qu’elle et son père eussent jamais élaboré, et sans la moindre fausse note. Naacia savait que ses prochaines actions allaient s’avérer cruciales. Elles allaient tout simplement déterminer sa vie ou sa mort.
Sa poitrine se gonfla d’une longue inspiration et ses paupières se fermèrent, l’espace d’une seconde. Un frémissement imperceptible agita les plumes soyeuses des ailes qui ornaient son dos, et elle serra brièvement le poing.
Quand ses yeux s’ouvrirent de nouveau, elle était prête.
La jeune Elfe se détourna du linceul sous lequel reposait le cadavre encore chaud. Lentement, elle lança un regard à la ronde, aux guerriers qui guettaient sa réaction, immobiles, postés autour du cercueil à intervalle réguliers tels les Dröniels, ces statues traditionnelles qui gardaient les morts. Un par un, elle les toisa, les évalua. Elle prit son temps. C’était l’une des nombreuses choses que son père lui avait répétées au fil des années : « Cesse donc de te presser. La vie va assez vite comme cela pour ne pas tenter de la cravacher comme tu le fais. »
Il serait bien avisé de sa part, à l’avenir, de se remémorer et de suivre jusqu’au plus petit conseil qu’il lui eût jamais donné. À partir d’ici, la moindre erreur pourrait tout faire basculer. Naacia avait toujours su que ce jour finirait par arriver, et son père lui avait laissé des instructions claires sur la marche à suivre le moment venu. Il n’aurait cependant pas pu plus mal tomber : les Elfsirings étaient en pleine campagne militaire, et la dernière chose dont ils avaient besoin était l’instabilité qui découlait d’un changement de chef de clan. La jeune Elfe devait tout faire pour préserver la cohésion et l’unité de ses troupes.
La tension dans l’air était suffocante, mais elle s’exhorta à respirer profondément, afin de calmer son cœur battant et de continuer son petit manège.
Les visages sombres des Elfsirings assemblés là ne semblaient être animés que par la lueur agressive dispensée par deux torches rouges. Ils étaient sept, prêts à bondir au moindre mouvement maladroit de sa part, tels des Ulfsnars affamés. À cette différence près qu’un Ulfsnar était aisé à apprivoiser. Tout Elfsiring qui se respectait en était capable, au prix d'un peu d'efforts et de patience…
Il n’en allait pas de même pour apprivoiser les Elfsirings eux-mêmes.
Enfin, elle fit face à Kaëll Behlrad, l’ancien bras droit de son père - le sien, à présent, si elle parvenait à gagner son allégeance. Elle arrima son regard à celui du guerrier et attendit. Elle se sentit sur le point de tourner de l’œil sous le poids de ces yeux dorés et perçants, mais elle était déterminée à tenir le temps qu’il faudrait. Son père lui avait toujours dit de se fier à son instinct : elle attendit donc de sentir le bon moment. Kaëll ne baissa pas la tête, mais il n’était pas question ici d’une guerre de regards, pas vraiment. Il s’agissait d’une présentation, d’un échange.
L'Elfe Doré cligna des yeux, et Naacia sut que le moment était venu. Elle tourna sur elle-même avec dignité, en déployant ses ailes de quelques degrés, puis ouvrit la bouche et déclara d’une voix lente et grave :
— Préparez la cérémonie. Je veux que tout soit fait ce soir. J’annoncerai moi-même la nouvelle.
La tension atteignit alors son apogée et temps resta suspendu, l’espace d’une interminable poignée de secondes, chaque guerrier épiant son voisin pour évaluer sa réaction. Naacia sentit son destin tournoyer en l’air telle une pièce de monnaie sur le point de choisir sur quelle face elle allait tomber. Puis, lentement, Kaëll hocha la tête. Une fois.
La pression se dissipa presque aussitôt. La pièce avait rendu son verdict : pour le moment, Naacia vivrait. Elle avait fait le pas et avait saisi son dû : il allait à présent lui falloir le défendre, envers et contre tout.
Elle s’était emparée du titre de Sheonyn. Elle était le nouveau chef de clan.
La jeune Elfe fit signe à l’un des guerriers, Hervaëll, de rester avec elle, tandis que les autres se dispersaient rapidement dans un concert de chuchotements. Ils sortirent de la tente comme un essaim de mouches affolées. La suite serait difficile. Elle savait déjà que certains d’entre eux allaient tenter de lui arracher son statut nouvellement acquis, par la ruse ou par la force. Et elle avait déjà une bonne idée des candidats les plus enthousiastes.
Une inspiration discrète l’aida à reprendre ses esprits avant de sortir à son tour, suivie par l’Elfsiring qu’elle avait désigné pour lui servir d’escorte. Elle n’avait pas laissé son choix au hasard : Hervaëll avait un caractère franc et entier. Il était dévoué à feu son père et d’une loyauté sans faille, une fois acquise. S’il n’avait pas été d’accord avec son ascension au pouvoir, il l’aurait déclaré d’emblée ou, mieux encore, il aurait tenté de la tuer sur le champ. Elle pouvait donc à présent s’en remettre à lui, les yeux (presque) fermés.
À l’instant où la froide lumière du jour naissant toucha son visage, le brouhaha et l’agitation qui régnaient dehors se turent. Tous les regards se posèrent sur elle, curieux, inquisiteurs, parfois même malveillants. Pas une expression qui affichât de la joie ou de l’espoir. Les visages étaient fermés.
Elle fit mine de les ignorer. Le dos droit, le menton haut, les ailes à moitié déployées comme il seyait à toute personne de pouvoir, elle se dirigea vers la place principale de leur campement, où se trouvait une petite estrade de fortune couverte de neige. Ses enjambées étaient souples et sûres, et ses épaules carrées. Tout son être dégageait de la fermeté, de l’assurance. Cependant, les plus observateurs dans foule pouvaient remarquer une faille dans l’attitude de défi qu’elle portait comme une armure. Sa main droite tremblait.
Sa main droite avait toujours tremblé, lorsqu’elle était nerveuse, et c’était là l’une de ses principales failles, d’après son père. Elle avait un jour rétorqué que sa main ne tremblait pas durant un affrontement — « Non, lui avait répondu l’ancien Sheonyn, mais cela montre ta faiblesse à ton ennemi. »
Elle serra donc le poing et porta avec elle tous les regards jusqu’à l’estrade. Dans son dos, une foule de guerriers s’était amassée et la suivait, avide d’informations.
Tous les Elfsirings savait que Naacia n’était pas comme les autres femmes. Il était de notoriété publique que son père l’avait élevée depuis son plus jeune âge selon son caractère – c’est-à-dire comme un homme. Et même, comme un guerrier.
Ses longs cheveux d’or liquide étaient tressés en motifs complexes et ornaient son crâne comme les serpents de Faërwir, le Dieu de la ruse, mais elle n’avait jamais été aperçue en robe. Elle se maquillait, et ornait son cou et ses poignets de bijoux somptueux, mais se battait depuis qu’elle était en âge de voler. Personne ne l’égalait au tir à l’arc, et nombre d’hommes avaient passé de longs-après midi à marcher étrangement et à refuser catégoriquement de s’asseoir après avoir tenté de la « séduire ».
Néanmoins, aussi loin qu’on s’en souvînt, aucun Elfsiring n’avait jamais sérieusement cru qu’elle prendrait la succession de son père à la tête du clan. Ç’eût été du jamais vu, une insulte aux traditions digne des Elfkingrs, ces Elfes Argentés qui n’avaient d’elfique que le nom et avaient tourné le dos à leurs racines.
Naacia monta posément les marches de l’estrade, réfléchissant à la suite. À la stupeur avait succédé le bouillonnement interne, un grouillement de sentiments mêlant rage, terreur et espoir. Arrivée en haut, elle se posta, jambes et ailes écartées, face à la foule. Elle croisa les mains dans son dos pour en cacher le tremblement, puis lança par-dessus le bruit ambiant :
— Mon père, Dräthuin Callanthiel, est mort.
Dès les premières syllabes, la foule se tut. Le vent jouait avec les cimes des arbres de la forêt, et l’on entendit un corbeau lancer au loin un cri expectatif. Tous les hommes amassés à ses pieds semblaient suspendus à ce silence. Naacia savait que les prochains mots seraient déterminants.
— Il m’a désignée comme votre nouvelle Sheonyn.
Avant que quiconque eût pu réagir, elle conclut :
— Les funérailles auront lieu ce soir. Demain, nous poursuivons notre route vers Natyis. Les plans n’ont pas changé. Nous allons reprendre aux Elfkingrs nos terres ancestrales. La révolution des Elfes Dorés est en marche, et rien ne l’arrêtera !
Un silence de mort accueillit ces paroles. Il fut finalement rompu par un cri d’approbation isolé, suivi par des applaudissements timides. La foule s’embrasa alors lentement, mais sûrement. La nouvelle Sheonyn se détourna, et redescendit de l’estrade sous les vivats.
***
Naacia se glissa dans l’eau avec délices. Deux servantes s’approchèrent pour la laver avec douceur – d’abord la nuque, puis les bras, le ventre et les jambes – tandis qu’elle se laissait aller au bonheur de pouvoir simplement profiter de la chaleur sur ses membres perclus. Elle déploya ses ailes afin de permettre aux servantes les enduire d’huile de trolual, ces baleines maléfiques que l’on ne chassait que dans la mer d’Haff.
Le répit fut de courte durée. Un soldat annonça la visite de Kaëll. Naacia lui demanda d’une voix forte de patienter quelques instants. Elle profita de son court repos durant quelques délicieuses secondes encore, puis sortit prestement de la bassine d’eau et s’enroula dans un drap de bain propre. Après avoir enfilé une simple tunique bleu clair, un peu trop courte, un peu trop moulante, un peu trop transparente, elle ordonna aux gardes de laisser passer l’ancien bras-droit de son père.
Kaëll ne cilla pas en la voyant si légèrement vêtue. Elle mit cela à son crédit, tandis qu’ils s’observaient l’un l’autre, comme plus tôt dans la tente de son père. Naacia fit durer le moment, délibérément. Enfin, elle salua le guerrier d’un signe de tête et lui désigna une chaise. Kaëll ne bougea d’abord pas puis, lentement, il finit par s’asseoir sans la quitter des yeux.
— Que puis-je faire pour toi ? Demanda Naacia.
— Sheonyn. Ce que tu as fait aujourd’hui,… C’était… Osé, commença l’Elfsiring.
Naacia ne répondit rien. Il n’y avait rien à répondre.
— J’imagine que tu t’en rends compte, mais ta vie est dès à présent en danger. Nombre d’Elfes Dorés n’acceptent pas, et n’accepteront jamais, la montée au pouvoir d’une femme. Cela va à l’encontre de nos traditions, et la préservation de nos traditions est la seule chose qui nous différencie des Elfkingrs. On murmure partout que si nous acceptons cela, nous nous engageons sur une voie qui nous fera perdre tout ce qui fait la puissance de notre peuple, comme eux sont sur le point de laisser disparaître leurs Rekkulfs au profit du… commerce.
Ce dernier mot avait sonné comme un juron dans la bouche du guerrier.
— Et toi, Kaëll ? Qu’en penses-tu ?
— J’avais le plus grand respect pour ton père, Naacia. Il était mon ami le plus proche, et il n’existait pas à mes yeux de meilleur Sheonyn. Grâce à lui, nous avons retrouvé l’espoir d’échapper à la misère de notre bannissement, et de retrouver notre gloire d’antan, plutôt que de vivre prostrés, livrés à une extinction lente mais certaine dans des forêts de glace de Nekja.
Il fit une pause.
— Ton père était très dur avec lui-même, et avec les autres autour de lui. Mais je ne l’ai jamais vu être plus dur avec quelqu’un qu’avec toi. Il ne t’a jamais choyée. Il ne t’a jamais pardonné la moindre erreur. Il ne t’a jamais regardée avec les yeux embrumés qu’un père peut avoir pour son enfant. Il t’a toujours considérée comme l’héritière qu’il se devait de rendre digne du titre de Sheonyn.
Naacia se tendit imperceptiblement, et employa son énergie à rendre son visage impassible.
— Si Dräthuin Callanthiel t’a finalement jugée apte à nous diriger, je me range à son avis… pour le moment.
Un hochement de tête accueillit ces paroles.
— Mais tu ne garderas pas longtemps ton titre ni ta vie, si tu n’accordes pas plus d’importance à ta sécurité. Deux malheureux gardes à l’entrée de ta tente ne te protègeront pas des attaques de tes propres guerriers, s’ils sont suffisamment déterminés.
— Que proposes-tu ?
— Il y a… un secret. Que j’avais juré de ne jamais révéler, mais qui je pense n’a plus de sens aujourd’hui. Je vais donc me parjurer, en priant pour que les Dieux me pardonnent.
La jeune chef de clan haussa un sourcil.
— Le secret de ton père, plus précisément. Une arme et une protection, en quelque sorte. Il y a quelqu'un, dans ce campement, que nul n’a jamais remarqué. Il semble avoir des amis sans en avoir, il est toujours occupé à quelque chose mais n’a aucun rôle défini,… on le voit, puis on l’oublie.
La jeune femme retient son souffle.
— Un Elfscors.
— Oui. Ton père lui a un jour sauvé la vie et, en retour, il a fait serment d’éponger sa dette en le protégeant au prix de sa propre existence. Il se fait passer pour un simple soldat mais il a des yeux et des oreilles partout.
— Mais si mon père est mort, alors…
— Oui, il a échoué à respecter son contrat, et devrait en théorie se donner la mort. Cependant, nous pourrions en jouer.
— Il doit avoir quitté le campement, à l’heure qu’il est.
— Il attend dehors.
Naacia ouvrit de grands yeux.
— La première chose que j’ai faite, lorsque tu as fait comprendre ta décision de prendre la succession de ton père, a été de lui rendre visite. Accepterais-tu de le recevoir ?
La jeune femme se dirigea vers l’entrée, et ordonna à ses gardes de laisser entrer l’homme qui accompagnait l’ancien bras droit de son père.
Grand, musclé, la démarche souple, l’Elfe Obscur qui pénétra dans la tente avait une peau noire comme l’ébène, et était plus massif que les Elfes Dorés auxquels Naacia avait habituellement affaire.
Elle eut le souffle coupé. Bien entendu, elle avait déjà entendu parler des rares Elfscors qui arpentaient encore le Rothren, généralement accompagnés de leurs Ulfsnars à la toison bleutée si caractéristique. On lui avait aussi rapporté la capacité surnaturelle de ces Elfes à se fondre dans la masse et à passer inaperçus lorsqu’ils le désiraient, quelles que fussent les circonstances ou le lieu. Cependant, en être témoin était autre chose.
L’Elfe Obscur s’inclina, la main posée à plat sur le sternum, suivant le protocole des Elfsirings.
— Mes hommages, Sheonyn.
— Quel est ton nom, Elfscor ?
— On m’appelle Eider.
— Comme l'oiseau ? Tu es donc un paria.
— Oui.
— On vient de m’apprendre que tu étais lié à mon père par une dette d’honneur, Eider. Est-ce la vérité ?
— Oui.
— Il est mort. Tu as donc failli.
— Oui. J’en assumerai les conséquences.
— Je te propose une alternative.
Son interlocuteur se redressa légèrement, attentif.
— Deviens mon protecteur de l’ombre, comme tu étais celui de mon père. Son sang coule dans mes veines, ses projets guident mes pas. Me protéger revient donc à protéger son héritage.
Un long silence vint ponctuer ces paroles.
— Acceptes-tu, Eider ?
— J’accepte.