L’argent des cendres
La neige tombait comme par paquets. Le village, si éloigné du reste du monde, commença à ressembler à un cliché de carte postale – sapins et toitures boisées saupoudrés de sucre glace. L’école était finie et les enfants s’en donnaient à cœur joie dans toute cette fraîche blancheur. Julius les regardait depuis la fenêtre de sa chambre, la gorge serrée, l’œil ecchymosé. Il ne savait même pas dire ce qui avait provoqué cette pluie de coups. Sa différence, probablement. Le peu d’argent que sa mère gagnait la nuit, quand d’autres dormaient. Mais pas tous, puisqu’argent il y avait. Julius n’avait jamais connu son père, par contre, il s’était fait répéter maintes fois par les bouches de gamins hilares qu’il était bien le fils de sa mère.
Rafale de boules de neiges contre sa fenêtre.
Julius s’écarta de la vitre, plongea le regard dans la pénombre glacée de sa chambre. Un lit une place, un bureau écaillé, une chaise, un tapis, trois livres et un vieil ours en peluche. Lassé de ce manque de choses, à bout de désespoir, il gagna le couloir, enfila sa veste, ses bottes, des gants, enroula une écharpe autour de son cou, et sortit par la porte de derrière. La neige en sourdine, il passa d’une maison à l’autre sans se faire remarquer et vite vite, rejoignit la forêt. Là, il se sentit un peu renaître. La couverture des longs bras sylvestres le rassura, et cette atmosphère de conte de fée eut vite fait de lui changer les idées. Il s’amusa à reconnaître les traces laissées par de tout petits animaux, il s’imagina être un renard, et heureux, se faufila d’arbre en arbre en sifflotant les chants de la forêt. Un bruit insolite l’arrêta net, un bruit de reniflement humain. Apeuré, il se cacha sous l’ombre d’un if et à travers les épines, guetta l’approche de l’inconnu.
Une silhouette encapuchonnée se dessina dans la semi-obscurité. Elle s’avançait vers lui, sans sembler prétendre une seconde qu’elle ne l’avait pas vu. À deux mètres de lui, elle s’arrêta, et du trou noir qui servait de visage, une voix chevrotante s’éleva :
– Julius, mon garçon, n’ait pas peur et sors de ta cachette.
Julius tressaillit, mais habitué à la violence, obéit et quitta les épines de l’if. Mais même en s’approchant de l’intrus, il ne parvint à distinguer aucun trait sous se lourd capuchon.
– Voilà mon garçon, c’est bien. J’ai une petite tâche à te confier, trois fois rien.
– Qui êtes-vous ?
– Peu importe, il n’y a pas de temps pour les échanges de noms et petits noms. Écoute-moi attentivement.
Julius, ne sachant que faire d’autre, écouta.
– Il y a dans ce village une vieille bâtisse croulante, pas très loin de ton école, vois-tu de quoi je parle ?
– La maison hantée ?
– Oui, sûrement, c’est cela. Maison hantée, pourquoi pas. Cette nuit, pendant que les autres dorment et que ta mère est absente, il faut que tu te rendes à la maison hantée.
– Hein ! Quoi ? Vous êtes…
– Tu te rendras là-bas sans te faire voir et avec l’aide d’allumettes spéciales que voici, tu la feras flamber.
– Mais !
– Pas de mais. Tu iras là-bas, fera flamber la maison et si tout marche comme prévu, tu retrouveras cet or que voilà, sous la souche d’arbre, là-bas.
Les yeux de Julius se rétrécirent pour essayer de bien distinguer s’il s’agissait de vraies pièces d’or.
– Qui me dit que…
– Moi je te le dis, c’est suffisant. Tiens, prends les allumettes.
Julius hésita, puis tendit la main. En effleurant le gant de l’inconnu, une étrange sensation se répandit dans son bras, comme une prémonition, un soupçon de ce qu’il connaissait déjà sans le savoir.
– Surtout, ne te fais voir de personne.
L’inconnu s’éloigna, laissant Julius pantois.
***
Trois heures avaient sonné à la vielle horloge du salon. Sa mère s’était absentée aux alentours de minuit. Julius, les yeux engourdis par le sommeil, n’avait pas fermé l’œil. Dans sa tête dansaient les pièces d’or, elles lui promettaient mille vengeances, mille douceurs. Julius quitta son lit, bâilla, se frotta les bras pour éloigner le froid. « Fils de pute », il entendit, comme l’écho lointain des cris du préau. Il sortit dans le couloir, pieds nus, considéra la pauvreté du salon, les murs nus, les étagères vides, avec pour seule richesse cette poussière de maison triste. Il pensa aux yeux fatigués et sans espoir de sa mère, cela le décida. Il se précipita dans sa chambre, enfila ses chaussettes, un pantalon et un pull, retourna dans le couloir, s’habilla de sa veste et de ses bottes, ouvrit la porte et sortit dans la nuit noire et glaciale.
Son chemin fut sans encombre, avec pour seule compagnie, son souffle accéléré. Même pas un chat en vue. Arrivé à la hauteur de l’école, il hésita une seconde, puis pris le chemin de la maison hantée, qui se situait en retrait d’une pente ascendante, à quelques cinq cent mètres de l’école. Il marcha, marcha, marcha, l’esprit fixe, les allumettes serrées dans sa main. La maison délabrée approchait, il put apercevoir ses vitres brisées, ses quelques volets pendants, son jardin envahit de végétation. Arrivé à sa hauteur, il passa ses jambes par-dessus la barrière délimitant le territoire privé, gagna rapidement le porche, grimpa les quelques marches jusqu’à la porte d’entrée, toqua. Rien ne bougea. Il sortit les allumettes de sa poche, en frotta une contre la bande rugueuse du paquet et posa la flemme tremblotante entre deux planches de bois. Malgré l’humidité, le feu prit rapidement. Julius s’éloigna, repassa la barrière, regagna rapidement l’abris des arbres. Se retournant une dernière fois, il considéra la beauté du feu dansant dans la nuit, craquant sous les étoiles.
De retour dans son lit, il glissa sous les couvertures avec en tête, le tintement des pièces d’or.