Le Monde de L'Écriture – Forum d'entraide littéraire

19 avril 2024 à 05:57:49
Bienvenue, Invité. Merci de vous connecter ou de vous inscrire.


Le Monde de L'Écriture » Encore plus loin dans l'écriture ! » L'Aire de jeux » Défis Tic-Tac » Mort de midi - TicTac Oct 2018 - Cauchemars en couleurs

Auteur Sujet: Mort de midi - TicTac Oct 2018 - Cauchemars en couleurs  (Lu 2075 fois)

Hors ligne Rémi

  • ex RémiDeLille
  • Modo
  • Trou Noir d'Encre
  • Messages: 10 135
Mort de midi - TicTac Oct 2018 - Cauchemars en couleurs
« le: 25 octobre 2018 à 23:10:02 »
   Une dernière trace sur le parquet vert, une trace noire de souliers vernis, résidus caoutchouteux filant vers l’insondable. La longue trainée offre au regard le dernier signe d’une présence disparue. Les lames visent un point de fuite dissimulé dans le vert. Je m’agite, serre les poings, frappe en tout sens. Aucune réaction. Je hurle et aucun son n’est produit. À côté de moi, la silhouette gigantesque d’un inconnu. Je suis minuscule et son corps s’élève jusqu’au-delà du ciel. Aucun plafond ne saurait l’arrêter. À nouveau je m’époumone, sans succès. Les rideaux émeraude claquent dans le vent, une odeur de soufre agresse mes narines. L’homme lève un pied immense et fracasse le sol. Les lattes de bois volent en éclat, je décolle avant de tomber dans le gouffre béant. Je chute vers l’abyme, je tournoie, bras écartés et, tout autour, des falaises de souvenirs miroitent et clignotent. Au milieu de reflets opalescents, je vois ma mère, un ami d’enfance, ma première amoureuse, mon vélo plié et mon bras cassé… Vais-je m’écraser au fond du ravin ? Je pousse un long cri aigu, qui résonne cette fois fort et clair. Tout ce vert disparaît. J’ouvre les yeux et me redresse. Mes draps sont trempés.

   Je n’ai pas toujours broyé des cauchemars de couleur. Il fût un temps où je chérissais les aquarelles, les acryliques, les pastels et l’huile, bien sûr. Je rêvais d’en faire mon métier depuis mon plus jeune âge. Pour tout dire, j’y étais presque parvenu : j’avais vendu quelques toiles et déjà quelques élèves avaient rejoint mon atelier. Deux jeunes hommes se chamaillaient pour obtenir mes compliments. Et Lucie, cette chère Lucie… elle restait silencieuse, ne réclamait jamais de conseils ou de gratifications. Toujours, elle patientait dans l’attente que j’examine son travail. Du reste, son don ne faisait aucun doute. Ses compositions abstraites s’appuyaient sur des équilibres singuliers, des variations de formes et de couleurs jamais vues.  J’avais exprimé mon enthousiasme dès qu’elle eût achevé ses premières toiles. Ensuite, j’étais resté réservé, ne voulant pas, par des compliments trop prononcés, brûler les ailes de son art qui s’envolait. Sans doute souhaitait-elle me séduire à nouveau ; pour cela, elle peignait sans relâche. Chacun de ses tableaux avait l’énergie d’un premier jet et le soin le plus attentif. Sa virtuosité était telle que les deux garçons abandonnèrent bien vite mon atelier. Ils prétextèrent une divergence de point de vue, une envie de trouver d’autres influences, mais en vérité, ils ne pouvaient s’épanouir à l’ombre des œuvres magnifiques que Lucie enchaînait. La dernière fois que je vis ces deux apprentis, ils comparaient leurs toiles respectives : sur la base d’une étude de fleurs, ils avaient composé chacun une nature morte abstraite. Leurs tableaux n’étaient pas mauvais, ils avaient même de la qualité, même si les lignes de force étaient trop voyantes, l’utilisation des couleurs complémentaires un peu trop forcée, les points et contre-points eux aussi légèrement caricaturaux. Bref, ils se querellaient en regardant leurs toiles et puis ils firent le tour du chevalet de Lucie. Et là, pendant un très court laps de temps, ils restèrent subjugués. Cela ne dura que quelques secondes. Bouche ouverte, éblouis, ils contemplaient. Et puis la fierté leur fit secouer la tête, reprendre leurs esprits : ils embarquèrent toiles et matériel avant de disparaître. Je ne les ai jamais revus.

   Lucie partagea l’atelier, seule avec moi. Seule avec moi… une façon nette et tranchée de dire la vérité : je la voulais pour moi seul. Pas tant sa personne, non ; mais son art. Son art était chatoyant, toujours renouvelé. Elle, je ne la regardais que rarement. À vrai dire, je ne saurais la décrire et encore moins la peindre. D’abord, je suis mauvais portraitiste et ensuite, ce sont ses tableaux qui importaient. Pendant des semaines, nous peignâmes sans nous arrêter. Sa façon évoluait et la mienne aussi à son contact. Il ne nous fallait que quelques jours pour achever des toiles qui auraient demandé à d’autres un mois de travail acharné. Nous inventions un nouveau monde, défrichions de nouveaux continents. Lucie ne s’arrêtait que pour me regarder et moi de même je ne cessais de peindre que pour admirer ses compositions merveilleuses ou nous préparer à manger.  Nous discutions alors durant chaque repas parfumé à l’essence de térébenthine. Lucie dormait à l’atelier, évidemment. Elle s’était installée sur le sofa, sous la fenêtre. Quant à moi, j’occupais la mezzanine. Quelques mois s’écoulèrent ainsi, où je crus que nous étions heureux tous les deux.

   Quand vint le mois de novembre, elle commença à se plaindre du froid. Aveugle à ses aspirations, je lui donnais une de mes couvertures. Dans notre frénésie créatrice, nous n’avions guère le temps d’essayer de vendre nos toiles et l’argent manquait cruellement. Si nous trouvions encore de quoi nous nourrir, je n’avais plus de ressource pour acheter du bois. Les jours se firent plus courts et plus glaciaux. La peinture de Lucie s’assombrit et sa palette se fit plus froide. J’y voyais toujours la même lumière, des bleus et des outremers profonds. Un soir, je crus voir un navire vermeil s’enfoncer dans le gris de payne. Je m’enthousiasmais comme aux premiers jours, elle ne répondit pas et me regarda de ses yeux cernés. Je lui répétais que sa toile était magnifique, qu’elle me donnait la chair de poule, l’envie de pleurer… Une larme coula sur sa joue. Attristé de la voir ainsi, je voulus la réconforter et lui touchais l’épaule, pour la première fois. Ses sanglots redoublèrent et elle vint se blottir entre mes bras. Ne sachant que faire de son corps tremblant, je lui tapotais la tête, lui promettant des jours meilleurs. Le soir, je la couchais sur le sofa et la bordait de près pour tenter de la réchauffer.

   Dès le lendemain, elle commença à tousser. Une toux rugueuse, âpre. Je lui préparais u bouillon et ne tardais guère avant de faire venir un médecin. Il préconisa un séjour dans un lieu mieux chauffé, elle refusa. Une semaine plus tard, la fièvre la rongeait malgré le traitement ordonné. Elle n’avait cessé de peindre et si tout son corps tremblait, sa main restait ferme chaque fois qu’elle traçait une courbe, une ligne, une esquisse. À la fin, je lui ordonnai de quitter l’atelier, de retourner chez ses parents afin de soigner son rhume. Elle refusa et me frappa au visage lorsque je la forçai à sortir de chez moi. Elle s’enfuit en me criant « ne comprends-tu pas que je t’aime ? ». Non, je ne l’avais pas compris, je ne pouvais le comprendre, je ne pouvais ressentir de l’amour pour elle. Je la regardai grimper dans un fiacre, sous les rafales de neige.

   Une semaine plus tard, n’ayant toujours pas reçu de ses nouvelles, mes lettres étant restées sans suite, je me rendis chez ses parents. Une étoffe de soie noire barrait la porte. La pneumonie l’avait emportée. Je m’écroulai à genoux au seuil de sa maison. Sa mère ne voulut pas me recevoir et son père me gifla avant de m’avouer qu’elle m’avait réclamé jusqu’à la fin. Je restais prostré dans mon atelier pendant tout l’hiver. Au printemps, ses parents vinrent me rendre visite. Ils pleurèrent en silence et regardant ses toiles puis décidèrent que jamais ils ne pourraient les voir à nouveau.

   Depuis, mes cauchemars en couleur me dévorent toutes les nuits.
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d'instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l'inévitable ; partout les éboulements du hasard. M.Your.

Hors ligne Claudius

  • Modo
  • Trou Noir d'Encre
  • Messages: 10 862
  • Miss green Mamie grenouille
Re : Mort de midi - TicTac Oct 2018 - Cauchemars en couleurs
« Réponse #1 le: 25 octobre 2018 à 23:17:20 »
An départ j'ai souri, du jaune chez Poulpy et du vert chez toi... et puis j'ai perdu mon sourire.

C'est une belle et triste histoire Rémi, ça me fait penser (un peu) à la dame au camélia ! hihi !

La folie n'est pas toujours là où l'on pense, la passion est une sorte de folie.

Bravo !

Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l'inspiration sortir. Sylvain Tesson

Ma page perso si vous êtes curieux

Hors ligne LeMargoulin

  • Prophète
  • Messages: 858
  • Petit poulpe des bois
Re : Mort de midi - TicTac Oct 2018 - Cauchemars en couleurs
« Réponse #2 le: 25 octobre 2018 à 23:23:53 »
Effectivement, nous n'avons pas vu la même couleur  ^^

En tout cas ce texte est beau, vraiment très beau. J'aime énormément cette idée de "cauchemar en couleur", c'est d'autant plus terrifiant.

C'est une histoire qui me parle. Et au début j'imaginais un contexte contemporain, ce n'est qu'à "fiacre" que je me suis vraiment rendu compte de l'époque où tu places le récit.

J'aurais aimé me lancer dans la flibuste mais ma couardise m'a poussé vers les lettres.

Hors ligne Rémi

  • ex RémiDeLille
  • Modo
  • Trou Noir d'Encre
  • Messages: 10 135
Re : Re : Mort de midi - TicTac Oct 2018 - Cauchemars en couleurs
« Réponse #3 le: 25 octobre 2018 à 23:28:29 »
Et au début j'imaginais un contexte contemporain, ce n'est qu'à "fiacre" que je me suis vraiment rendu compte de l'époque où tu places le récit.
Ouaip, faudrait placer un petit quelque chose vers le début (paske sinon, la pneumonie et les découvertes en peinture, c'est pas très contemporain).

Merci à tous les deux pour votre commentaire (et pour la soirée).

A+
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d'instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l'inévitable ; partout les éboulements du hasard. M.Your.

 


Écrivez-nous :
Ou retrouvez-nous sur les réseaux sociaux :
Les textes postés sur le forum sont publiés sous licence Creative Commons BY-NC-ND. Merci de la respecter :)

SMF 2.0.19 | SMF © 2017, Simple Machines | Terms and Policies
Manuscript © Blocweb

Page générée en 0.021 secondes avec 23 requêtes.