Bon allez je le poste
Bon c'est un peu particulier parce que c'est un texte qui a déjà accepté, c'est celui sur
l'utopie. Du coup j'hésitais à le poster sur le forum avant / juste après que l'anthologie sorte, mais j'ai gardé les droits de le publier ailleurs et ça fait longtemps que j'avais envie de le poster sur le forum
Du blabla pour ceux que ça intéresse (sentez vous libre de ne pas lire) :
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.
Murmures lointainsLyam croqua un dernier morceau de sa pomme et jeta le trognon au pied d'un pin solitaire. Il s'étira de tout son corps, fit craquer ses articulations, puis il se releva de la pierre où il était assis.
Quelques graviers roulèrent sur le sentier montagneux lorsqu'il reprit son sac à dos. Il était suffisamment descendu pour qu'il y ait à nouveau de la végétation, mais le sol était encore rocailleux ; après des semaines de paysages arides, il avait hâte de retrouver des décors plus accueillants. Il rêvait de champs de fleurs autant que de civilisation ; les petites communautés qu'il avait croisées ces derniers temps l'avaient bien accueilli, mais il voulait changer d'air.
— Combien de temps pour arriver à la prochaine ville ?
Posé sur le sol, son petit drone se réveilla au son de sa voix.
— Deux heures trente minutes à marche normale.
— C'est parti alors. Algoque, c'est bien ça ?
— Exact. Jeanne y habite en ce moment, je peux la prévenir de ton arrivée si tu souhaites la voir.
— Pourquoi pas. Dis-lui que je serai là dans trois heures environ, je la trouverai.
— Entendu.
Le drone fit tourner ses hélices pour décoller et suivre Lyam, qui reprenait sa descente.
Peu à peu, la roche se fit moins apparente, cachée par de plus grands arbustes. Des conifères puis des arbres feuillus ombragèrent le sentier. Lyam s'arrêta à côté d'un rempart de mûriers, récupéra des fruits bien juteux. Son drone volait un peu en avant, lui indiquait quel parcours emprunter, mais il se plaisait à prendre quelques chemins détournés à travers la végétation devenue touffue.
La ville s'annonça peu à peu. Il aperçut d'abord, haut dans le ciel, les grandes voiles qui soutenaient les éoliennes volantes. Les chemins devinrent plus larges, mieux entretenus. À sa droite, une cabane en bois, un peu bancale, devait parfois servir de refuge à qui voulait s'éloigner de la ville. Une maison de brique, entourée de gigantesques gentianes jaunes, lui sembla inhabitée tant elle était couverte de mousse ; puis il aperçut des lumières à travers les fenêtres et quelques ombres mouvantes. Il arriva finalement sur le grand plateau dégagé qui hébergeait Algoque. Les habitations, hautes de quelques étages, étaient essentiellement faites de métal et de verre ; Lyam dut cligner les yeux pour ne pas être ébloui par le soleil qui s'y reflétait. Il s'étira, puis il s'avança vers la civilisation.
*
Les rues étaient plus vides de passants que la majorité des villes qu'il avait visitées. Après quelques pas au milieu des habitations, Lyam leva la tête vers son drone.
— Où se trouve Jeanne ?
— Elle t'attend chez elle, dans la partie aval de la ville. Je l'ai informée que tu étais arrivé. Un taxi peut t'y conduire.
Il acquiesça. Il avait largement assez marché pour aujourd'hui. Il s'avança vers l'un des véhicules garés le long de la route, mais avant qu'il puisse ouvrir la portière, une petite voiture rouge s'arrêta à côté de lui.
— Si tu souhaites rejoindre Jeanne, je vais déjà dans cette direction, annonça l'intelligence artificielle du véhicule. Si faire le voyage avec quelqu'un ne te dérange pas, tu peux monter à bord.
— Bien sûr. Par contre, je... ne sens pas très bon, j'ai pas mal voyagé ces derniers temps.
La portière du véhicule s'ouvrit et une dame en tailleur noir, les cheveux ornés de mèches multicolores, pencha la tête vers l'extérieur :
— Et ça ne me gêne pas. Oh ! Ton drone est adorable. D'où vient-il ?
— C'est moi qui l'ai construit, avant que je ne parte en voyage.
— Viens, et tu vas me raconter ça ! On ne voit plus que des modèles ultra-perfectionnés dans cette ville, mais voir le tien me donne envie d'en créer un plus simple.
Après avoir mis son sac dans le coffre, Lyam monta dans la voiture ; son drone le suivit puis se posa sur ses genoux, hélices au repos, alors que la voiture redémarrait.
— Cette ville est le repaire des passionnés de robotiques, si j'ai bien compris ? demanda Lyam. Quand je passais mes journées à trifouiller des robots, c'était plutôt à Vintor qu'on se retrouvait.
— C'est ça ! Je ne suis pas ici depuis longtemps, je me suis passionnée pour la robotique récemment. Il y a quelques mois je vivais encore au bord de la mer Limpide. Si tu ne connais pas l'endroit, je te conseille d'y faire un tour. Après avoir plongé au milieu des coraux, on peut s'étendre sur le sable chaud et doux, somnoler sous les cris des mouettes... J'aimerais construire des petits robots qui interagissent entre eux comme le font les bancs de poissons.
— J'avoue que je préfère la montagne à la mer.
— Tu ne sais pas ce que tu rates. Sinon, ce drone ? De quoi est-il capable ?
Ce dernier émit un ronronnement et les deux passagers gloussèrent, puis Lyam se mit à expliquer son fonctionnement. Ils étaient encore en pleine discussion sur les drones lorsque la voiture s'arrêta.
— Excusez-moi, mais nous sommes arrivés chez Jeanne, indiqua le véhicule.
— Oh. À une prochaine fois, peut-être ?
— À l'occasion.
Lyam s'extirpa de la voiture et récupéra son gros sac à dos, avant qu'elle ne redémarre.
Derrière un parterre de lierre, plusieurs grandes maisons bordaient la rue. Des fractales colorées évoluaient sur leurs parois, se métamorphosaient. Lyam s'avança jusqu'à la porte que lui indiquait son drone, sonna, et attendit quelques secondes avant qu'il lui annonce :
— Jeanne est coincée dans la cuisine. Elle dit d'entrer.
Lyam resta un instant interdit, puis il se résolut à pousser la porte. De longs tubes luminescents flottaient au plafond pour éclairer le couloir ; curieux, il pencha la tête pour comprendre comment ils fonctionnaient, mais son drone s'était déjà avancé et il partit à sa suite. Il déboucha sur une cuisine spacieuse ; derrière la table, Jeanne, ses cheveux bruns tout aussi couverts de farine que son tablier, eut un sourire penaud.
— Lyam ! Désolée, j'aurais dû laisser le robot cuisiner. Je voulais te faire moi-même à manger, mais… ça ne rentre vraiment pas dans mes compétences, je crois.
— Je vois ça ! Le sac de farine t'a explosé à la figure ?
— Ah, ah. Très drôle. Non, j'ai juste oublié que j'avais les mains sales. Pendant que le robot nettoie et fait un autre plat, que dirais-tu de poser tes affaires, prendre une douche, boire un coup... ?
— Ça me paraît un bon plan. Tu es seule ?
— Non, mes corésidents sont là, on pourra manger ensemble. J'en avais assez de ne parler qu'avec des robots quand j'habitais seule, maintenant je parle aussi avec des humains. Entre nous, on discute de robots.
— Tu n'as pas changé. Je suis content de te revoir.
— À qui le dis-tu ! Allez, suis-moi.
*
Le jour suivant, après s'être bien reposé, Lyam rejoignit Jeanne dans un café du centre-ville. Ils terminaient de siroter leurs chocolats chauds quand elle lui demanda soudain :
— Dis, tu penses voyager encore un moment ?
— Sans doute, pourquoi ?
— Je connais quelqu'un qui voudrait voir le monde, mais il n'a pas trop envie de partir seul.
Lyam hésita. Il n'était pas contre la compagnie, il appréciait de partager la vie des gens quand il s'arrêtait, mais jusqu'à présent il avait toujours voyagé seul.
— Ça dépend, il faudrait que je le rencontre.
— Parfait !
Jeanne se redressa et, faisant un grand signe de bras en direction d'une table proche de l'entrée, appela :
— Isaac ! Viens ici, j'ai quelqu'un à te présenter !
Un jeune garçon se tourna vers eux et se leva, hésitant, avant de s'approcher.
— Oui ? Qu'y a-t-il ?
— Voici Lyam, il voyage partout en ce moment, on a travaillé ensemble il y a une dizaine d'années. Installe-toi ! Lyam, pourquoi cette tête ?
Il dévisagea le garçon, qui s'assit en face de lui. Ses courts cheveux noirs encadraient un visage presque trop parfait ; ses yeux vifs ne restaient jamais immobiles, alors que son corps se perdait dans les rembourrages du fauteuil.
— C'est un gamin, fit-il remarquer. Tu veux que je prenne un enfant avec moi ?
Les naissances étaient très rares ; il n'avait pas interagi avec un jeune depuis… bien longtemps. Et Jeanne souhaitait lui confier ce bébé ?
— Lyam. Respire.
— Je ne me sens pas prêt à prendre un enfant avec moi. Désolé.
— Je ne suis pas vraiment un
enfant. Je suis plus réfléchi que je ne le parais.
— Comment ça ? Je ne te donnerais pas plus de douze ans.
— Il a été créé il y a quatre ans, mais il apprend très vite, tenta d'expliquer Jeanne.
Lyam ouvrit la bouche pour exprimer son incompréhension, mais le garçon le prit de court :
— Je suis un robot.
Décontenancé, il fixa Isaac quelques secondes, chercha des signes révélateurs.
— Un robot, vraiment ? demanda-t-il sans trop y croire. Tu ressembles en tout point à un humain. Tu agis comme un humain, jusqu'aux moindres mimiques. On a fait autant de progrès ?
— Un groupe de chercheurs travaillaient depuis longtemps sur le sujet, puis d'un coup beaucoup plus de monde a voulu bricoler une intelligence qui nous ressemble, expliqua Jeanne. Finalement, voilà : on a créé Isaac. Il est un peu l'enfant de toute la ville.
— Je ne fais pas que ressembler extérieurement à un humain, ajouta Isaac. Comme un enfant, je ne savais rien quand je suis né, j'ai tout appris au fur et à mesure. Je n'ai pas de but précis, contrairement aux autres intelligences artificielles. Je peux faire ce que je souhaite.
— Je ne comprends pas pourquoi tu gardes un corps d'enfant.
— Je ne grandis pas. J'ai déjà changé de corps une fois, mais il faut que je ré-apprenne à m'en servir lorsque j'en ai un nouveau. Pour l'instant, je préfère garder celui-ci. Mais pour en revenir à mon absence de but... en ce moment, je ne sais plus trop quoi faire. Marc, l'un des chercheurs qui s'occupe de moi, m'a conseillé de voyager, d'aller voir ailleurs comment on vit.
— Et j'ai pensé à toi, Lyam, interrompit Jeanne. Tu t'y connais en IA, tu pourras le comprendre plus facilement. Comme tu as déjà beaucoup voyagé, tu auras des idées sur ce qui pourrait l'intéresser. Il faudrait lui faire rencontrer du monde, je pense. On est tous un peu pareils, finalement, à Algoque ; tu pourrais lui montrer les gens d'ailleurs.
— Il n'a pas un corps biologique comme le nôtre, réalisa Lyam. Il n'a pas accès aux muages.
— Oui. D'où le voyage physique.
Lyam observa le garçon, sa peau qu'on aurait dit réelle ; il soutint son regard, le temps d'un instant, puis accepta :
— Très bien. Je ne sais pas ce que ça donnera, mais... on peut essayer, si c'est ce que tu veux, Isaac.
— C'est ce que je souhaite, oui.
*
Durant la semaine où il resta à Algoque, Lyam fit le tour de quelques hacklabs et en profita pour changer les hélices de son drone, renoua contact avec d'anciennes connaissances, mais il ne se voyait pas rester immobile trop longtemps. Isaac l'accompagna certains jours pour lui faire découvrir la ville et ses particularités. Il lui montra un quartier constitué de petites maisons carrées qui se déplaçaient sur des pattes mécaniques ; un autre où les murs des habitations étaient de longs tubes de métal semblables à des tentacules, qui recomposaient les pièces au gré des envies de leurs résidents. Mais l'un comme l'autre se sentaient à l'étroit et ne tenaient plus vraiment en place.
Lorsqu'ils quittèrent la ville, Isaac, timidement, attrapa la main de Lyam, et lui avoua en chuchotant qu'il avait un peu exploré les environs, mais que, vraiment, ça ne faisait pas le même effet que de partir pour de bon. Lyam lui ébouriffa gentiment les cheveux, puis ils se mirent en route, le drone loin au-dessus d'eux.
Ils voyagèrent quelques jours en direction de la vallée, dormant sous les frondaisons des arbres dans leurs sacs chauffants. Une nuit, alors qu'ils s'étaient installés au milieu d'une vaste clairière en pente douce, Lyam pointa les astres en citant les noms dont il se souvenait. Lorsqu'il buta sur l'appellation d'une petite étoile de la constellation du chien et qu'Isaac le corrigea, il soupira.
— Tu connais déjà tous leurs noms, c'est ça ? Je ne t'apprends rien.
— Je peux accéder au réseau. Ce n'est qu'une donnée parmi tant d'autres, que je peux obtenir d'une simple requête.
— Tu nous ressembles tant que j'en oublie tes différences.
Un silence. Le sommeil qui commençait à poindre. Puis :
— Comment c'est, les muages ?
Lyam hésita.
— … L'unité. Le sentiment d'être un parmi tous, mais d'être également le tout. D'être accepté, quoi qu'on soit. On ne peut pas vraiment refuser l'autre quand on a senti qui il était.
— Mais quand vous sortez des muages, ce n'est plus le cas. Vous n'avez plus cette impression.
— Ça reste au fond de nous, comme un murmure omniprésent qu'on peut entendre si on se concentre. Un temps, on a connu tous les humains. On a été tous les humains.
— Je ne comprends pas.
— Je sais. C'est pour ça qu'on voyage.
Le lendemain, ils se réveillèrent en même temps que le soleil, qui fit rosir le ciel avant de lui rendre son bleu habituel. Un gros drone facteur les attendait avec des provisions ; Lyam déjeuna de pain frais couvert d'une épaisse confiture de figues. Le soleil chauffait déjà et avait fait disparaître la rosée au centre de la clairière lorsqu'ils quittèrent le campement.
Ils marchèrent sous l'ombre des arbres toute la matinée avant d'atteindre l'orée de la forêt. Ils n'étaient pas descendus en ligne droite, Lyam voulait arriver en un point bien précis et Isaac n'avait pas posé de questions ; à présent, la vallée s'étendait sous leurs yeux.
À ses côtés, Isaac expira un grand coup, les yeux ronds.
Entre les deux flancs de montagne, flâneurs mais inéluctables, s'étendaient les muages en un long fleuve nébuleux.
De leur masse vaporeuse, entre coton et nuage, s'élevaient parfois des arabesques qui se déformaient avant de retomber. Leur blanc miroitait sous le soleil, prenait des reflets roux puis bleus, quelques touches de vert plus rarement, toujours mouvants ; un troupeau de brume qu'on aurait dit vivante.
Un peu plus loin dans la vallée, on apercevait à nouveau la végétation ; un filet d'eau claire serpentait entre les deux montagnes. Le front de muages avançait et le recouvrait peu à peu, comme une avalanche au ralenti mue par une inexorable volonté.
Doucement, Lyam mit une main dans le dos du jeune garçon pour l'inciter à descendre. Isaac posa un pied devant l'autre, machinal, les yeux toujours fixés sur la mer brumeuse.
Lorsqu'ils arrivèrent non loin des muages, Isaac, fasciné, s’élança vers eux ; s'arrêta à leur limite, hésita un instant ; les frôla de la main et agita leurs filaments blanchâtres avant d'y enfoncer le bras. À ses côtés, Lyam y plongea directement la tête, inspira un grand coup.
Un corps recroquevillé contre le sien. Une odeur de peinture sur les doigts, puis de nourriture brûlée. Une ampoule au pied.Brusquement Lyam recula la tête, respira l'air pur à grandes inspirations, comme asphyxié. C'était souvent trop d'un coup, trop d'informations et de sensations telles qu'il fallait des jours pour s'en remettre. Aujourd'hui il devait rester lui-même ; en compagnie d'Isaac, il ne pouvait pas s'y perdre.
Amusé, il observa Isaac qui inhalait à pleins poumons la brume dense, bougeait la tête d'un côté puis de l'autre, sans être affecté. Finalement, le jeune garçon se retourna, une moue déçue sur le visage.
— Je ne sens rien.
— Je sais. Mais je veux te montrer autre chose, sur le front des muages. Ça t'aidera peut-être à comprendre.
Isaac acquiesça et suivit Lyam lorsqu'il se remit en marche.
Ils parvinrent enfin à l'avant du fleuve nébuleux, à l'endroit où l'air se faisait peu à peu envahir par la brume. Les filaments de muages s'avançaient lentement, comme des éclaireurs, avant qu'une masse plus compacte ne les suive.
Lyam et Isaac longèrent le front de muages à une dizaine de mètres de distance avant d'arriver au niveau du cours d'eau. Le jeune garçon y trempa la main, savoura la fraîcheur du liquide. Quand il se redressa, il vit que Lyam s'était avancé vers les muages et saluait des étrangers.
Ce ne fut pas leur absence de vêtement qui le choqua, il avait déjà vu des humains se balader en ville aussi peu vêtus ; mais ils avaient un air absent, comme s'ils n'étaient pas tout à fait là, et ils bougeaient avec une tranquillité extrême qui le mit mal à l'aise. Il approcha, lentement, s'arrêta au niveau de Lyam qui lui sourit avec bienveillance. Les yeux des autres se fixèrent sur lui. Il se sentit décortiqué, mis à nu ; il recula d'un pas lorsqu'ils s’avancèrent. Il se réfugia derrière le corps de Lyam. Les autres ouvrirent la bouche, la refermèrent, un peu comme des poissons qui font des bulles.
— Nous ne le
— sentons pas.
— Qui est-
— il ?
Ils parlaient comme s'ils étaient un, sans donner l'impression de se couper la parole, l'un refermait la bouche alors qu'un autre l'ouvrait. Comme si c'était normal, Lyam leur répondit :
— Il n'a pas accès aux muages. J'aimerais lui faire comprendre leurs effets, lui faire ressentir ce qu'ils apportent. J'ai pensé que vous étiez les mieux placés.
— Souhaitez-vous
— rester quelques
— jours ?
— Avec plaisir.
*
Ces hommes et femmes vivaient en bordure des muages. Les drones leur apportaient à manger lorsqu’ils étaient à l'air pur mais ils n'y restaient pas longtemps, ils préféraient la brume et les sensations qu'elle leur apportait. Isaac ne les vit jamais rien accomplir eux-mêmes, comme s'ils ne faisaient que subsister sans volonté, des coquilles vides aux gestes mécaniques. Puis il comprit qu'ils vivaient de multiples vies ; qu'ils paraissaient absents car ils ressentaient constamment la multitude des autres humains. Ils avaient décidé de ne pas se fixer sur une unique existence.
— Nous poussons à
— l'extrême ce
— que les autres
— sentent en filigrane.
— Parfois une
— possibilité nous
— attire davantage,
— alors nous redevenons
— un,
— nous nous habituons
— à nouveau à
— vivre seul,
— à
— construire
— de nos mains.
— Comment arrivez-vous à ne pas vous perdre ? Je ne comprends pas comment vous conservez votre identité, avoua Isaac.
— Car d'autres
— restent eux-
— mêmes.
— Nous savons que
— notre identité existe,
— nous
— nous rattachons
— à ceux qui restent un.
— Mais quand vous redevenez un, comment savez-vous que vous êtes le même qu'avant ? Que vous n'avez pas pris la personnalité d'un autre ?
— Nous ne le
— savons pas.
— Mais
— est-ce
— grave ?
— N'importe qui,
— au cours de sa vie,
— évolue.
— Change
— au gré
— de son entourage,
— de ce qu'il vit.
— Ce n'est
— pas
— bien différent.
— Les autres programmes intelligents ont des buts, ont été construits pour effectuer des tâches précises. Les humains ont accès aux muages pour comprendre les autres, pour savoir ce qu'ils veulent faire. Moi, dans tout ça… je n'arrive pas à savoir quelle est ma place, admit Isaac au bout de quelques jours.
— J'ai peut-être une idée. Un passionné d'histoire qui étudie comment étaient les humains avant les muages, il pourra peut-être te donner des pistes. Il habite un peu loin, mais il y a des archives intéressantes là où il vit.
*
Étrangement, Isaac regretta presque le moment où ils quittèrent les muages et les étranges humains qui y vivaient. Il admirait leur manière de vivre, de s'oublier eux-mêmes pour être les autres. Pourtant, il avait toujours du mal à comprendre les raisons qui les avaient poussés à ce choix, il avait déjà trop de difficultés à savoir qui il était pour s'imaginer faire comme eux. Lyam lui-même avait du mal à vraiment les comprendre.
Un véhicule-araignée, haut de plusieurs mètres sur ses fines pattes, vint les chercher pour qu'ils puissent atteindre leur destination plus vite. Il était moins confortable qu'une voiture et allait plus lentement, mais ses longues pattes lui permettaient de circuler sur des terrains accidentés. Au fil des jours, Isaac ne se lassait pas des paysages qui défilaient sous leurs yeux. Fenêtres ouvertes, il penchait la tête à l'extérieur, cheveux au vent, pour ne pas en perdre une miette. Au bout d'un moment, les montagnes qui les entouraient devinrent moins escarpées, la vallée s'élargit. Dans les plaines, ils croisèrent plusieurs robots qui s'occupaient de plantations, ainsi que quelques humains qui avaient choisi une vie loin des villes, minuscules depuis leur hauteur.
Finalement, ils atteignirent une zone plus civilisée ; ils descendirent de leur véhicule-araignée pour continuer à pied. Les habitations gagnèrent en hauteur et en densité, leurs murs couverts de végétation donnaient l'impression de s'enfoncer dans une jungle touffue. Des peintures ornaient les surfaces libres de verdure ; des oiseaux pépiaient dans les branches des arbres.
Lyam et Isaac pénétrèrent enfin dans un des grands immeubles du centre. Au moment d'entrer, le drone leur annonça :
— Mel est au cinquième étage, couloir de droite, porte 304. Il vous attend.
Ils traversèrent le hall pour rejoindre l’ascenseur, puis montèrent à l'étage.
L'historien les accueillit dans une petite pièce chaleureuse, plusieurs coussins y entouraient une table basse où étaient posés quelques plateaux de fruits et de pâtisseries. Ils se saluèrent ; Isaac, habituellement timide en présence d'inconnus, eut tôt fait de se sentir à l'aise en s'installant sur les coussins. Ils commencèrent à grignoter, tranquillement, avant que Lyam ne dirige la conversation vers ce qui intéressait Isaac.
— Effectivement, les humains n'ont pas été toujours aussi liés avec les muages, expliqua Mel. Quand ils sont arrivés sur cette planète, ils ont longtemps considéré les muages comme un simple phénomène naturel avec lequel il fallait vivre. Il a fallu beaucoup de temps pour s'apercevoir de leurs effets sur notre organisme. Encore plus pour que chacun, humain et muage, mute et s'adapte jusqu'à donner ce que nous connaissons. J'étudie en particulier la manière dont ils vivaient sans ce liant. C'est fascinant de comparer nos modes de vie.
— Mais comment vivaient-ils, alors ?
— Pas si différemment. Dans le temps, les intelligences artificielles n'étaient pas autant développées, alors l'organisation n'était pas la même. Les muages ont surtout apporté la compréhension. Avant, les humains avaient du mal à accepter la différence. Il fallait être dans les normes pour s'intégrer et vivre facilement. Maintenant, comme on
sent les autres, c'est plus facile de les accepter. Même quand on n'aime pas quelqu'un, ce n'est pas grave, il peut vivre de son côté.
— Ce n'est pas ça qui me dérange. C'est…
Isaac chercha ses mots.
— Pour quoi vivez-vous ? Comment décidez-vous ce que vous voulez faire, alors que vous n'avez aucune obligation ?
— On fait ce qu'on a envie de faire, sur le moment ? tenta Mel, un peu désarçonné.
— Mais d'où vous vient cette envie ? J'ai l'impression que grâce aux muages vous avez une idée de tous les possibles, puis que, sans que je comprenne vraiment comment, vous en choisissez une. Comment faisaient les gens, avant ?
— Avant, sans les muages ? Ils choisissaient ce qu'ils connaissaient. Ils voyageaient, ils lisaient, ils se renseignaient. Maintenant, notre champ de connaissance est plus étendu, c'est tout. Si tu veux, j'ai des archives de cette époque, ce ne sont pas des documents numériques donc il faut en prendre soin, mais tu peux les feuilleter. Tu trouveras peut-être quelques pistes, même si je ne suis pas sûr que ça t'aide vraiment.
*
Au bout de deux semaines plongé dans les archives, Isaac n'était pas plus avancé. Il comprenait les autres animaux, dont le but principal était la survie ; mais les humains avaient depuis longtemps dépassé ce stade et leur mystère restait entier.
Un soir, alors que l'air se rafraîchissait tout juste, Lyam et Isaac se retrouvèrent sur le toit de l'immeuble, les multiples lumières de la ville tout autour d'eux.
— … Tu sais, commença Lyam, je pense que tu te compliques trop la vie, que tu n'es vraiment pas si différent de nous. Au début, comme un enfant avec sa curiosité, tu préférais effectuer les tâches qui te faisaient apprendre le plus. Ensuite… ensuite, c'est certes plus compliqué, mais le cerveau d'un humain reste un gros circuit comme le tien, avec une intelligence globale à laquelle on n'a pas donné de but précis, qui évolue selon les circonstances.
— … Je ne sais pas. J'ai l'impression d'y voir de moins en moins clair.
— Écoute. D'après ce que je comprends, tu as l'impression que les muages nous rendent les choix plus faciles. Tu regrettes de ne pas pouvoir t'y perdre. Pourtant, tu as accès au réseau.
— Et ?
— On t'a conseillé de t'y connecter uniquement lorsque tu as besoin d'informations, comme un humain le ferait, pourtant…tu pourrais récupérer n'importe quelle connaissance qui y transite. Les données sont partagées afin que les programmes récupèrent ce dont ils ont besoin, ils les interprètent et les utilisent pour nous faciliter la vie, mais pourquoi ne les utiliserais-tu pas afin de te mettre un instant à leur place, d'une façon semblable à ce que nous permettent les muages ?
*
Isaac, pensif, ferma les yeux. Il hésita un instant, étendit ses perceptions au drone de Lyam qui planait quelques mètres au-dessus d'eux. À travers ses caméras, il vit toute la ville comme un essaim de lucioles. Timidement, il s'étendit. Il capta les multiples intelligences artificielles de la ville ; les robots personnels qui aidaient les humains au jour le jour, les programmes qui régulaient la circulation, l'énergie, qui détectaient les malades avant que ceux-ci ne s'aperçoivent des premiers symptômes, les robots chirurgiens qui opéraient avec une précision infinie. Au-delà des frontières de la cité, des robots labouraient les champs et diffusaient les informations recueillies par leurs capteurs, qui seraient utilisées pour optimiser les cultures. Encore plus loin, il capta des images de la mer qu'il n'avait jamais vue lui-même. Il perçut le son des vagues qui se brisaient sur les rochers, les bruissements de l'herbe sèche sous les pas d'une voyageuse et de son chien.
Un moment, il se perdit dans le trop-plein d'informations. Puis il se souvint de Lyam et des muages, des humains qui s'y perdaient pour devenir les autres et qui, parfois, redevenaient un. Il se fixa sur un drone, puis un autre, et un autre. Il finit par retrouver celui de Lyam ; il vit son propre corps, avachi sur le toit.
Il le réintégra, ouvrit les yeux.
— … On dirait des murmures, dit Isaac au bout d'un moment. Maintenant que j'en ai conscience, j'ai l'impression de les entendre en bruit de fond. Tous les capteurs de la planète, toutes les informations qui transitent. Mais… je ne sais pas plus qu'avant ce que je veux faire.
— Et pourtant tu as l'équivalent des muages. Tu sais pourquoi j'ai commencé à voyager ?
— Non ?
— J'en avais assez de la robotique, je voulais changer. Je ne savais pas ce que j'avais envie de faire. Je suis allé dans les muages, j'y suis resté quelques mois, je crois. Ça ne m'a pas aidé, mais je voulais rester moi-même. Alors j'ai commencé à voyager, un peu désemparé. Et je me suis mis à aimer ça. Je pense… je pense que ton but, pour l'instant, ça peut être de trouver ce que tu veux faire. Tu as tout le temps devant toi. Tu n'as pas à trouver
une tâche, là maintenant tout de suite. Tu pourras même en changer – je peux t'assurer que tu le feras.
Isaac soupira, se leva pour rejoindre le rebord du toit qui surplombait le vide. Lyam le rejoignit, glissa sa main plus grande autour de la sienne.
Une légère brise agitait les branches en dessous d'eux et les faisait bruisser doucement. Alors que la nuit tombait, les lumières aux fenêtres s’éteignaient peu à peu ; quelques-unes persistaient, témoins de la vie perpétuelle. Isaac se dandina d'un pied à l'autre, évita soigneusement de regarder Lyam. Finalement, il chuchota :
— Si ça ne te dérange pas, je pourrai continuer à voyager avec toi ?
— Bien sûr. Ce sera un plaisir.
Depuis l'immeuble d'en face, un piano laissait échapper quelques notes. Des conversations et des rires montaient depuis un bar de la rue. Quelques clameurs plus éloignées se devinaient lorsqu'on tendait l'oreille. Au-delà des frontières de la ville, le paysage était un tableau noir où l'on distinguait des éclats de vies, des îlots lumineux qu'on avait l'impression de pouvoir frôler du doigt.
Main dans la main, l'humain et le robot se perdirent dans le monde à leurs pieds. Se concentrèrent sur les murmures que chacun entendait, au loin.