Prologue
Ils sont trois autour de moi. La lumière m'agresse, ils m'observent cliniquement, je sens le sang et le toucher de leur gant en latex. Leur haleine de désinfectant. Ils sont trois avec leur blouse verte hôpital à me regarder. Une voix d'un calme professionnel.
« - Maintenant coupons le cordon. »
Je me sens soulever, trimballer. Une tape, je dégobille du liquide. Ras le cul de naître.
« - Donnez-lui le sein. »
Toujours la même voix. On me dépose sur une surface tiède. Ça sent la mort. On pousse quelque chose vers ma bouche (maman ?). Je tète. Je tète la mort, j'aspire le fluide, les dernières forces de (maman ?).
« - Elle est morte. »
Calme professionnel.
I
Ils sont trois autour de moi. La lumière qui m'agresse, une voix grave qui monte des sombres profondeurs de la lumière, en contre-lampe.
« - Bien, maintenant tu vas parler. »
Je vois leur silhouette se découper dans la blanche dorure du faux soleil. L'un porte des lunettes, quand il tourne la tête je peux le voir. Deux sont en T-shirt, l'autre en chemise.
« - Tu étais là donc tu sais. Tu as vu, entendu. C'est obligé. Donc tu sais. Je le sais tu sais. Alors parle. »
L'un est assis derrière le bureau. Un T-shirt. Le chemise est appuyé contre le coin droit du meuble vulgaire. Aussi vulgaire qu'un bureau de fonction qui date un peu. Une pile de document sur la gauche, des post-its qui dépassent.
« - Souviens-toi. »
Quatre plaques de bois bon marché qui forment comme un pavé.
« - C'était il y a un an. »
Le chemise est à lunette. Légèrement en retrait, le dos un peu courbé, il joue avec un briquet. Un zippo à première vue. Tchling ! J'ouvre. Tchling ! Je ferme. Le couvercle du zippo fait le bruit d'un marteau s'abattant sur une lame. Les coups du destin qui comptent les secondes. Un coup. Deux coups. Une heure.
« - Je n'aime pas perdre mon temps, toi non plus je suppose. J'ai ma femme qui m'attend. Toi tu n'as personne. Personne pour t'attendre, personne à qui parler. Tu comprends ça ? Ça veut dire personne pour t'entendre et encore moins pour te défendre. »
Un coup. De la droite, poing fermé. Sur le nez, je vois mal. Le monde est moucheté de points arc-en-ciel. J'ai mal. Tête renversée en arrière, le corps seulement retenu par mes liens, les deux bras encordés derrière la chaise. Sa main a craqué. Majeure, phalange du milieu, un reste de fracture qui le lance à certains moments, ces moments-là. J'ai le nez qui coule. Un rhume. J'ai un rhume rouge. Pas comme d'habitude celui-là, il ne s'arrête pas. On me remet la tête en avant (qui ?). Ça coule. Je vais tâcher mes vêtements. C'est dommage je les trouvais bien. Ils étaient neufs, maintenant ils ont le rhume.
« - Dans ma jeunesse mon père m'a inscrit à un club de boxe. C'était le club du quartier, pas grand chose quoi. Entraînement le mardi et vendredi soir. Échauffement pendant une heure. Non mais tu imagines l'enfer ? Un putain de connard qui te dit « Fais-ci ! Fais-ça ! » A près les leçons. J'ai toujours retenu les leçons. D'ailleurs faut toujours retenir les leçons sinon ça peut faire mal. T'as mal ? Mon entraîneur m'a dit que si je voulais ne plus avoir mal alors fais ce que la leçon te demande. Retiens bien ça toi. Alors quelle est ta réponse ? »
Ce qui explique le nez tordu. Je vois. Je reprends un souffle plus régulier. Il s'étire le bras, mouvement de moulinet au ralenti. Ça craque. Pas de fenêtre, dommage, la dernière fois que je suis allé dehors le soleil tapait fort. L'air sentait l'herbe. Je la sens encore. Les rayons qui ne laissent place à aucune ombre. D'un autre côté de l'ombre avec des buissons bas du plafond, aucun intérêt. Je sens le soleil sur mon corps assoupi, alangui, presque inerte. Il me baigne, me brûle, me consume et m'assomme comme un. Coup de poing..
« - C'est alors que je compris pourquoi la boxe ne m'irait pas. Voilà mon gars tu connais toute l'histoire. Je t'ai enseigné les quatre leçons de mon entraîneur. T'as bien compris la première, j'ai mis en application la seconde. »
J'avale du (mon) sang. Tourne. J'ai la tête qui. J'ai les lèvres sèches de sang. Ce qu'il me reste de bouche coule sur mon menton. J'étais allé chez le dentiste. Elle ne va pas être contente (qui ?).
« - Il est l'heure de rentrer, à demain. »
Les ombres de silhouette bougent pour devenir noires nuit. Plus de lampe ni rien. Une lampe sans soleil.
II
Clic. Lumière. Tchling ! Tchling ! Le chemise lunette est en bout de lumière, le dos courbé, les bras sur la table bien calés.
« - Vous permettez ? »
Voix rauque et résonnante. Elle prend vie dans les poumons, roule sur les glaires pour vivre en plein air. Il sort une cigarette de son étui, la pose délicatement sur la table, parallèle au bord, entre ses doigts, sans un bruit. Délicatement il sort son porte-cigarette de la poche intérieure de sa veste posée avec soin sur le dossier de la chaise. Il le coince entre son index et son majeur, laissant pendre mollement le plus long bout. Il cale sa cigarette à l'emplacement prévu. Tchling ! La lumière braisée se découpe clairement dans l'ombre de la silhouette. Il se renverse sur la chaise avec délectation. J'aime cette odeur, des souvenirs.
« - Bien. »
Un murmure qui s'évapore dans la fumée.
« - Quand je chie ça sent la charcuterie et quand je pisse ça sent le whisky. Dans la vie il existe des incohérences, des absurdités, ce genre de choses incongrues. Tenez, prenez chez moi par exemple, avec ma femme nous avons investi dans une jolie maison qui me fout la gerbe. Enfin... Imaginez un peu le béton: maison avec jardin, une porte devant, une porte derrière. Sur cette porte j'ai fait mettre trois serrures pas plus. Mais attention les serrures où, d'un côté il y a une clé et de l'autre le tourniquet à main pour ouvrir et éventuellement fermer. Vous voyez desquelles je parle ? Oui vous voyez. Jusque là rien que de très commun n'est-ce pas, du commun. Mais je ne suis pas commun. Je ne suis pas commun ? Dites un peu, vous me trouvez commun ? Vous me trouvez comment ? Pas commun. J'ai donc fait installer le côté main à l'extérieur de la porte, plus facile pour ouvrir. Et puis j'ai pas de clé pour ouvrir donc tout le monde s'y retrouve. Le serrurier que j'ai payé, ma femme que j'ai payée, le voleur que j'ai payé, j'ai payé tout le monde. Pas du goût de tout le monde. Et là je vais me payer ta gueule. Ça te va ? Bien sûr que ça te va, t'as pas le choix. Je ne vais pas te poser de questions, je veux juste des réponses. »
Il reprend son souffle, se cale sur la chaise et jette une volute de fumée. La cigarette a diminué de moitié, chacune de ces cendres s'est éparpillée sur le bureau, goutte à goutte comme des secondes. Une façon de faire le temps. Chaque fumeur a sa façon de fumer, plus ou moins vite, une manière de revenir à sa base temporelle. Juste soi et la cigarette qui prend son temps pour s'écouler à notre rythme. Peut-être qu'en mettant bout à bout chacun des mégots de ce monde un début d'éternité s'ouvrira. N'ai jamais fumé. Aurais-je du ? « Attention danger ! » clame le journal de (quand ?) Oui mais je suis là. Je devrais m'y mettre. M'embraser, se faire braiser, juste un peu toujours puis devenir le temps en tant que cendres.
« - On paye un travailleur pour le travail qu'il fait, ainsi il n'a pas l'impression de n'être qu'un outil dans la grande machine et lorsqu'il n'est pas content, il lui reste la justice. Sait-on jamais, la plupart du temps il s'en tire avec un chèque et on repart du début. D'ailleurs c'est une drôle de justice que voilà, elle existe mais ne peut combler les vides. Elle met les vides dans une boîte de papier à chiffre ou dans des barreaux. Un enfant meurt dans un accident volontaire, les parents reçoivent un chèque pour combler, non pas pour combler, pour donner un semblant de compensation. De cette façon aux yeux de la société les voilà rembourser. Le côté humain du monde je suppose. Je vais me payer ta gueule, ça je l'ai déjà dit. Mais pourquoi faire ? Tu ne peux rien faire, à la limite parler, après tout pourquoi pas, ça fait du papier. Comment t'appelles-tu ? Non ne réponds pas, je le sais déjà. Mais qu'est-ce qu'un nom ? Une partie de ton identité ? La bonne blague, peu de personne connaisse leur véritable identité, une suite de chiffres, voilà ce que c'est. Nom, prénom, du flan. Deux personnes peuvent s'appeler pareil mais n'auront pas les mêmes chiffres. Où retrouve-t-on des chiffres ? Les codes barres c'est ça. Jolie invention j'avoue. Hum... L'analogie est troublante... »
Silence. Le voilà menton appuyé sur sa main, le coude sur la table, sa cigarette vient de se finir. Il se lève, enlève la poussière et les froissements du tissu à grand coup de revers de main. Je ne l'avais pas vu si grand, courbé qu'il était pendant tout ce temps. Il bouge lentement comme avec réticence pour faire le tour du meuble. Il vient vers moi. Le sol. Je suis dessus sans la chaise, je relève la tête qui était tombée. Mon regard se heurte à deux colonnes de jean. Des odeurs, celles du tabac et d'autres. C'est ...
« -Suces. »