Il est de cette extase, comme un filet de bave, qui d'une bouche endormie, fraierait son chemin jusqu'aux confins de la terre, jusqu'au fond du fond des ténèbres. Oui, l'extase qui jaillit de mon esprit somnolant me pousse à travers les avenues, à pourfendre la nuit noire de monde qui passe et qui jappe en esquissant gloussements et têtes dégoutées à mon passage. "Eh bien quoi?", fais-je à une blondasse qui me dévisage d'un air des plus discourtois. "T'as jamais vu un monstre?", ça ne semble pas être le cas. Surprise et gênée, encore que, elle détourne le regard sur une frimousse cramoisie. C'est pas l'envie de lui foutre des gifles qui me manque... Il y a que son vieux est à côté, qui la tient par l'épaule, le visage sévère. Sacré putain de Dieu, est-il donc personne pour partager ma joie, à moi, l'être superbe, le nouveau messie des sourires, qui apporte la bonne humeur en cette période de fêtes? Non, personne; quelques fantômes fugitifs, rasant les murs, l'air hagard. Est-il possible que l'on ne veuille pas rire, que je sois, moi, seul à me fendre la poire au milieu de la place? C'est bien ça. Fait chier... "Tiens, morue!", que je fais en crachant un petit glaviot en direction d'une vieillotte à la peau pâlote, refroidie par la bise sous son pourtant vain-dieu de manteau de fourrure! Si c'est pas malheureux, que d'être riche et d'avoir le corps fragile, la gorge en mouise à la moindre bise... Argh! V'là encore les glaires sombres qui me remontent avec, oh! un petit caillot cette fois... M'en ferais bien d'aller pisser, tiens, pour fêter ça.
Dès lors, sans manière; les autres, rien à braire; face à la colonne Vendôme qui hérisse son pic très haut dans le ciel, je sors les bourses de leur esbroufe en coton, renouant avec le naturel, et les fait envoyer au loin, un grandiose torrent d'urine. Et ça pisse et ça pisse, et ça coule et ça repeint, d'un vert-jaune ampoulé, le petit appui sur lequel prend place la colonne Vendôme! Ah, qu'il est agréable de se vider ainsi, de marquer de son empreinte le très clinquant de cette place que j'aime, qui elle m'honnit, où ses gens me fuient, me fuient comme si j'étais je ne sais quelle sorte de gros rat maudit!
Eh, ne l'avais-je pas dit? Je suis un monstre. Soit, un monstre c'est pas banal et ça flanque la frousse aux gens, alors, allons-y! Puisque ça caille, puisque c'est tout ouvert à l'intérieur de moi-même, tant qu'à faire, autant se conduire ainsi qu'on le doit, une dernière fois! Et je déambule en demandant des petites pièces, "pas grand chose m'dame, c'pour manger j'vous dit", "une petite fleur pour un pauv'vieux, non? Petite pute, va!", "Bonsoir mon brave, une bière pour un aut'brave? Pédé!"... Pas à dire, un siècle de ça et toujours la même, toujours ce regard dégueulasse, cette mine timorée pas nette oscillant entre le dégoût et l'indignation... puis la pitié de temps à autre, le remord même! Petites pédales! Pourriez m'offrir un verre, venir discuter cinq minutes! Je suis un monstre, je sais bien! Mais quand même...
Frayant mon chemin à nouveau jusqu'au centre de la place resplendissante qui n'en désengorge pas de ses fantômes clinquants, je suis attendu près de mes affaires laissées à terre par un bicot en costume sous son gros pardessus qui vient me dire "Monsieur, monsieur je vais devoir vous demander de partir, vous embêtez tout le monde". Alors je crache un coup et je m'en vais, je ne proteste pas. A quoi bon, comprenez, c'est peut-être la cent-millième fois en un siècle que cela m'arrive, que d'être foutu hors de chez moi par un bicot, sous prétexte que c'est pas chez moi, ici, il paraît. J'y ai pourtant dormi longtemps ici. Pas un ne sait mieux que moi le frisson que les pavés de la place procurent, le dos couché dessus. Personne ne sait rien non plus du gros bitard qui pénètre tous les samedi dans l'hôtel Vendôme, avec une grosse bourgeoise aux penchants étranges, qui ne doit pas être sa femme... Personne sait rien sauf moi; je suis un peu le chroniqueur, le mémorialiste local et pourtant on m'évite, on n'en veut pas de ma mémoire, de mon expertise, de mon expérience et de ma vie. On me repousse; soit, je suis un monstre et je m'en vais. Sous un pont de Seine je trouverai, je pense bien, un abri pour ce soir. Et puis on verra demain. Sans doute que je reviendrai si, d'ici là, les caillots ne coulent pas dru dans ma gorge comme des petits étrons de diarrhée.