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Auteur Sujet: La Maman qui Portait un Continent sur son Dos (Suite et Fin)  (Lu 4091 fois)

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La Maman qui Portait un Continent sur son Dos (Suite et Fin)
« le: 20 juillet 2017 à 15:12:53 »
La maman qui portait un continent sur son dos





   

   Notre village, c'était l'Éden.
   Nous en étions les rois primitifs, sublimes et pauvres.
   Rien ne nous manquait, même quand tout nous manquait. Revenu de sa chasse courageuse, le papa nous offrait les fruits de sa patience. Quand il y avait beaucoup, nous chantions « Ouélé ouélé, mélimba méliwé ». Quand il y avait peu, la maman nous rassurait avec la poésie profitable d'un ancêtre. Elle disait à nos yeux : la vie est une lionne blessée, on ne peut pas lui en vouloir. C'est à nous de la soigner. Pour cela, il faut lui sourire toujours. Toujours et pour rien. Pour l'amour du très précieux rien !
   Le papa était aussi saigneur des arbres à gomme. Il était très noble et méritant, le papa. À peine réveillé, il sortait dans la nuit, muni d'une lanterne, d'un seau en plastique et d'un petit couteau à lame courbe. Les yeux encore tout collés de misère, il marchait très longtemps pour aller griffer l'entaille et récupérer le sang blanc écoulé dans les tasses. Dans la forêt sombre, il n'évitait pas toujours le naja ou la vipère des feuilles. Quand il était mordu, il suçait le poison, le crachait, et continuait aussi vite son chemin. Au chant de ses pas sur les feuilles mortes, les hévéas guettaient son arrivée. Ils reconnaissaient l'odeur du papa et se raidissaient sans bruit. Le papa s'approchait d'eux, il leur parlait gentiment, les embrassait avec sa paume. Des fois, leurs troncs chuchotaient à ses tempes les secrets des génies. À l'aide de son couteau, le papa épluchait alors l'arbre comme on pèle la mangue. Bientôt, noir, écartelé, l'hévéa lui donnait son latex qui coulait doucement dans les bols en bois retenus par le fil de fer.
   Au retour du papa dans le village, le bruit des pilons était déjà entêtant. Debout, le ventre gros, la maman frappait sans cesse le mortier pour réduire les céréales en farine. Pour chaque repas, il lui fallait écraser trois kilos de mil. Cela lui prenait environ une heure, à se vider complètement la tête. À son côté, les autres pileuses gloussaient des mots d'amour,  fabriquaient des joies ridicules, changeaient leurs dents jaunies en perles de sourires. Non loin, fiers de beauté, ivres de lait, les nourrissons écoutaient le pilon, apprenaient le rythme, la cadence, tout en mastiquant indifféremment les seins les plus lourds des nourrices.

   Notre village, c'était l'Éden.
   Tel un vautour oricou figé dans le ciel, un calme surnaturel planait toujours au-dessus. Ce calme habillait nos peaux nues et venait endormir sur la natte nos désirs de puissance.
   Là, au bord de l'assoupissement, la musique nous était livrée par la basse-cour. C'était des mélopées comiques qui nous tombaient dans les oreilles. Les musiciens avaient des plumes, un bec à solfège, la paupière métronome. Inlassable, le chant de la perdrix accompagnait nos siestes. Tandis qu'autour des mortiers, les poules disputaient les pileuses qui cancanaient en les singeant.
   Dans notre village, nos rêves étaient si lents que l'ennui en nous ne courait jamais bien vite. Pour distraction, nous avions l'arc, la lutte, la course du pneu poussé à la baguette. Nous avions aussi les aurores et les crépuscules baignés du saint soleil. Du lever au coucher, ils exhalaient les parfums douceâtres des manguiers et l'odeur capiteuse des goyaviers nous cajolait la narine.
   Le jour, cheveux bleus aux mèches coco, nous regardions les nuages passer leurs mains dans le ciel rond. Quelques rares cris d'oiseaux incisaient l'horizon de leur encoche métallique, et nous parions trois billes sur le bulbul des raphias, sur le calao siffleur ou sur l'hirondelle de Brazza. Parfois, dans le lointain, Kalunga, l'homme invisible, faisait glisser ses doigts sur mbira, le piano à pouces, et ainsi nous pouvions danser le mangambeu derrière nos yeux clos.
   Le soir, autour d'un feu dansant, nous épions l'arrivée des étoiles. Nous les attendions comme des amoureux transis. Le sang nous montait alors doucement dans le bas-ventre. Nous nous imaginions que les étoiles quittaient leurs chéris des ténèbres pour venir jusqu'à nous, superbes de lueurs, faire leur déclaration d'amour.
   En lisière, juste après la case de Sélom Kokou, nous partions sur le sentier vagabond rejoindre la moiteur de « cher baobab ». Nous allongions sur ses racines nos rêves, nos bougeottes adolescentes, en souhaitant qu'il nous offre le répit. Là, il faisait bon paresser, ne plus penser à rien. Il nous fallait juste admirer son dense ramage qui piégeait la chaleur et les nuées poudreuses qui éclataient la lumière en milliers de lucioles.
   Dessous, nous nous sentions toujours ses « chers petits ».
   Pendant que nous écoutions les désirs du silence, nos mains caressaient ses racines qui s'enfonçaient dans la terre avec majesté. Et nos doigts apprenaient sans maître leur puissant sortilège qui allie la force et l'autorité.
   Dessus, nous nous sentions aussi fort que des colosses.
   À travers les pains de singe de notre arbre bouteille, l'univers tout entier soulevait son boubou pour nous montrer son âme. Nous nous laissions bercer par sa lumière qui traversait nos os comme de vives sagaies. La mère chaleur apaisait bientôt nos gestes parasites, faisait suer à feu doux le tam-tam de nos ambitions. Nous la laissions boire l'eau de nos vanités. Ainsi, nous n'avions jamais soif de nous-mêmes, soif d'un mieux-être, soif d'un ailleurs.
   Pour école nous avions la maman et les vérités des ancêtres. Elle disait à nos yeux : vous ne serez jamais des bâtisseurs de ville, des créateurs de lois, des chauffeurs assassins. Contentez-vous de tenir votre rôle de tranquillisant du monde. Il faut des silences au cœur pour qu'il se repose de battre !
   Alors nous retournions sur nos nattes affables, très heureux de ne pas avoir besoin de rêver d'avenir.
   
   Notre village, c'était l'Éden, le berceau des hommes nus.
   Nous ne possédions rien. Nous avions tout. Nous étions les sages de tendresse, avec au cœur la gazelle et le lion enlacés. En nous, patiemment, l'éternité s'épaississait, et sa délicate étreinte rendait la terre à son origine. À l'heure du progrès, des urgences futiles, nous étions depuis des siècles les gardiens de la sérénité. Les vents d'est veillaient sur nous pour maintenir les valeurs de notre dignité et notre état d'émerveillement. Nos yeux, nos bouches étaient domestiqués pour que jamais rien ne change. Nous étions les héritiers et les passeurs de l'inaltérable perpétuité.

   Et puis un jour arriva ce cri poussé par l'aube envoûtée.
   Ce cri de savane qui ne réveilla presque personne !
   En sursaut, moi, Modibo Keïta, je me suis redressé sur ma natte, le front bouffé de sueur. Vite, j'ai grignoté mon dernier rêve et je suis allé porter ma main sur le cœur de Nasha, la petite sœur, et sur le cœur de Bahiya, l'autre petite sœur, qu'on appelait aussi « la pure de sensibilité ». J'avais en main la crainte du galago, mais grâce à l’œil bon, le mauvais œil les avait préservées.
   À cet instant, la maman s'est réveillée à son tour, comme hantée, lourde d'instinct. Tout de suite, elle a su en regardant le papa qu'il n'irait plus jamais saigner les arbres à gomme. Le papa, il dormait la bouche ouverte, les yeux grands ouverts, mais les mouches ne le faisaient plus ciller.
   La maman a pris la main crispée du papa. De l'autre main, elle s'est frappée la cuisse comme une assassinée interdite de vengeance. Bientôt, une énorme larme a coulé sur sa joue qu'elle a essuyé d'une gifle. À peine essuyée, une nouvelle larme a coulé qu'elle a essuyé encore pour laisser place à une nouvelle. C'était pitié. La maman ne pleurait que d'un œil. L'autre était sec, il ne pouvait pas.
   Épuisés de tristesse, c'est les jambes dévorées que nous sommes sortis de la case.  D'emblée, l'air tiède nous a soufflé au visage son haleine atroce. Nous avons prêté l'oreille. Le silence baillait. Même le coq avait perdu sa voix. Il avait déjà dû s'enfuir dans la jungle des lendemains fantômes.
   Au ciel, nous avons vu le premier vautour qui perçait les pâleurs. Il faisait de patients cercles noirs autour des haillons des étoiles. Nous l'avons vu, et nous avons su.
   Hébétés, marchant à reculons, nous avons entendu les premiers pleurs étouffés, les premiers « hélas » de cœurs si gros qu'ils ne pouvaient plus avaler un grain de mal.
   Nous avons entendu et nous avons su. Nous avons su que nous étions les rois de la naïveté. Nous avons su que nous nous étions cachés les yeux de façon criminelle. Et nous avons regretté d'être des zèbres sans rayures, dépourvus d'instruction. Tout était pourtant écrit dans l'air : les crampes musculaires, les yeux renfoncés dans les orbites, la peau des doigts ridés.
   C'était le choléra !
   Il avait commencé à envahir nos organismes il y a trois jours. Très malin, il avait dégusté les plus tendres et les plus idiots il les avait laissé debout. Avec la maman et le papa, nous avions pressenti le danger, mais nous avions refusé de nous l'avouer, pensant que grigris et prières chasseraient la bactérie. Mais le choléra avait aussi ensorcelé les grigris et la mort avait flambé nos espoirs sans faire bouillir l'eau.
   Nous avons compté et recompté nos parents, nos frères, nos amis. Durant la nuit, plus du tiers avait été décimés sur les nattes en raphia. Environnés de mouches affamées, ils dormaient à présent du sommeil sans fin des masques antilopes.
   Peu à peu, les plus robustes sont sortis des cases comme des spectres assoiffés d'irréel. Leurs yeux devenaient ronds et blancs quand ils découvraient l'étendue de la calamité. Devant nous une femme s'est accroupie pour laver les visages de deux bébés morts, et leur souffler dans le nez.
   Sylvanus Kodjo, notre homme-médecine était parmi les défunts. C'est son neveu qui a croqué les orteils des cadavres pour s'assurer qu'ils ne respiraient plus. Secoués de sanglots, certains lui demandaient de mordre plus fort. Mais le neveu de bonne volonté leur répondait invariablement : froid !
   Bouches cousues par l'effroi, il y a eu très peu de paroles. Seuls nos bras intelligents ont compris ce qu'il restait à faire. Quand l'épidémie arrive dans un village, elle fait toujours suivre la stupéfaction par la Grande Peur. Dans nos esprits, le chagrin a vite déposé les armes. Il s'est décalé sur le côté pour laisser entrer la froideur qui nous a crié : sauvez vos vies !
   Nous n'avions pas d'autre choix que d'enterrer les dépouilles à la hâte.
   Les hommes ont commencé à creuser la terre qui était dure. Ils peinaient beaucoup. Les voyant ainsi peiner, la maman s'est approchée et leur a désigné le puits profond pour en faire une fosse commune. Rejetant d'abord son idée, les hommes ont continuer à peiner, puis ils ont décidé de parlementer quelques minutes. Souiller et sceller le puits voulait dire quitter le village à tout jamais. La résolution était terrible. Il y avait les pour et il y avait les contre. Alors, ils ont voté. Ils ont levé les bras. Et finalement, c'est le puits qui a gagné de deux voix.
   Nous avons donné toutes nos dernières forces pour y déposer en douceur les soixante-trois corps, à la poulie.
   Comme les hommes étaient assez épuisés, la maman a pris les choses en main. La mort qui rôdait autour d'elle semblait lui donner des forces incroyables de vie. Elle a dit à l'assemblée :
   - On ne les jette pas. On attache Modibo qui dénouera les cordes en bas.
   - Il va se faire écraser, a dit un mécontent.
   - On les attache par les aisselles. Ils descendront tout droit.
   - Et les nœuds, avec le poids ?
   - Des nœuds à peine serrés !
   - Qui en premier ?
   - Les plus âgés.
   Alors, comme j'étais bien bâti et que j'avais encore de la force, je suis descendu au fond du puits. C'était un honneur pour moi d'exécuter cette tâche ingrate devant les survivants de notre village.
   J'ai d'abord accueilli les anciens avec mon meilleur respect. Je les ai détachés prudemment et je les ai laissés glisser au fond de l'eau. À cet instant, je n'étais plus Modibo le tranquillisant du monde, mais un transporteur d'âme, la civière entre le dieu personnel et le dieu commun. Dans notre religion ancestrale africaine, les disparus ne vont ni au paradis ni en enfer, car ces deux mondes n'existent pas. Bien que devenus invisibles, les morts ne quittent jamais les vivants. Ils sont en relation avec eux au quotidien. Dans notre religion ancestrale africaine, l'amour de l'autre est automatique et n'est pas dictée par le crainte d'un châtiment d'ordre divin. L'autre est perçu comme « je me perçois moi-même » et mérite l'amour et la compassion dans l'adversité. Aussi pour chaque corps accompagné, j'avais l'impression de vivre l'extase d'un ancêtre découvrant sa liberté de libellule.
   Au bout d'une douzaine de corps descendus, les premiers ventres sont apparus sous mes pieds. Comme il n'y avait plus d'anciens, la maman a commandé aux hommes d'envoyer les adultes. J'ai enchevêtré ces malheureux du mieux que je pouvais, en évitant de mettre les lèvres de celui-ci sur un ngono, le nez de celle-là dans un kufira. Lorsque j'ai reçu le papa, j'ai failli pleurer à deux reprises, mais je n'ai pas pleuré. Je lui ai seulement dit : à très bientôt dans l'autre ciel ! Enfin, j'ai accueilli les enfants et les bébés, en entendant les mères là-haut qui versaient sur eux leurs dernières larmes tragiques.
   Nous avons recouvert tous ces parents, ces frères, ces amis, d'un linceul blanc, de talismans et de cordelettes protectrices. Sur ce linceul, nous avons encore calé des pierres plates, et colmaté les trous avec du torchis.
   Et puis, autour de cette dalle de fortune, nous avons chanté et dansé l'éphémère de la vie jusqu'à l'apparition de la lune. Ce faisant, nous sommes tous aller dormir sous le ramage consolant de « cher baobab », pour ceux qui le pouvaient encore.
   
   Dès l'aube venue, nous nous sommes étreint les uns les autres pour nous dire au revoir. Avec son baluchon, sa cuisine de poche, chacun a titubé comme il pouvait vers un coin de l'horizon. L'est a dit adieu à l'ouest. Le nord a dit bonne chance au sud. Et personne ne s'est retourné pour dire un mot de plus.
   Nous avons été parmi les derniers à nous mettre en marche. Encore toute chavirée, la maman m'a dit que durant son sommeil le papa était venu lui parler. Il lui avait dit de se faire de belles tresses et de maquiller ses paupières en vert or pour paraître séduisante aux yeux de ceux qui pourraient nous aider sur notre chemin. Et c'est ce qu'elle avait fait.
   Maintenant, elle était belle la maman. Elle portait à son cou le collier tribal multicolore, et aux oreilles les boucles dorées, et aux poignets les manchettes futani. Elle avait également enfilé son plus beau boubou de cérémonie au dos duquel elle avait enroulé la petite sœur Bahiya.    
   Et puis soudain, elle m'avait dit :
   - Il faut dire adieu, Modibo ! On ne reviendra pas !
   Alors moi, Modibo Keïta, j'ai mis une poignée de notre terre dans ma poche. J'ai soulevé Nasha pour la mettre sur mes épaules, et nous sommes partis. Nous avions dans les yeux cette joie triste des grands départs. Maigres, nous avons cheminé vers le nord par le Pays-Haut du Mekela. Nous allions en direction de l'arbre à palabres dont Sélom Kokou nous avait parlé. Là-bas résidait un vieil homme qui aidait les destins à faire les bons choix.
   Sur le sentier vagabond, le soleil au début me donnait sa force, mais au fil de mes pas cette force cuisait tant et tant qu'elle s'évaporait. Plus j'avançais, plus mon cœur semblait reculer vers la case tant aimée que nous avions abandonnée. Bientôt, aux larmes qui mouillaient ma mémoire, la maman a répondu par une vérité des ancêtres : Modibo, ne te lasse pas de crier ta joie d'être en vie, et tu n'entendras plus d'autres cris !
   J'ai écouté la maman. Elle parlait toujours peu, mais chacune de ses paroles savaient me remettre la douceur au cœur.
   Bravant l'humiliation, durant des jours et des jours, nous avons marché à travers la brousse bourdonnante de buissons, là où le scorpion est de sable, là où chaque touffe d'herbe cache un ennemi. Nous avons marché si longtemps que nous étions délabrés jusqu'au fond de l'âme, et plus arides que la cendre. Yeux et narines obstrués par les vents brûlants, nos gorges comme des citernes sonnaient creux à l'appel immense de la poitrine. C'était grande pitié. Souvent, la maman devait s'arrêter pour soutenir son ventre gros. Elle grimaçait la maman, elle avait mal, mais elle finissait toujours par me dire : ça va, avance !
   À la traversée du septième village, des gens nous ont dit qu'il nous fallait continuer vers l'est, et d'autres nous ont dit qu'il ne fallait pas lâcher le nord si nous voulions trouver le vénérable Barkhaawar. D'ailleurs dans cette région, on ne l'appelait pas Barkhaawar, mais « Parole pour demain », car il lisait dans l'avenir comme on parle d'hier. En prononçant son nom, certaines personnes riaient puis s'éloignaient d'un coup, comme si nous allions à la rencontre d'un mirage ou d'un farceur.
   Au onzième village, nous avons dû dépenser une piastre à banane pour acheter la bonne direction. Ici, aucun ne voulait nous renseigner au sujet du liseur de providence. Dépités, nous avons attendu toute une journée à errer dans les rues, avant que quelqu'un ne nous prenne en pitié. Il s'agissait de l'homme au moignon qui réparait les moteurs. Tout taché de cambouis, il est venu vers nous et nous a dit :
   - Vous cherchez  Barkhaawar ?
   - Oui, a répondu la maman.
   - Vous donnez quoi à mes petits ?
   Contre une piastre à banane, il nous a confirmé que nous n'étions plus très loin. Au village suivant, nous allions trouver le sage au pied du khaya de la grande place. Il nous a aussi appris que celui-ci était devenu sénile, et qu'à présent ses prédictions copiaient les mauvais horoscopes, ne valaient plus une graine de shorgo. Comme nous ne savions pas ce que voulait dire « sénile » ni « horoscope », nous avons remercié l'homme-cambouis comme un sauveur. Il nous a proposé de nous emmener en voiture le lendemain contre cinq piastres à banane, mais nous avons préféré continuer à marcher avec l'entêtement des fourmis.
   Quand nous sommes enfin parvenus devant l'arbre à palabres, nos ombres étaient tordues. Elles ne demandaient qu'à s'écrouler. Par miracle, il restait dans nos yeux un dernier sourire, que nous avons offert au ciel. Nous étions bien content d'avoir acheté la vérité et qu'elle ne se soit pas enfuie avant notre arrivée : car à l'ombre de l'immense khaya, les fesses calées sur un tapis mité, Barkhaawar était bien là !
   Pourtant, grande était notre déception. Celui qui devait nous délivrer de notre errance, nous donner le cap de la pirogue, nous ne nous l'étions pas imaginé ainsi. Au bord du gouffre de la vieillesse, il faisait peur à voir. Plus squelette qu'homme, sa peau suintait la sécheresse du tronc karité. On aurait dit qu'une hyène invisible picorait ses chairs devant nous. Ses yeux étaient vitreux, déboussolés, comme ceux d'un aveugle tentant de se souvenir de sa vue. Dans la bouche, il ne lui restait plus que trois bouts de dents tremblantes pour articuler sa voyance.
   À bout de force, la maman a déposé Bahiya sur le sol et s'est écroulée à son côté. Et moi, Modibo Keïta, j'ai déposé Nasha, et j'ai séché la plante de mes pieds sanglants avec de la terre rouge.
   Bonnet violet sur la tête, un grand garçon racontait son infortune dans les bras rachitiques du vieillard. Il gigotait sa misère, il la criait, puis il s'adoucissait, cherchant des réponses à travers ses larmes chaudes. Il était très confus. D'un côté, il remerciait la vie et de l'autre il ne comprenait pas sa place sur la terre. À l'écouter, le Nigéria était un pays sans loi, les gangs y étaient partout. Ils avaient des couteaux, des machettes et des yeux plein d'alcool. Un matin, ils avaient couper la gorge de son père parce qu'il refusait de leur donner sa vache. Horrifiée, sa mère s'était enfuie dans les bois en laissant ses petits frères. Elle n'était jamais revenue.  Il questionnait le sage avec force. Où pourrait-il bien aller pour trouver de l'espoir ? Il croyait que l'espoir était ailleurs que dans sa tête. Son rêve le plus cher était d'avoir une belle vie, sans ennui, sans peur d'être égorgé. C'était de pouvoir dormir les yeux fermés. Pas un œil après l'autre. Les deux en même temps. Il disait qu'il ne savait rien faire d'intelligent, mais qu'il avait soif d'apprendre. Il avait soif d'apprendre une nouvelle langue, une autre façon de penser et de prier. Sa solitude était atroce à voir, mais il la trouvait miraculeuse car elle lui donnait des envies énormes de continuer à être. Il se sentait capable de soulever des caisses lourdes, des sacs de farine, de porter sur son dos des vieilles personnes dans un hôpital, de pousser des voitures en panne jusqu'au garage. Il était sûr que ses bras pourraient lui sauver la vie, si on voulait bien d'eux. Il avait déjà confié tout cela à un griot qui lui avait conseillé de rejoindre l'Italie par l'île de Lampedusa. Mais il y avait des risques et des loteries, des tempêtes et des drames. Peu d'embarcations de fortune parvenaient sur l'autre rivage. Les noyés étaient nombreux et ils coulaient à pic. Ils devenaient des poissons morts qui égayaient les poissons vivants. Pour survivre, le griot lui avait dit qu'il devait avoir l'audace de sacrifier sa vie. Que c'était la mer, les vents et les vagues qui décideraient pour lui, s'il méritait d'avoir le droit de vivre, avec tout ou rien.
   Pour le consoler, Barkhaawar a fait  semblant d'arracher ses yeux. Il les a envoyés au loin et a craché dessus. Puis, il a posé sa main magique sur les cheveux du malheureux.
    Autour d'eux, une petite foule, moitié subjuguée, moitié incrédule, compatissait à l'affliction du garçon. Quelques uns souriaient devant les simagrées du sage, mais bientôt ils ont ravalé leur moquerie quand bonnet violet s'est arrêté de pleurer d'un coup.
   - Pour lui, c'est gratuit !... Suivant ! a dit Barkhaawar.
   Comme personne ne venait vers lui, les suivants c'était nous.
   La maman s'est redressée et s'est présentée devant le vénérable.
   - Ton nom ?
   - Hawa !
   - Hawa, donne ce que tu peux !
   - Nous sommes pauvres.
   - Comme moi ! Ce que tu peux !
   Dans notre poche à vie, il nous restait douze piastres à bananes. La maman lui en a donné une. Ce qui allait faire six bananes en moins pour nos ventres affamés. C'était beaucoup pour nous, mais nous n'avions pas d'autre choix.
   Ayant reçu son obole, Barkhaawar a raclé sa tabatière et a posé sur sa langue une noix de kola.
   - La kola, a t-il dit, donne l'esprit juste. Pose ta question !
   Alors, avec le courage des timides, la maman lui a demandé :
   - Et quoi de nos vies ? Où aller ? Encore de l'espoir ?
   - Tu veux pleurer dans mes bras ?
   - Non.
   - Ça fait du bien.
   - Ta réponse me suffira.
   Sur ce, Barkhaawar a fermé ses yeux vitreux. Pendant un long moment, le temps s'est accroché au bord du vide. Puis il a rouvert ses yeux. Il a chassé une mouche de son visage. Il a suivi le vol de cette mouche. La mouche est revenue à lui. Il a parlé à cette mouche comme s'il la connaissait. Il lui a dit : tu attendras ton tour !
   Et puis, il a frotté la terre rouge devant lui, comme s'il mélangeait un tas de cartes. Et enfin, il a dit :
   - Quand la pluie tombera, il n'y aura plus de famine. Quand les armes tomberont, il n'y aura plus de morts.
   L'idée de rire a failli entrer dans ma bouche, mais je n'avais plus assez de forces pour ouvrir mes mâchoires.
   La maman n'était pas du tout contente. Elle lui a dit :
   - Et c'est tout ?
   - Oui c'est tout !
   - Pour une piastre, tu me dis deux banalités. Es-tu fou ?
   - Ce ne sont pas des banalités.
   - Es-tu sûr d'avoir assez frotté la terre ?
   - Je n'ai pas frotté pour toi.
   - Pour qui alors ?
   - J'ai seulement effacé l'avenir mauvais de bonnet violet pour qu'il devienne meilleur.
   - Alors, c'est du vol ? Tu es un voleur ? Un faux devin ?
   - Non. Car dans l'avenir de bonnet violet, j'ai vu aussi que tu venais de très loin, et que tu allais prendre un bateau avec tes enfants.
   - Un bateau pour où ?
   - Pour le pays des blancs.
   - Tu te moques encore de moi ?
   - Non.
   - Mais comment veux-tu ? Nous sommes au ras du sol. C'est déjà un miracle que nous soyons arrivés entiers jusqu'ici.
   - À toi de voir ! Attendre et sûrement mourir à petit feu. Ou partir et peut-être vivre mieux.
   - Et avec quel argent ?
   - Ta seule richesse est ce « peut-être ».
   - Mais il faut un million de peut-être pour faire un « sûrement ».
   - Jette ta vision funeste au marigot. Seules vos jambes pourront vous sauver.
   - Tu es un comique, mais tu ne me fais pas rire.
   - Écoute-moi, qu'as-tu à perdre ? Pars et ne reviens ! C'est écrit dans la poussière.
   - Me déraciner ?
   - Tes véritables racines sont le ventre de ta mère, le sein de ta mère, le sourire de ta mère. Ton cœur est la valise qui contient tout son ciel.
   - Partir ?
   - Quand tu te lèves, tu pars. Quand tu te couches, tu pars et ne sais où tu vas. Nous ne faisons que partir du matin au soir. Ce n'est pas le rôle d'une tête d'enchaîner les pieds. Te reste t-il des piastres à bananes ?
   - Pour ?
   - Pour les prières de mon cousin.
   - Les prières pour quoi ?
   - Pour que la traversée se passe bien.


   Pour l'heure, notre voyage s'assit par terre et regarda passer les pintades. Nous avions quitté notre village en rêveurs entêtés, la difficulté de l'effort nous avait réveillé. Incultes en  géographie, quelqu'un nous avait montré une carte immense de l'Afrique. Nous n'en avions pas cru nos yeux. Pour rejoindre Tripoli, il nous restait six mille kilomètres à effectuer, soit une éternité de pas de caméléon. La meilleure solution était de louer les services d'un chauffeur expérimenté. Mais comment pouvions-nous aborder un tel messie avec les poches vides ?
 
   Ici, trouver un travail était caillou. La maman savait piler, mais elle aurait dû piler durant un siècle ou deux pour rassembler la somme folle qu'on nous demandait.
   Pour économiser, la maman a dû remettre du vert or sur ses paupières et offrir l'éclat de ses dents blanches au premier venu. Après quelques jours de mojo, et de bouche à oreille, elle a fini par trouver une place de femme de ménage cuisinière chez le fier Amama Ssekandi.
   Toujours superbe dans ses sapes colorées, Ssekandi avait beaucoup de mal à cacher son ambition. Il avait faim de réussite, de belles voitures et de diacres. Âgé de seulement vingt-trois ans, il portait déjà le nœud papillon, et se donnait encore cinq ans pour devenir millionnaire. Il passait beaucoup de temps devant sa glace à recoiffer sa vanité, et à chouchouter sa peau avec des crèmes anti-âge. Dans la rue, il marchait chaloupé, comme le paon se mire dans sa queue. Tous les soirs, il partait faire la vie, voir les filles, chauffer les coins. Mais à l'aube, il rentrait souvent ivre, souvent seul, à cause de sa réputation d'impuissant. Des mauvaises langues disaient qu'au pays de l'amour il était patriote, mais que son drapeau restait tristement en berne. 
   En attendant sa fortune, Ssekandi tenait une cantine-épicerie qu'il avait repris à la mort de son oncle. Son local était un vrai boui-boui couvert d'un toit de tôle, mais les gens prenaient plaisir à s'y retrouver pour déguster un matoké ougandais ou un fondant de patate douce. Car le talent de Ssekandi, c'était la cuisine expérimentale et les recettes oubliées de tous. Voyant en la maman une associée docile et peu coûteuse, il ne tarda pas à lui transmettre ses idées de modernité. Il lui apprit à faire le mafé végétarien, le saka-saka, et la cuisine au jus de baobab. Il lui apprit surtout à le remplacer lors de ses grasses matinées ou quand il faisait ses siestes.
   Amama a tout de suite sympathisé avec la maman. Ses regards de braise n'arrêtaient pas de lui dire qu'elle était belle et ne faisait vraiment pas son âge. Me concernant, il était désolé, mais il ne pouvait pas m'héberger. La maman a insisté pour qu'il garde au moins les petites sœurs Nasha et Bahiya. Cela contrariait beaucoup Ssekandi, mais il a fini par céder en les faisant dormir dans un placard-réserve, bien calées entre des sacs de riz. Quant à la maman, elle était obligée de s'allonger dans le lit de Ssekandi, parce qu'il n'y en avait pas d'autre.
   Alors moi, Modibo Keïta, je suis retourné au village précédent pour aider l'homme-cambouis à réparer ses moteurs. Bikila Bilo était plus généreux qu'il n'en avait l'air. Il me trouvait des qualités d'écoute et de discipline. Il sentait naître en moi l'homme qui irait loin. Avec lui, j'apprenais par cœur le métier de garagiste des rues. Il me donnait peu, mais c'était assez. Parfois, il m'offrait des vieux vêtements, des baskets usagées. Il me laissait aussi téléphoner à la maman tous les dimanches. C'est au téléphone que j'ai appris que le bébé de la maman était venu avant l'heure et qu'il n'avait pas survécu. Elle m'a dit qu'elle était triste, mais que c'était mieux ainsi car la petite n'aurait pas supporté le long voyage. Elle m'a commandé de ne pas pleurer. Je devais plutôt honorer sa mémoire, car la petite leur avait fait un cadeau en renonçant à sa vie. La maman l'a enterrée sous le prénom de Bintou.
   Au bout d'un mois, Amama Ssekandi a proposé le mariage à la maman, mais celle-ci a refusé. Elle a préféré suivre la folle prédiction de Barkhaawar. Plus les jours passaient, plus l'idée du bateau faisait briller son impatience et son espoir. Toutes ses pensées naviguaient vers le bateau. Mais pas n'importe quel bateau. Pour nous éviter la noyade, la maman s'inventait la possibilité du paquebot. Chaque nuit, elle nous rêvait installés dans des cabines de luxe, allongés sur des transats, sirotant des cocktails de saharan martini. À notre arrivée en Italie, elle s'imaginait des blancs nous accueillir à bras ouverts, nous offrir les clefs d'une petite maison entourée d'aloés, la plante de l'immortalité. Elle me voyait garagiste de voitures luxueuses, porter de beaux costumes et une cravate. Elle se voyait devenir patronne d'une épicerie-cantine, avec en fond sonore la crème musicale africaine. Certains clients lui disaient qu'elle se jetait de la poudre dans les yeux. Mais d'autres lui disaient de s'accrocher à ses rêves, car ils ne coûtaient rien.
   Nous avons mis six mois avant de nous constituer un pécule honnête pour repartir vers notre destin.
   En un seul jour, il ne nous restait presque rien. Nous avions tout donné à Kamissa Sidibé, la passeuse, qui aimait l'argent plus que les gens. Sa cupidité n'avait pas été longue à reconnaître. Elle lui dévorait les doigts qui étaient de vraies machines à compter et recompter les billets. Même quand elle partait pisser derrière un arbre, elle ne pouvait s'empêcher de bigler sur ses chères liasses. Mesquinerie et rapacité étaient ses deux jambes. À côté d'elle tout le monde semblait être un cul-de-jatte.
   Branchée à l'écoute du tam-tam des naïfs, elle nous avait repéré de loin. Elle s'était vantée auprès de la maman d'être une professionnelle des rêves qui se réalisent. Avec elle, promis-juré, aucun noyé en Méditerranée, sa filière était la plus sûre d'Afrique. Pour nous appâter, nous épater, elle nous avait montré sur son téléphone tous les messages de remerciements de ceux qu'elle avait sauvés de la misère. Se prenant presque pour une déesse de la bonté, elle nous avait donné sa parole que son tarif était celui de la charité.
   Quand même, la maman un peu perplexe lui avait demandé :
   - Et le bateau ?
   - Un grand bateau, ne t'inquiète pas. Un chalutier avec des couchettes confortables et des plateaux-repas garnis d'agneau et d'ananas. Vous aurez dix litres d'eau par personne et un gilet de sauvetage par personne, lui avait encore vendu Kamissa.
   - Mais pourquoi des gilets de sauvetage si c'est un grand bateau ?
   - Mais parce que... parce que c'est obligatoire, ma chérie. Si tu doutes de moi, ne t'en fais pas, j'ai une liste d'autres clients longue comme mon bras. J'ai  horreur qu'on doute de moi ! Alors que décides-tu ? Tu veux végéter dans ce bled pourri encore quinze ans ?
   - Non. Je te fais confiance. C'est gratuit pour les petites, tu es certaine ?
   - Je crois que tu n'as pas conscience de ma générosité, ma chérie. Si tu réussis là-bas, tu m'enverras un cadeau. Un parfum Dior, une jolie robe, ce que tu   veux ! Je fais du 48, tu t'en souviendras ?
   - Oui !
   - Allez, donne ton argent. Tu ne le regretteras pas.
   La maman lui avait donné tous ses billets durement gagnés. Et Kamissa les avait compté et recompté, tout en disant :
   - Rendez-vous demain matin, ici même. Il y aura deux pick-up. Un conduit par mon mari, l'autre par mon beau-frère. Tu as compris ?
   - Oui.
   
   Dans le pick-up, nous étions vingt et un, serrés comme des sardines, en position du fœtus. La maman n'était pas du tout contente. Ses regrets étaient trop lourds. Elle en pleurait
   Kamissa Sidibé était venue s'excuser juste avant notre départ. Elle nous avait dit que le pick-up du beau-frère était tombé en panne en chemin, que ce n'était pas de sa faute, mais la faute à une bielle lunatique. Dès qu'il serait réparé, elle nous l'enverrait, promis-juré.
   Pendant que le pick-up s'éloignait, Kamissa nous fit un chaleureux au revoir de la main. Pensant que nous étions hors de sa vue, elle arrêta enfin son geste hypocrite, mais moi, grâce à mes bons yeux, je la vis encore sortir de sa poche ses billets pour les compter et les recompter.
   Au bout de trois jours, le mari de Kamissa nous a déposé dans un village grouillant d'enfants mendiants et de vendeurs à ma sauvette. Sous le soleil féroce, nous avons dû attendre trois nouveaux jours l'arrivée de la camionnette promise.
   Ensuite, ce fut la traversée d'interminables déserts et de postes frontières. Les deux conducteurs nous avertissaient à l'approche des barrages policiers. Ils nous laissaient sortir quelques centaines de mètres avant, et nous attendaient, ni vu ni connu, quelques centaines de mètres après. À notre grande surprise, ils considéraient cette diversion comme un service exceptionnel. Les mécontents se sont bientôt énervés, quand ils nous ont demandé à être rétribués, prétextant qu'ils étaient beaucoup moins chers que les policiers. C'est à ce moment-là qu'on a tous compris que l'on s'était fait piéger. La filière sûre de Kamissa Sidibé n'était rien d'autre que le prolongement de ses doigts crochus. C'est là surtout que les choses ont commencé à devenir bien cruelles pour la maman. Comme nous n'avions plus d'argent, le soir venu elle devait s'éloigner avec les deux chauffeurs, loin dans les dunes. Je n'aimais pas du tout ces promenades nocturnes. Elles me trouaient, me frappaient le ventre. Mais la maman savait adoucir ma colère en me disant à son retour : ça va, ils ont été gentils, j'ai fait en sorte que les deux prochains barrages soient gratuits !
   Dans ces déserts, il arrivait que nous croisions des migrants égarés qui marchaient sans force comme des somnambules. À notre passage, ils nous demandaient de l'eau, sans trop y croire. Nous leur en donnions quelques gorgées, et nous repartions en nous disant que nous avions plus de chance qu'eux.
   Un matin, par le plus grand des hasards, nous avons croisé bonnet violet qui était assis tout seul sur une pierre, loin de tout. Le regard vide pointé sur l'horizon, il semblait attendre l'autocar de sa mort. Il avait dû tomber durant la nuit de sa voiture, quand il dormait encore.  Malgré notre insistance, nos chauffeurs n'avaient pas voulu s'arrêter. La maman leur avait parlé, parlé, parlé. Elle leur avait même crié dessus pour qu'ils prennent le garçon. Puis, ne pouvant retenir ses larmes de couler, elle leur avait promis de l'amour gratis. Mais ils n'avaient pas voulu.
   En voyant bonnet violet devenir un petit point dans le lointain, j'ai versé aussi quelques larmes en pensant qu'il ne verrait jamais la mer. C'était le soleil maintenant qui déciderait pour lui.
   Dans certaines régions, nous avons vu encore des centaines de tombes, des centaines de petits monticules de sable avec quelques cailloux autour. Là-dessous dormaient les plus pauvres d'entre les pauvres, ceux qui n'avaient pas été assez patients pour économiser. Avec la maman, nous avions l'impression de traverser un cauchemar sans fin. Nous commencions vraiment à regretter que le choléra n'ait pas voulu de nous. Notre fierté à vouloir survivre à tout prix nous faisait agoniser autrement.

   Bientôt la chaleur a fini par ébouillanter nos pensées. Peu à peu, nous nous sommes transformés en grains de sable muets dans ce désert hurlant. Nous n'avions plus de sensations, plus d'émotions. Les chauffeurs nous auraient demandé de lécher une dune pour faire passer les roues, nous l'aurions fait.
   Nous avons changé de véhicule à au moins douze reprises. Les premiers étaient plutôt rutilants, les derniers étaient de véritables épaves roulantes. Nous passions plus de temps à les réparer qu'à rouler. La maman ne comptait plus ces fois où elle devait suivre les chauffeurs dès la nuit venue, loin du campement. Elle faisait cela uniquement pour nous, pour Nasha, Bahiya et moi. Elle ne faisait jamais cela pour elle. Mais quelquefois, elle me disait qu'elle faisait cela en pensant au papa. Ainsi, cela lui faisait moins mal au coeur.
   En traversant le Burkina, des agents nous ont demandé de leur donner 15.000 francs CFA. Comme nous n'avions pas cette somme, ils ont commencé à nous aboyer dessus, à donner plusieurs gifles à la maman. Ils étaient certains que nous cachions de l'argent quelque part. Alors, ils m'ont emmené dans une petite pièce sombre qui sentait fort les excréments et l'urine. Puis, ils m'ont ligoté sur une chaise et m'ont envoyé des chocs électriques un peu partout. Malgré mes pleurs et mes cris, ils ont continué à me torturer ainsi durant trente minutes. Je n'avais jamais rencontré des gens si mauvais. L'argent les rendait fous, sadiques et maléfiques. Nous n'étions plus des hommes à leurs yeux, mais des billets.
   C'est surtout dans le sud de la Libye que le voyage s'est transformé en enfer. Des migrants rescapés, le visage et les mains brûlés, nous ont appris que les bandits rôdaient partout. Ils voulaient eux aussi de l'argent, ou sinon ils vous aspergeaient d'essence et menaçaient de vous mettre le feu. Chaque kilomètre parcouru était un supplice. La peur nous mangeait le ventre. À chaque instant, nous nous imaginions les rencontrer. Nous étions obligés de rouler dans l'obscurité, avec les phares éteints, quitte à nous éloigner de la piste. Par chance, notre chauffeur était bon et très prudent. Une nuit, nous avons vu au loin une voiture en train brûler. Nous avons attendu patiemment jusqu'à l'aube. Nous avons dû faire un vaste détour, et nous sommes heureusement passés sains et saufs.
   Nous avons mis plus de deux semaines pour traverser la Libye. Je n'ai jamais compris qui étaient vraiment nos derniers chauffeurs. On disait entre nous que c'étaient des rebelles. Ils portaient des foulards noirs qui leur masquaient le visage et ne laissaient voir que leur yeux. Ils n'ont jamais porté une seul regard vers la maman. Il ne semblaient pas avoir envie de la toucher. Ce qui l'arrangeait bien, car elle ne voulait plus être touchée. Ce qui m'arrangeait bien aussi, car je me sentais prêt à tuer le premier qui oserait encore la toucher.
   À Tripoli, comme nous le pressentions, le chalutier de Kamissa Sidibé n'existait pas, ni dans ce coin du port, ni ailleurs. Après cinq jours sans réponse, nous avons enfin pu la joindre. Elle semblait étonnée que nous soyons toujours en vie. Nous étions si heureux d'avoir réussi cet exploit, que la maman n'a fait aucun scandale. Elle lui a redemandé le nom du bateau pour vérifier et Kamissa nous a encore menti en nous disant qu'il avait été coulé par les autorités portuaires. Elle n'était absolument pas responsable de cela.  Elle nous reprochait de ne pas avoir mis plus d'argent pour prendre son assurance. Avec son assurance-bateau, elle aurait pu nous en trouver un autre. Et puis, assez agacée, elle a raccroché soudain, en nous souhaitant bonne chance et en nous rappelant de ne pas oublier son cadeau taille 48.
   Toujours aussi misérables, nous avons subsisté durant deux semaines en faisant la mendicité. La nuit, comme il faisait chaud et nous pouvions dormir dehors, cachés entre les murs de maisons  en construction. J'avais réussi à voler un couteau pour nous protéger de certains migrants qui pouvaient aller jusqu'à tuer des rêveurs pour obtenir quelques billets de plus.
   Après avoir obtenu des informations des uns et des autres, nous avons eu à choisir entre trois solutions pour gagner notre billet pour Lampédusa. C'était soit la prostitution pour la maman. Soit devenir esclaves à la campagne chez de riches propriétaires libyens, durant un an ou deux. Soit avoir « le voyage avancé et tu travailles là-bas pour rembourser », avec pour garantie de laisser Nasha ou Bahiya chez le généreux donateur.
   Incapables de prendre la bonne décision, nous avons encore erré pendant une semaine dans les rues de Tripoli, avec la faim au ventre. Chaque soir, nous allions sur la plage pour voir si un bateau pneumatique n'aurait pas pitié de nous. Mais aucun bateau n'a eu cette pitié. La Méditerranée ne voulait pas de nous, même en tant que noyé.
   Allongé sur le sable, c'est alors que moi, Modibo Keïta, j'ai vu la nuit se coucher sur la mer sous la forme d'un vampire immense aux ailes déployées. J'ai vu la lune baisser la tête, et se retirer doucement du ciel comme pour aller se recueillir derrière la brume grise. Avec la nuit, le silence s'est fait. C'était un silence étrange, un silence d'ancêtre, qui semblait tenir de l'enchantement. On aurait dit une oppression mystérieuse, d'infimes hoquets de suffocation et d'étouffement. Je ne savais pas si je rêvais les yeux ouverts, mais la mer, comme hypnotisée par les vastes ailes d'ombre, palpitait avec effort. Elle exhalait de longues plaintes, des râles d'agonie ou peut-être d'amour. J'ai cru voir encore des silhouettes de femmes, d'hommes et d'enfants qui sortaient au ralenti de l'onde nébuleuse et qui tendaient leurs bras suppliants vers l'horizon. Et puis, je crois bien que je me suis endormi.
   
   Le lendemain matin, au lever du soleil, la maman s'est réveillée avec un tout nouveau visage. Elle souriait. Elle est venue nous entourer de ses bras. Elle nous a caressé à tous trois le visage, et nous a embrassés sur les lèvres. D'une voix douce et vibrante, elle nous a fait part des paroles profitables du papa qui lui avait encore parlé durant la nuit. Le papa n'était pas seul dans son songe. Il était en compagnie d'un homme qui se faisait appeler Léopold Sédar Senghor. Celui-ci avait soufflé à l'oreille de la maman qu'il avait versé beaucoup de larmes sur notre voyage insensé. Puis il lui avait soufflé aussi cette phrase optimiste de sa poésie : ils nous disent les hommes de la mort, mais nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur !
   La maman ayant cru comprendre ce que voulait dire ce message, elle nous a dit que la vie était une danse, qu'avec elle rien n'était jamais figé. Elle nous a demandé de lui pardonner pour toutes les souffrances qu'elle nous avait fait endurer. Elle nous a dit qu'elle s'était trompée, lourdement trompée. Qu'il valait mieux une mort douce sur sa propre terre plutôt qu'une triste agonie sur la terre des autres. Elle nous a dit que ce long voyage nous avait rendu riches, riches de beautés, riches de temps sacré et d'oxygène, puisque nos cœurs battaient toujours au fond de nos poitrines.
   Après cela, la maman s'est campée face à la mer. Elle a regardé cette mer insensible en effaçant ses restes de maquillage. Puis, laissant remonter en elle sa fierté endormie, elle a ôté tous ses bijoux, son collier tribal, ses boucles dorées, ses bracelets futani.
   Alors, elle est venue prendre Bahiya qu'elle a enroulée délicatement dans son dos. Et moi, Modibo Keïta, j'ai compris ce qu'il me restait à faire. J'ai soulevé la petite sœur Nasha pour la mettre sur mes épaules.
   Nous avons dit adieu à Tripoli.
   Et nos jambes ont commencé à marcher.
   Comme par miracle, nos jambes n'étaient plus nos jambes. Nos jambes étaient devenues l'Éden.
   Nous n'avions toujours rien. Mais nous avions tout.
   Du soleil plein les joues.
   De la liberté plein les pieds.
   De la vie plein les yeux.














      






















      
   
« Modifié: 09 février 2020 à 04:27:36 par kokox »

Hors ligne Alan Tréard

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #1 le: 20 juillet 2017 à 17:24:02 »
Bonjour kokox,

Une étrange histoire que voici ! :\?

J'avais en paume la crainte du galago, mais grâce à l’œil bon, le mauvais œil les avait préservé.
les avait préservés

Nous avons essayé d'effectuer cette tâche douloureuse avec notre meilleure tendresse ; une couche de très vieux d'abord, que nous avons recouvert d'une couche d'adultes. Et, pour finir, la couche des enfants et des bébés. Nous avons recouvert tous ces proches, tous ces frères, tous ces amis, d'un linceul blanc, de gris-gris et de cordelettes protectrices.
Ici, je n'ai pas compris pourquoi tu décrivais avec un tel cynisme l'enterrement. Est-ce une façon de montrer la fragilité de la vie ?

Malgré notre faim féroce, nous étions bien heureux d'avoir acheter la vérité et qu'elle ne se soit pas enfuie avant notre arrivée.
D'avoir acheté

Alors, certaines parties du texte sont émouvantes. On se laisse porter par ces passages. D'autres nous obligent à réfléchir. On s'en sort parfois avec des bleus. La suite est effectivement attendue, quelque part : Existe-t-il un avenir radieux pour ces tristes personnages ?

!!
Mon carnet de bord avec un projet de fantasy.

Hors ligne kokox

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #2 le: 20 juillet 2017 à 17:52:36 »
Salut Alan,

Grand merci pour ta lecture. ;)
Concernant l'enterrement, aucun cynisme de ma part, crois-moi, bien au contraire. Pose-toi simplement cette question : si tu avais à accomplir une telle tâche, placerais-tu en premier les enfants tout au fond du puits et par-dessus leurs aînés ?

Bien à toi !

Hors ligne Alan Tréard

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #3 le: 20 juillet 2017 à 18:06:05 »
 :/ Ah ! Je vois où tu vas...

Autant pour moi, je n'avais pas bien cerné la nuance, une imprudence de lecteur...

 :huhu: Toutes mes amitiés !
Mon carnet de bord avec un projet de fantasy.

Hors ligne kokox

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #4 le: 20 juillet 2017 à 19:40:34 »
Au temps pour moi !  :)
On rencontre couramment la graphie « Autant pour moi », que « rien ne justifie » selon l'Académie française , mais qui est défendue par certains hommes de lettres et certains grammairiens.

Bien à toi !



Hors ligne Edel Weiss

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #5 le: 23 juillet 2017 à 19:47:01 »
Cher Kokox,

Quel beau texte ! Je suis charmée ! Je crois que c'est le plus beau texte de toi que j'ai lu et c'est un des plus beaux que j'ai lu jusqu'ici sur le forum. Je trouve la poésie et le style magnifique ! Pour l'histoire, mystérieuse, j'en attends la suite.

Voici mon passage préféré parmi tout le reste de tes beautés stylistiques :

Citer
C'était notre Éden. Le berceau des hommes nus. Nous ne possédions rien.  Nous avions tout. Nous étions sages, avec au cœur la gazelle et le lion réunis.
   Et puis arriva ce cri poussé par l'aube envoûtée. Ce cri de savane blessée qui ne réveilla presque personne !

Malgré mon adhésion et mon enthousiasme pour ton texte, cependant, j'y ai vu quelques petites choses qui m'ont pas mal dérangée : tu mélanges des passages d'une beauté et d'une poésie irréelle et très exotiques à des passages très crus et des images que je trouve bizarres (la passage de la fesse du sage m'a paru décalé). Je ne vais pas aller par quatre chemins, pour moi, cette contradiction de style nuit à ton texte. Bercée par des passages sublimes, je ne peux accepter ensuite de basculer dans des situations burlesques (ou lire des phrases de registre bas) : pour moi, il y a décalage.

En conclusion, le texte est une pépite d'écriture, d’exotisme et de poésie mais qui à mon sens a besoin d'être retravaillé pour rendre plus claire et fluide l'introduction (la description de l'Eden est un peu longue et confuse par endroit, il y a un malaise en lisant car on se demande si on a raté quelque chose, le personnage, le début de l'histoire) et le style pour qu'il soit cohérent. Souvent des termes de registres bas ou à connotation non poétique m'ont fait buté alors que le reste du texte chante !

Après, je conçois que ces passages étaient peut-être voulus, mais dans ce cas, la poésie autour est trop chantante et forte.

Merci pour cette belle lecture,

Edel
« Modifié: 23 juillet 2017 à 19:48:33 par Edel Weiss »
Mon dernier texte : Le Prix d'un coeur [AT]
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Pour en savoir plus sur la fleur blanche des montagnes

Hors ligne In search of lost time

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #6 le: 24 juillet 2017 à 07:55:37 »
Un texte plein de douceur, de tendresse, de poésie, symbolisant la douloureuse fuite en avant des migrants africains. Un texte inachevé qui m'a beaucoup zému.  :'( Contrairement à Edel Weiss, je n'ai pas du tout été choquée par le vent "intem-pet-stif" du sage Barkhaawar. Je trouve que cela apporte une petite note de gaieté bienvenue au sein de cet océan de détresse. Adam et Ève chassés de l'Éden donc. J'ai hâte de savoir vers où leurs jambes les mèneront. La traversée se passera t-elle bien ? Je redoute le pire. :/

Hors ligne Edel Weiss

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #7 le: 24 juillet 2017 à 09:28:08 »
Cher Kokox,

Comme ton texte me tient particulièrement à cœur, suite au commentaire de In search of lost time, je retourne lire ton texte, vérifier que je n'ai pas été trop sévère lors de ma première lecture avec ton histoire de vent et le reste hier soir, et confirmer ou adoucir ma critique plus haut. Mais comme ton texte est une splendeur, je ne lui pardonnerai aucune aspérité pouvant fêler la beauté incroyable de tes mots !


Je te fais donc la liste des expressions qui m'ont gênée (au cas où, en y réfléchissant, tu désires, les changer) :

Citer
l'homme popote,
le terme ici rappelle trop le familier de la popote et je trouve que cela sonne mal avec la poésie magnifique et lyrique du début - même si je comprends l'idée sonore de "popote" et de "boabab".


Citer
de notre arbre bouteille,
là j'avoue que je ne comprends pas pourquoi cette image

Citer
Nous nous contentions de tenir notre rôle de tranquillisants du monde, comme il faut des silences et des battements pour que respire un cœur serein.

Cette phrase est belle mais il n'y a pas réellement de relation logique entre "être un tranquillisant" et les "silences et battements pour que respire un cœur serein". En quoi tenir un rôle de tranquillisant a un rapport avec des silences ET des battements ? Selon moi, l'analogie ne va pas car à la limite ces hommes tranquillisant du monde peuvent se rapprocher des silences qui permettent au coeur de respirer mais ils n'en sont pas les battements. Cette image est à reprendre, de mon humble avis de maniaque perfectionniste.

Citer
Au bout de la patience, la musique nous était offerte
Ici, l'image est magnifique, j'adore l'idée d'au bout de la patience, vient la musique, mais je reconnais que le sens n'est pas "parfait". Au bout de la patience de quoi ? De plus, ici l'idée de patience ne va pas vraiment avec l'idée qui suit "Quand nos âmes étaient trop molles, des mélopées incongrues tombaient "qui sous-entend que c'est plutôt quand la paresse les gagne que vient la musique. Pour moi, ceci est un détail, mais il faudrait perfectionner le sens entre les deux deux phrases.

Au reste, quelle beauté, quelle phrase frissonnante que celle-ci :

Citer
Et parfois, Kalunga, l'homme invisible bienveillant, faisait glisser ses doigts sur mbira, le piano à pouces, et ainsi nous pouvions danser le mangambeu derrière nos yeux clos.

Une véritable beauté, un souffle, une parfaite ligne de cristal. J'adore. J'exulte. Je soupire à sa lecture.

Juste pour exemple, ce passage est réaliste et "cru" concernant les conditions de vies réelles de ces femmes et enfants mais je le trouve poétique et magnifique :

Citer
   À deux heures de marche du village, les saigneurs partaient griffer l'entaille, récupérer le sang blanc écoulé dans les tasses. Alors docilement, noirs, écartelés, les hévéas se raidissaient sans bruit, et chuchotaient aux tempes les risibles secrets des ancêtres.
   Au retour des saigneurs, les meilleures épouses pilaient déjà le mil, gloussaient des mots d'amour, rénovant leurs dents jaunies en perles de sourires. Tandis qu'à leur côté, ivres de lait, les nourrissons, fiers de beauté, mastiquaient indifféremment aux seins les plus lourds.

Donc je souligne que quand je trouve qu'un passage ne va pas, c'est parce qu'il est fait avec moins d'habilité, il me semble, que le reste du texte.

Citer
Debout, mains croisées dans le dos, les fillettes chantaient les cheveux blancs des vieillards, ravivaient leurs jambes débranchées.
      En retour, les vieillards moquaient leurs dandinements de petites femmes et, par la bouche des yeux, suçotaient leurs seins naissants qui pointaient vers le ciel épicé de pourpre et d'or. 

La phrase ici est splendide " les fillettes chantaient les cheveux blancs des vieillards", " le ciel épicé de pourpre et d'or" MAIS je ne comprends pas ce que vient faire ici le terme "débranchées" qui convoque ici une image d'appareil et une métaphore technologique dans ton univers : pourquoi??? En plus, réellement, concrètement, les jambes ne sont pas débranchées ! Tu peux trouver une image mille fois plus belle et cohérente ici pour parler de leurs jambes mortes.

Citer
et, par la bouche des yeux, suçotaient leurs seins naissants qui pointaient vers le ciel épicé de pourpre et d'or.
cette phrase non plus je ne la comprends pas : les vieillards sont tous pédophiles ? L'idée de pluriel "les vieillards" et de cette phrase donne à penser que tous les vieillards ici attouchent les fillettes. Cela me dérange beaucoup comme connotation alors que tu décris cet endroit comme un éden et que tout le reste n'est qu'harmonie.

Citer
Partout, l'éternité s'épaississait, et sa délicate étreinte rendait la terre à son origine.

Pour informations de virgule, ta virgule après s'épaississait est fautive, grammaticalement, elle n'a pas lieu d'être car elle ne sépare aucun syntagme grammaticale d'un autre, elle est donc purement "respiratoire et rythmique", cela est autorisé mais il ne faut pas en abuser.

Citer
Vite, j'ai grignoté mon dernier rêve
Ici le registre courant de grignoter surprend, vu que le reste de ton texte est dans un style soutenu très poétique, mais l'image reste belle et cette "aspérité" du style se justifie par l'apparition du JE qui est un homme et par la sonorité "exotique" de grignoter. Donc, ici, je trouve que le registre courant est intéressant et enrichissant pour ton texte.

Citer
Durant la nuit, plus du tiers des nôtres avaient été décimés sur les nattes en raphia. Environnés d'un essaim de mouches, ils dormaient à présent du sommeil sans fin des masques antilopes.

Citer
Quand la famine arrive dans un village, elle fait toujours suivre la privation par la Grande Peur. Pour tuer la Grande Peur, nous n'avons pas hésité à honorer l'Horreur. Bientôt dans nos esprits, madame détresse s'est décalée sur le côté pour laisser place à madame répugnance qui nous a commandé : « Sauvez vos vies ! ».

Très beau. Juste pour remarque, ici, il n'est pas très clair qu'ils sont morts de famine, cela fait bizarre, je t'explique : tu dis depuis le début en décrivant ce lieu qu'il est un lieu parfait, d'Eden, sans manque, de bonheur parfait. Et là, brutalement, le lecteur se retrouve dans un village qui souffre de la famine et où des hommes meurent. C'est trop brutal. A ma première lecture, je me suis demandée sans comprendre de quoi ils étaient morts, comment ? qu'est-ce qui avait bien pu arriver dans ce village? A mon avis, il faut ici éclaircir le sens car c'est le tournant de ton histoire, l'élément déclencheur.

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Le lendemain matin, les plus faibles pleuraient encore. Tandis que les plus robustes se sont dit au revoir.
      Avec son baluchon à peine noué, sa cuisine de poche, chacun a titubé comme il pouvait vers un coin de l'horizon. L'Est a dit adieu à l'Ouest. Le Nord a dit bonne chance au Sud. Et personne ne s'est retourné pour dire un mot de plus.

Encore une fois cette description est somptueuse ! grandiose ! excellente ! Mais personnellement, je ne comprends pas ce qui les poussent à partir d'un coup ! Il n'y a plus rien à manger ? Il faudrait vraiment ici une phrase qui explique pourquoi tous ces hommes sédentaires décident de partir.

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Par miracle, il restait dans la tombe de nos yeux un dernier sourire, que nous avons offert à sœur Miséricorde.
(trop beauuuuuuuuuuuuuuu)

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- Ce que tu peux !
Ici je ne comprends pas l'exclamation : j'ai eu l'impression qu'il criait.

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   Pendant un long moment, le temps s'est accroché où il pouvait au rebord du vide. Barkhaawar a fermé les yeux. Il a ouvert les yeux. Il a chassé une mouche. Il a suivi le vol de cette mouche. Il a parlé à cette mouche comme s'il la connaissait. Il lui a dit : « Tu attendras ton tour ! ». Puis, soulevant son auguste fesse, il a envoyé un peu de son cul vers les rayons mauves du couchant. J'ai alors  tenté de renifler son odeur comme si sa réponse pouvait être dedans. Mais je me trompais. Il avait juste libéré le chant fétide de ses boyaux.

Alors là ! NON ! je persiste ! Les phrase sur la mouche sont parfaites !!! PARFAITES ! sublimes-mêmes. Mais NON, l'auguste fesse du sage et Modibo qui renifle son odeur de cul et de pets ! Je dis NON ! Qu'est-ce que ça vient faire-là? Enfin, pour quelle raison il irait respirer sont pets ? Même si la réponse était dedans, ce ne sont pas des mots, il ne pourrait pas comprendre ! Enfin là je suis désolée mais ce passage tient du burlesque et de la farce comique grossière ! Ce passage pour moi déchire le voile poétique et grandiose de ton histoire et discrédite le personnage du sage et de Modibo.
Pardon de la fougue dans mon rejet ici, mais vraiment, je trouve que ce passage est grotesque et ne va pas dans l'histoire. Je sais que c'est souvent une volonté d'auteur que de rajouter du grotesque dans certains récits poétiques et magnifiques mais je trouve que cela ne fonctionne pas du tout ici : en tout cas, jamais Bodibo ne devrait respirer le pet du sage pour moi, que le sage pète ne me dérange pas, mais là la scène fait trop scène de théâtre farcesque. Après, c'est mon avis personnel.

La fin est superbe.

Encore bravo pour le tout, il me tarde de savoir la suite.




Mon dernier texte : Le Prix d'un coeur [AT]
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Hors ligne kokox

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #8 le: 26 juillet 2017 à 18:38:25 »


Un grand merci In Search of Lost Time pour ta lecture et ton aimable commentaire.



Bien à toi !

Hors ligne kokox

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #9 le: 26 juillet 2017 à 19:35:25 »
Re Edel Weiss,  :)

D'un perfectionniste l'autre, je te réitère tout le bien que je pense de tes fines et subtiles analyses quant à mes textes.
Dans l'ordre et dans le détail :

Homme-popote : Non point dans le sens de faire la popote, la graille, la bouffe, mais, selon le CNRTL, qui a des préoccupations matérielles, qui est terre-à-terre, casanier, qui aime le calme, le confort du foyer, qui est peu disposé à l'aventure...

Notre arbre bouteille : Autre appellation poétique du baobab, je n'ai rien inventé...

Nous nous contentions de tenir notre rôle de tranquillisants du monde, comme il faut des silences et des battements pour que respire un cœur serein.

Là, je plussoie au fait que tu aies tiquer. L'analogie n'est pas du meilleur aloi. J'ai merdé, dans la mesure où j'avais l'image en tête, mais n'ai pas su l'exprimer précisément sur papier.

Au bout de la patience, la musique nous était offerte...


Je t'accorde là encore qu'il manque quelque chose à cette entame. Je te propose à la place :

1 - Au bout de la patience du silence, la musique nous étaient offerte.
2 - Pour égayer notre paresse, la musique nous était offerte.
3 - Somnolents, nous paressions jusqu'à la fatigue sur nos nattes de songes. C'est alors que bien souvent, tout au bord de l'assoupissement, la musique nous était offerte.
4 - Autre chose. Si tu as une idée, n'hésite pas.

... ravivaient leurs jambes débranchées.

Ravivaient leurs jambes indolentes et/ou variqueuses. (Me semble mieux).

et, par la bouche des yeux, suçotaient leurs seins naissants qui pointaient vers le ciel épicé de pourpre et d'or.


Cela, pour le coup, il faut être un homme pour le comprendre.  :) Aucune connotation d'ordre pédophilique dans cette assertion, tu peux me croire sur parole.

Juste pour remarque, ici, il n'est pas très clair qu'ils sont morts de famine, cela fait bizarre, je t'explique : tu dis depuis le début en décrivant ce lieu qu'il est un lieu parfait, d'Eden, sans manque, de bonheur parfait. Et là, brutalement, le lecteur se retrouve dans un village qui souffre de la famine et où des hommes meurent. C'est trop brutal. A ma première lecture, je me suis demandée sans comprendre de quoi ils étaient morts, comment ? qu'est-ce qui avait bien pu arriver dans ce village? A mon avis, il faut ici éclaircir le sens car c'est le tournant de ton histoire, l'élément déclencheur.


Là, je vais expliciter en une ou deux phrases l'origine de la pandémie. Tu as raison !

Alors là ! NON ! je persiste ! Les phrase sur la mouche sont parfaites !!! PARFAITES ! sublimes-mêmes. Mais NON, l'auguste fesse du sage et Modibo qui renifle son odeur de cul et de pets ! Je dis NON ! Qu'est-ce que ça vient faire-là? Enfin, pour quelle raison il irait respirer sont pets ? Même si la réponse était dedans, ce ne sont pas des mots, il ne pourrait pas comprendre ! Enfin là je suis désolée mais ce passage tient du burlesque et de la farce comique grossière ! Ce passage pour moi déchire le voile poétique et grandiose de ton histoire et discrédite le personnage du sage et de Modibo.
Pardon de la fougue dans mon rejet ici, mais vraiment, je trouve que ce passage est grotesque et ne va pas dans l'histoire. Je sais que c'est souvent une volonté d'auteur que de rajouter du grotesque dans certains récits poétiques et magnifiques mais je trouve que cela ne fonctionne pas du tout ici : en tout cas, jamais Bodibo ne devrait respirer le pet du sage pour moi, que le sage pète ne me dérange pas, mais là la scène fait trop scène de théâtre farcesque. Après, c'est mon avis personnel.


Tu as su me convaincre. Je biffe le pet du sage sans aucun remords.  :)

J'opérerai ces modifications après validation de ta part.

Un grand merci à toi !

Ton obligé !

Kokox





« Modifié: 26 juillet 2017 à 19:37:13 par kokox »

Hors ligne Dom Stréa

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #10 le: 28 juillet 2017 à 11:59:00 »
Bonjour Kokox,
J'ai lu et relu ton texte maintes fois et à chaque fois il chante dans ma tête et fais naître derrière mes yeux des images troublantes, poétiques, douloureuses et toujours colorées.
Merci donc pour ce be

Hors ligne Dom Stréa

  • Tabellion
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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #11 le: 28 juillet 2017 à 12:01:13 »
La touche "répondre" s'est glissée sous mes doigts maladroits :-[
Merci donc pour ce moment passé en Afrique.
J'adhère à la plume d'Edel, à quelques rem

Hors ligne Edel Weiss

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #12 le: 28 juillet 2017 à 12:19:34 »
Cher Kokox,

Voici mon retour !

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Homme-popote : Non point dans le sens de faire la popote, la graille, la bouffe, mais, selon le CNRTL, qui a des préoccupations matérielles, qui est terre-à-terre, casanier, qui aime le calme, le confort du foyer, qui est peu disposé à l'aventure...

Oui, j'ai cherché ;) Le sens du mot colle parfaitement, la sonorité "popote" va avec "baoubab" mais malheureusement, le mot voulant dire aujourd'hui "popote" et étant familier, j'ai tiqué à la lecture, et même à ma seconde lecture, une fois instruite de son sens. Je ne sais s'il faut vraiment l'enlever, car c'est la faute à la désuétude de ce mot et non à ce mot en lui-même, mais si tu en trouves un autre, plus poétique, cela pourrait être intéressant. Après, ceci est un détail. Malheureusement, la popote, est un terme vraiment bien ancré dans notre quotidien, donc difficile de ne pas voir son spectre en lisent "Homme-popote".

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Notre arbre bouteille : Autre appellation poétique du baobab, je n'ai rien inventé...

Heureuse de l'apprendre !

Pour les tranquillisants du monde, oui faut trouver une image cohérente, tu me diras quand tu auras trouvé ;)

La 3 me parait être la meilleure et la plus claire : je te redirai quand je relirai le tout arrangé ! Pour être sûre.

J'aime bien oui : ravivaient leurs jambes indolentes. C'est bien mieux ! (variqueux, ça fait trop médical je trouve, pas assez poétique et simple, en Afrique, ils ne nomment pas cela ainsi, je pense)

J'attends l'explication de la pandémie alors ! Car j'avoue que c'est un moment de tension important qui m'a beaucoup manqué !



Une fois encore je te réitère mon admiration pour ce texte et te sais gré d'avoir attaché autant d'importance à mes remarques !

Fourmi dévouée, travailleuse acharnée, à ton service ;)

Edel
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Hors ligne kokox

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #13 le: 02 août 2017 à 06:15:41 »
Texte remanié après propositions de Edel Weiss.

Hors ligne Rémi

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Re : Pleure, marche, et ne reviens
« Réponse #14 le: 03 août 2017 à 13:09:50 »
Très beau. Un peu trop lyrique à mon goût, et l'entame est un peu longue, mais c'est un texte de grande qualité.
J'attends la suite !
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d'instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l'inévitable ; partout les éboulements du hasard. M.Your.

 


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