Selon la légende familiale, il dansait avant même d'avoir appris à marcher. Je me souviens en tous cas comme il remuait en rythme ses jambes potelées, comme il levait ses petits bras vers le ciel, sans musique, par simple joie d'exister. C'était un enfant plein de vigueur et d'entrain, mon frère. Ma mère aime à rappeler que plusieurs voyantes lui avaient prédit un avenir radieux, ce dont elle avait déduit qu'il deviendrait célèbre. Un artiste, sans doute : elle comptait parmi ses aïeux des musiciens et des peintres. Elle n'avait pas précisément envisagé qu'il pût être danseur, mais un tel présage ne l'aurait pas surprise. Ce sort, elle l'avait favorisé dès sa grossesse, en s'attardant le soir auprès des violonistes qui jouaient des mélopées au coin de la rue Května. Si elle avait un fils, il fallait qu'il devînt une personne considérable, mais aussi un homme de goût, capable d'apprécier les arts. C'est sous le signe de cette ambition maternelle que mon frère naquit et fut élevé à Brno dans les années 1910.
*
J'étais l'aînée de deux ans et demi, mais j'ai toujours considéré que ma vie et celle de mon frère étaient inséparables, comme le tuteur n'a de raison d'être que pour l'arbre appuyé sur lui. Sa naissance est mon premier souvenir, et l'un des plus heureux. Jamais je n'ai éprouvé la jalousie des premiers nés envers leurs cadets, bien au contraire : je l'associais à toutes mes aventures, d'autant que nous partagions côte à côte les moments les plus décisifs de notre éducation. Ainsi, le jour où notre mère nous inscrivit ensemble au cours de danse de Mademoiselle Łaska. La vieille dame de Varsovie avait froncé le nez en me voyant arriver : en Pologne, les petites filles de bonne famille ne suivaient pas de cours de danse ; or nous lui paraissions issus d'un milieu respectable. Elle m'accepta néanmoins sans émettre de réserve, ma mère ayant justifié ma présence par l'angoisse qu'aurait éprouvé mon frère s'il n'avait été entouré que d'inconnus. En réalité, il me semble que, confusément, mes parents me savaient moi-même dotée d'une énergie et d'une sensibilité n'attendant qu'à s'épanouir, même s'ils n'osaient se l'avouer du fait de mon sexe. Quoi qu'il en fût, mon frère et moi virent une véritable passion se confirmer dans les salles aux larges fenêtres de Mademoiselle Łaska, et il devint dès lors de plus en plus difficile de dénouer nos deux vocations.
*
Assise par terre, le front penché vers mes jambes tendues, c'étaient d'abord des fourmillements qui remontaient des orteils aux mollets, une tension entre les omoplates, une crispation dans le cou, puis un relâchement progressif, la mollesse succédant à l'effort. Je m'amusais à nommer tout bas ce muscle froissé par-ci, ce nerf douloureux par-là, comme si j'avais développé une oreille intérieure à l'écoute des frémissements de mon corps. Je ne pensais pas qu'aucun instrument médical pût m'apporter un savoir plus fin et plus précis que ce sixième sens, source d'attention et de plaisir, mais également de fierté : cette connaissance vigilante et émerveillée de ma personne m'appartenait entièrement, du haut de mes sept ans. On ne pourrait ni me la dénier, ni me la retirer. Je ne sais s'il en allait de même pour mon frère, puisque nous gardions secret ce que nous ressentions durant les cours ; mais je ne doute pas que ces exercices l'aient rendu, lui aussi, plus conscient de lui-même.
*
De longs après-midis, je répétais chez nous les gestes appris en cours, mais dans un ordre différent, et en y ajoutant des épaulements, des ports de bras ou de simples respirations. La profondeur d'un plié, le temps d'une arabesque s'en trouvaient transformés, comme un paysage varie en fonction de l'heure et du climat. Je tentais l'une après l'autre des compositions diverses sur une musique imaginaire qui mêlait de vieux refrains. La plasticité des mouvements ne cessait de me surprendre par ses enchaînements, ses associations, ses détails ténus dont les répercussions se faisaient pourtant sentir dans l'ensemble du corps. J'avais alors le sentiment de voir ma peau frissonner à l'unisson de l'espace ainsi qu'en une métamorphose, entraînant l'air, le sol, la lumière dans un même tourbillon.
*
J'appris néanmoins que la danse n'était pas la poursuite d'une rêverie solitaire dans le grenier de la maison, la tête pleine d'images et de musique. Chez nous comme en cours, je n'étais pas concentrée sur mes seules émotions, mais également attentive aux autres : mon frère, en premier lieu, et les camarades auxquels nous nous étions liés. Nous découvrions comment nous accorder pour esquisser une polka, nous répartir dans l'espace pour ne pas nous gêner, et former de beaux ensembles, ces tableaux aux lignes nettes, aux proportions équilibrées, aux rencontres parfaitement amenées. J'épiais du coin de l’œil sur quelle jambe mes amis s'appuyaient, comment leurs bras s'apprêtaient à se tendre, et dans quelle direction leurs épaules s'étaient tournées, ou alors, sans même les voir, je les sentais, par la peau, par l'oreille, prête à réagir pour que nos mouvements s'harmonisent. Peu à peu, je comprenais que j'appartenais à un corps plus vaste, et que séparée d'eux, leur absence continuait à déterminer mes gestes, comme si toute chorégraphie ne pouvait être qu'écoute, soupçon de l'autre, dialogue.