Pourquoi oublions-nous des évènements futiles, pourquoi perdons nous, des choses aussi essentielles que les clés de sa maison, de son scooter, de sa voiture ?
Un bref temps suspendu où l’esprit est ailleurs. Une envie de résister aux lourdes charges de la routine, à une complication administrative, de desserrer l’étau des obligations, pas envie de rentrer chez soi, ne plus avancer…
Le trickster universel qui brouille les règles du jeu de notre quotidien, le démon qui frémit en nous. L’acte manqué.
La migraine ou les maux d’estomac soudain.
Le repas trop lourd, les sous-entendus de sa compagne, la dispute hier avec le voisin.
Un temps où l’esprit s’échappe on ne sait où.
Toujours est-il que M. avait oublié où il avait garé sa voiture.
Ce matin il était sorti de chez lui pour acheter des croissants et offrir un beau petit déjeuner à S. sa compagne, qui dormait encore. Un beau petit déjeuner pour la consoler de. Ces nuits si difficiles avec le bébé qui crie. Le premier bébé du couple et peut-être le seul.
Dans cette banlieue résidentielle pour trouver des croissants il faut prendre sa voiture et chercher un peu quand on n’a pas l’habitude de sortir le dimanche matin. Surtout l’hiver quand il fait froid.
Il avait pris délicatement le bébé encore ensommeillé pour une fois, l’avait posé dans son couffin sur la banquette arrière, et puis le chien s’en était mêlé en exigeant de monter aussi. Pourquoi pas. Il accepta le chien dans la voiture.
Ainsi tu auras toute la maison à toi et la quiétude pour ½ h ou une heure, pas de bébé qui crie et de chien qui va te tirer du lit. Ma belle.
Il avait fait plusieurs kilomètres, pour trouver la boulangerie ouverte qui délivrait les meilleurs croissants. Une odeur de cuisson envoutante, et pas des relents de pâtisserie fermentée. Une lumière qui attire dans le petit matin.
Difficile de se garer mais il avait trouvé une place, quelque part, un peu loin mais pas trop quand même.
En sortant de la voiture, son esprit fut absorbé par quelque chose de curieux, vraiment curieux.
Là où il était garé, juste à la porte de ce pavillon en meulière, une boîte à lettre indiquait le nom du propriétaire. C’est le même nom que le mien. Prénom et nom. Mon nom est commun. C’est un hasard qui peut s’expliquer.
Il se prit à s’imaginer que c’était lui qui habitait cette maison, qu’il avait une autre femme, ou peut-être pas de femme du tout, ou peut-être un amant qui était un homme, et sans doute un bocal avec deux poissons rouges.
Puis il remit sa pensée sur les rails et se dirigea vers la boulangerie. Le bébé endormi encore et le chien pourraient bien attendre dix minutes au chaud dans la voiture. On ne doit pas le faire, mais bon.
Après la boulangerie, impossible de se souvenir où il avait garé sa voiture.
Devant la maison d’un homonyme certes, mais son nom est tellement commun qu’il existe sans doute une bonne liste d’homonymes dans cette ville.
Ses pas le poussaient dans les rues alentour et refusaient de reconnaitre le chemin qu’il avait pris.
Il savait que dans sa voiture peut-être le bébé s’était remis à crier et le chien qui sait, à stresser, s’énerver et aboyer. C’était un gros chien affectueux mais le chien reste un animal et qui sait ce qui peut arriver quand il est enfermé dans une voiture avec un bébé. Qui sait mais non quand même.
Il fit une dizaine de trajets différents à partir de la boulangerie mais sa vision s’embrouillait, ses pas hésitaient. Il ne reconnaissait rien dans ces rues. Il maudissait son manque d’esprit d’observation, sa rêverie, son inattention.
Qu’est-ce que S. allait dire, ou ses voisins en apprenant la nouvelle : un père qui oublie l’emplacement de sa voiture avec son bébé et son chien dedans. Fait divers. Qui va être réparé c’est sûr. Je vais les retrouver. Juste ne rien dire.
Et puis il voit sa voiture, elle est vide. Pas d’enfant, pas de chien.
Il se tourne vers la maison avec la boîte à lettre à son nom, il sonne.
Un homme ouvre et lui dit : je t’attendais. As-tu pensé aux graines pour les poissons rouges ?