Je te passe commande d'un nouvelle plus ou moins longue relatant un amour de jeunesse éblouissant, ravageur, tragi-comique, étrange, passionné, dépassionné, cruel, hilarant, selon tes souvenirs.
Je te donne une semaine ou quinze jours, au choix, mais pas plus, sinon tu lâcheras l'affaire.
Fais-moi rire, fais-moi pleurer, mais par pitié ne me fais pas que pleurer.
Ecris tout d'abord les faits, rien que les faits, sans te faire chier avec la littérature. Et ensuite rajoute joliment deux ou trois roses pour enrober le paquet.
Hey hey, voilà le résultat ! Je ne maîtrise plus du tout mon écriture. Je me sens comme un enfant ^^ J'espère que tu souriras kokox. C'était un peu chaud patate à partir du quart. Hésitez pas à y aller franchement sur le com com. Bizooooooo. sans u.
J’ai jamais été aussi fleur bleue que quand j’étais au fond du fond du fond du gouffre.
Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Alors là, même les fleurs se font mâcher par le néant.
Quand j’étais au lycée, j’étais très fleur bleue. *rires*
On savait pas dans quelle case me mettre. J’avais des rangers, donc j’étais un mec cool, mais je jouais aux jeux de rôles, donc j’étais un looser. J’avais les cheveux longs, donc j’étais du genre peace&love, mais je parlais à personne, donc j’étais emo. J’avais des bijoux, donc j’étais gothique, mais j’avais des chemises, donc j’étais intello.
J’étais rien.
Être fleur bleue, ça veut dire croire en l’Amour. Ça veut dire aussi avoir un petit carnet à la couverture couleur de ciel avec un pissenlit qui s’égrène dans le vent imprimé dessus. Ça veut dire être amoureux d’une fille qu’on ne connait pas juste parce qu’on a croisé son regard. Ça veut dire avoir une écharpe de poète autour du cou, s’asseoir sur un banc et regarder l’horizon d’un air rêveur.
Mais cette case, aussi appelée « tapette », n’était pas plus adéquate que les autres. Parce que dessins flippants dans le carnet. Parce qu’entailles sur les poignets. Parce que très en colère très facilement.
J’étais bien. Le rejet injustifié est trop dur à encaisser. Faire en sorte que la réalité me donne raison a été la parade la plus efficace que j’ai jamais trouvée.
Bref me voilà, avec un carnet, une écharpe, un banc, un compas et une fille.
Je vais pas vous jouer le couplet du collège traumatique. Ceux qui savent savent. Ceux qui ne savent pas croient savoir. Disons simplement que le conditionnement n’est pas une chose facile à défaire. Marcher droit, avoir le visage illisible, faire attention à chacun de ses gestes, se dessiner soigneusement une carapace agressive et impassible.
Quand j’arrive au lycée, je sens que je ne crains plus grand-chose. L’animosité sourde qui empoissait la cour du collège n’est plus là, remplacée par un système social tacite bien plus abstrait et épineux. D’enfant d’argile sculpté par la violence, j’étais donc devenu cette chose transitoire et laide qu’on appelle adolescent. Regard noir et brûlant, visage tendu sur les os. Bouche close et pincée. Mâchoire serrée. Sécheresse squelettique. Brasier dans les tripes et dans les veines. C’est tout moi.
Je vais parler au passé à présent, histoire qu’une distanciation nostalgique s’instaure.
J’étais un pauvre être écartelé entre sa soif vitale de câlins et son envie de tuer tout ce qui parlait et bougeait. J’avais tellement envie que quelqu’un d’autre que ma maman, pour qui c’était acquis, m’aime et ne soit pas répugné à l’idée de me toucher, que je guettais le moindre regard non-hostile dès que je me déplaçais parmi mes semblables, afin d’en tomber irrémédiablement pathologiquement chroniquement amoureux.
Un jour, une espèce de gothique qui avait la moitié des cheveux dressés sur la tête et des yeux en amande maquillés de noir passa sur moi un regard complètement neutre.
Et merde.
Je m’étais constitué une clique de potes aussi insupportables que moi et on s’amusait à se faire souffrir les uns les autres. Je me gardai bien de leur faire part de mon récent coup de foudre, car en vérité, les germes d’une folie amoureuse sans précédent étaient en train de croître dans ma cervelle en sang, envahissaient mes neurones de racines intruses, de vrilles, de fantasmes, de rêves, d’espoir.
Et même à l’époque je voyais bien que quelque part, il y avait un soupçon de délire pur.
Maintenant quand j’en parle à mes psys, ils revêtent leurs masques de personnes raisonnables et parlent de « délires légers survenus durant l’adolescence ». C’est parce qu’ils sont frustrés.
COUP DE FOUUUUUUDRE. J’ai essayé de retarder l’impact hein. Je faisais de la double-pensée, du déni et même des jeux vidéo, mais le coup fatal me fut porté lors du carnaval.
Carnaval du lycée. Quelle chance, quel épanouissement pour nous autres ! Avec mes affreux potes, on était adossés à un radiateur, derrière la foule, nos sacs à dos éparpillés tout autour. On regardait d’un air faussement affligé ceux qui s’étaient déguisés parce qu’ils avaient moins de problèmes dans la vie que nous, et mations sans vergogne les costumes très courts des demoiselles qui avaient profité de l’occasion pour passer outre l’article du règlement intérieur qui parlait de « tenues décentes ». Au milieu du hall se tenait un large et haut escalier qui menait aux étages. Cet escalier large et haut était idéal car nous autres, la foule en contre-bas, pouvions voir tout ce qu’il s’y passait. Les groupes costumés, sous les annonces grandiloquentes des surveillants, entamaient ensuite des chorégraphies plus ou moins dansées sur une musique aléatoire. Lorsque vint son tour, je sus qu’il était trop tard.
Elle était là, sur les escaliers, avec d’autres filles qui s’étaient déguisées comme des écolières japonaises. Elles ont dansé sur une musique frénétique et piaillante qui avait « caramel » dans le titre. Tandis que mes yeux étaient absorbés par son visage et son sourire un peu gêné, je sentais la nausée euphorique trop familière de ce poison aliénant que l’on nomme… je sais pas trop comment. Faisons confiance aux grecs qui étudièrent les passions humaines avec la rigueur d’une science et disons Eros. Mes organes internes étaient irrigués par l’enivrante pulsation que cette fille, en ne faisant rien !, provoquait dans toutes mes artères.
J’en ai parlé à mes potes quelques soirs plus tard.
Malheureusement pour moi, ce fut le début d’une quête effrénée pour approcher cette personne. Cette fille était devenue source de terreur absolue (car je savais que l’issue de mon existence dépendait d’elle) et vectrice d’une attraction surnaturelle. Lutter contre l’un et suivre l’autre. Ne pas se mélanger.
Au bout d’une semaine j’appris qu’elle s’appelait Agathe. Merci à cette professeure de français tellement peu inspirée qu’elle nous a proposé une rédaction autobiographique centrée sur la journée du carnaval et merci à cette autre fille qui avait dansé à côté d’elle le caramel pour avoir lu sa rédaction à haute voix.
Agathe, en 1ère littéraire, n’avait bien entendu jamais ouï quoi que ce soit à mon sujet.
Commença alors la longue descente dans la folie. Longue, mais très rapide. L’espoir et le réalisme se livrent une bataille sans merci. Ton cerveau se creuse de cratères. Le sang coule dans tes viscères. Tu dois trouver un coupable pour survivre à ça. Je te Haimes. A la folie. Sauve-moi. Un prénom. Agathe.
Oui bien entendu, c’est comme ça que ça a commencé. Le cycle sans limite, toujours plus large, de l’espoir amoureux, et de l’horreur désespérée.
Devant la situation critique, mes horribles potes que j’adore entreprirent de me porter assistance à leur façon. Délectés par le spectacle de ma souffrance, de mon énième amour impossible, exaspérés par mes complaintes quotidiennes, ce fut avec un sourire hilare qu’ils vinrent m’annoncer la nouvelle, recueillie frontalement auprès de l’une de ses amies.
Agathe s’appelait en fait Marie.
Marie était bien en première littéraire.
Marie était en outre homosexuelle jusqu’au bout de ses ongles vernis de noir.
Marie n’était pas gothique, mais adoptait la mode Visual Kei, associée à un style musical japonais qui revendiquait un esthétisme androgyne et extravagant tout en conservant une sobriété chromatique relative rappelant nos chers post-punks occidentaux.
Pour ma part ce furent surtout les items un et trois qui me troublèrent. Je dus m’isoler un instant loin des deux bouffons pliés en deux qui venaient de voir ma mine se déconfire.
J’ai essayé de pleurer mais j’étais toujours trop d4rk pour ça. J’ai essayé plus fort et Maxime est venu. Maxime c’est un de mes potes, mais il est pas con comme les autres. Il est juste silencieux et amorphe. Il fait la plupart des choses silencieusement. Il s’assoit à côté de moi dans tous les cours silencieusement. Il s’énerve silencieusement. Il ne fait pas ses devoirs silencieusement. Il me regarde couper méthodiquement chaque centimètre carré du dos de mes mains silencieusement. Mais comme je sais pourquoi, et que je le suis moi aussi, c’est pas grave. Avec Maxime je me suis calmé.
En été, l’euphorie m’a envahi entièrement. Mon cerveau était capable d’improviser une chanson d’amour mythique en dix minutes. J’eus toutes les vacances pour travailler sur mon plan destiné à avoir une interaction avec Marie.
Pour cela j’ai dû fracturer mon esprit.
Mais je vais un peu vite en besogne et en grandiloquence. Laissez-moi d’abord vous parlez de Marie deux. Marie deux, c’est une correspondante avec laquelle j’ai commencé à échanger par e-mail dans ces eaux-là. Si je l’évoque, c’est qu’elle a joué un rôle capital dans ma reprise de confiance en moi. En effet, ses mots d’amitié ont su recoudre les plaies de mon cœur juste assez tôt pour qu’il n’éclate pas. Grâce à elle, j’ai pu aller au bout de mon entreprise.
Entre temps j’étais devenu féru de poésie romantique adolescente et dégoulinante de douleur frustrée. Quand mon professeur de français a demandé d’écrire un poème « à la Ponge » sur un objet du quotidien, j’ai lu le mien en classe. J’avais choisi le lit. Parce que dedans on rêve, on baise et on crève. J’ai gagné du respect.
J’étais prêt. Mon existence empirait de jour en jour et je voulais agir au plus vite afin de soulager la souffrance affective extrême qui m’empoisonnait la vie. J’étais accepté socialement comme un mec bizarre qui faisait des poèmes de ouf. J’avais une amie qui disait qu’elle me trouvait gentil via Internet. Ça me suffisait pour trouver la force de tenter de remuer légèrement l’auriculaire dans la direction de Marie.
J’ai compris rapidement que la tâche colossale que je m’imposais, c’est-à-dire échanger un mot avec cette parfaite inconnue qui m’obsédait depuis un an pour de fil en aiguille… eh bien je n’en savais rien, serait bien trop ardue pour des moyens romantiques conventionnels. Quels fantasmes étranges m’ont habité à cette époque ! Je l’imaginais me surprendre en train de peindre les murs de peinture rouge sang, de la souffrance qu’elle m’infligeait, les yeux révulsés. Je m’imaginais attaché à un générateur électrique par des aiguilles d’aciers enfoncées dans mes veines et convertir devant elle ma souffrance psychique en torture physique. Newtonienne. En rêve, je me projetais avec précision dans le scénario sensitif de l’amputation méthodique de tous mes membres pour lui expliquer à quel point je l’aimais.
Je suis une personne éminemment morale. Ce que j’ai dû faire pour parvenir à la seule alternative qui, éventuellement, soulagerait ma douleur, ma psyché ne l’a pas accepté. Le concept du mensonge et de la manipulation, aussi inoffensive soit-elle, étaient ce que je méprisais le plus. Mais je n’avais pas la force de procéder autrement.
Pour cela j’ai dû fracturer mon esprit.
Il s’est appelé Corwin. Comme dans les Neuf Princes d’Ambre de Zelazny. Le nom que j’ai failli porter si ma maman, soucieuse de mon intégration sociétale, ne s’était pas opposée à mon père en la matière. Si cela n’avait pas été le cas, est-ce que Corwin se serait appelé par mon prénom ?
Il avait de grands yeux brûlants et un corps pâle comme le mien. Il était grand et aussi beau que je l’aurais été si je n’étais pas devenu laid. Il avait de grandes ailes empennées de noir desquelles suintait le sang de mes poignets. C’était mon ange. C’était l’ange que j’étais. Parfois, il s’envolait dans la nuit sous forme de corbeau et, avec son bec dur et noir, heurtait la vitre de ma chambre pour que je le laisse entrer.
C’est lui qui me disait quoi écrire et quoi penser à partir du moment où je l’ai créé. C’est à cause de son absence qu’aujourd’hui le moindre enchaînement de mots est une difficulté.
C’est lui qui a écrit à Marie un, sur cette adresse électronique qu’à force d’obsession insomniaque fiévreuse j’avais réussi à dénicher sur la Toile. C’est lui qui a avoué mon amour. C’est lui qui m’a volé ce moment. Il a signé avec son propre nom.
Par la suite ce sera lui qui pendant un an mentira, parlera par ma bouche, me remplacera. J’imaginais son grand corps ailé marcher derrière moi dans les couloirs du lycée. C’est sa personnalité, plus forte que la mienne, que mes affreux potes m’ont ensuite renvoyée pendant des années. Un menteur amoral, un manipulateur chevronné, un mec qui ne recule devant rien pour avoir ce qu’il veut, le roi des stalkers internet, méprisant, arrogant, oisif, egocentrique. Ma culpabilité. Je l’ai personnifiée pour la tenir loin de moi, mais comme elle semblait beaucoup plus viable dans ce monde inique, je l’ai laissée me guider, me conseiller depuis mes délires insomniaques. C’est lui qui progressivement, dans le rêve du démembrement, a remplacé mon corps par celui de Marie.
J’avais Corwin. J’avais Marie deux. Ma terreur était immense. Mais ma souffrance et ma confiance en moi additionnées étaient immense+1.
J’ai écrit un poème d’amour, souillé de douleur et d’aigreur, que j’ai mis dans une lettre cachetée à la cire bleue. Corwin avait avoué mes sentiments sur un ton détaché et amusé, mais elle avait refusé de venir lui parler, à moi. C’était suffisant pour que j’y aille.
Pendant une semaine, en mangeant à la table de mes affreux potes, je regardais dans sa direction. Je posais la lettre sur la table.
Je fermais les yeux.
Mon cœur pulsait à grand coups frénétiques au ralenti. Mes tempes et ma cervelle surchauffaient entre le sang qui hurlait et Corwin qui hurlait et moi qui hurlait dans ma tête. Ma carcasse de viande ajoutait-multipliait sa masse par deux à chaque seconde d’anticipation, jusqu’à ce que je me retrouve cloué sur ma chaise par une centaine de mains impérieuses qui pesaient sur mes épaules et mes bras.
Puis je finissais de manger et recommençais la semaine prochaine.
Dans le poème, je me souviens que je parlais de poissons morts.
Il ne fallait pas attendre que les mains arrivent. Il fallait y aller immédiatement.
La troisième fois j’y suis allé.
Je me suis fait raconter la scène de nombreuses fois par ceux qui furent mes affreux potes, qu’aujourd’hui j’appelle amis. Ils échangent une blague, tournent la tête, me voient partir la lettre à la main. Me voient aller vers Marie et lui parler. La voient plus tard dans le couloir, avant les cours, marcher, très en colère, vers moi pour me prendre à part. C’est vrai que c’était drôle. Même moi j’en rigole.
Quand je me suis levé mes tempes se sont fracturées sous la pression. Ma vision se réduisait à un putain de tunnel dont l’issue était un kaléidoscope cauchemardesque. Mes tympans étaient en train d’être réduits en pulpe par un infrason venu de mon crâne.
J’ai réussi à marcher jusqu’à elle. J’ai posé la main sur son épaule. C’était comme si j’avais touché n’importe qui. Elle s’est retournée. Si je n’avais pas su qu’elle savait, j’aurais couru. Mais je savais qu’elle savait ce qui allait se passer. Alors je lui ai donné la lettre. Elle a souri, attendrie je crois. Elle voyait bien que j’allais vomir dans trois secondes. J’ai dit « c’est pour toi ». Elle a dit «C’est quoi ? ». J’ai dit d’une voix qui n’était pas la mienne, faible, tremblante, alors qu’un démon aux ailes de corbeaux dansait sur l’horizon invisible. « Une déclaration d’amour ». « C'est gentil » elle a dit.
Le poème parlait de poissons morts. Le poème parlait de poissons morts. Le poème parlait de putains de poissons morts qui flottent dans un lac souterrain aussi glacial qu’un cadavre de poisson mort avec des yeux vitreux qui donnent la nausée.
Quand je suis sorti de la cafétéria, je me suis senti guerrier, libéré, invincible, quoique chancelant. J’aurais dû mourir à cet instant.
Dans le couloir elle est revenue, les yeux furieux. Elle a fendu la foule et m’a dit « Viens » d’un ton sec.
Pour moi le temps s’était arrêté. Elle m’avait effleuré. Elle me regardait. Elle me parlait.
J’ai souri.
Et merde.
« Viens ! » a-t-elle répété.
Je suis venu. Elle pointait du doigt l’enveloppe qu’elle tenait.
« C’est quoi ça ? »
Je mesurais une tête de plus qu’elle et son ton de maîtresse d’école fit s’élargir mon sourire. J’en ris encore, je le ressens sur mon visage, ce sourire de tendresse infinie, d’amour doux et pur, d’innocence incongrue. C’était comme être mort de rire devant une tombe.
J’ai pensé : « le poème parle de poissons morts »
Elle me montrait un vers en particulier. Je disais un truc comme « il y en a eu et il y en aura beaucoup d’autres ». Je crois qu’elle a vu ça comme une menace de harcèlement ultérieur ou comme un aveu de la supercherie ridicule, mais tellement nécessaire, de Corwin. Ma réaction béatifiée la rasséréna. Après un court échange, nous convînmes d’un rendez-vous le lundi suivant au dernier étage du lycée.
Pendant un an j’avais imaginé cet instant. J’allais pouvoir soulager mon cœur à bout de force de la douleur vive et solitaire d’un amour imaginaire. J’allais pouvoir lui expliquer, lui en donner un peu et en être libérée.
Sauf que nous deux, assis en tailleur face à l’autre, avec l’un de mes affreux potes à quelques mètres qui refuse de se casser, c’est pas comme je l’imaginais. Mon cerveau s’anesthésie pour combattre la peur. Là où je rêvais de sincérité le masque impassible s’appose à nouveau sur mon visage. Là où j’aurais voulu pleurer enfin pour ce que son fantôme m’avait fait subir, je ne l’ai même pas regardé dans les yeux. Là où j’aurais voulu dire de ces mots que je n’avais jamais osé dire à haute voix et que je n’aurais plus jamais osé prononcer ensuite, j’ai enchaîné des faits sans âme et pétrifiés.
Je lui ai parlé comme je parle aujourd’hui à mes psys.
« Je suis tombé amoureux de toi alors qu’on ne se connait pas. Et… c’est un problème qu’il faut résoudre ».
« Oui » elle a dit.
« Ce n’est pas vraiment de toi que je suis amoureux, je suppose, mais d’une idée que je me fais de toi, d’un fantasme ».
Elle a acquiescé comme si elle était d’accord avec moi. Comme je voyais qu’elle restait attentive et très polie, j’enchaînais, pour la faire réagir :
« C’est allé jusqu’à… l’automutilation (son regard change), quand même, alors c’est pour ça que je suis content d’en parler avec toi, pour que ça s’arrête. »
Elle acquiesça de nouveau, on se quitta poliment et je rejoignis mon affreux pote qui était à quelques pas durant tout ce temps. Si je devais refaire ma vie, je lui éclaterais la gueule, à ce pote.
Je vous préviens, la suite est d’une tristesse affligeante. Je continue un temps à me lamenter sur mon sort, à me couper les avant-bras et à envoyer des mails sous le nom de Corwin pour susciter une réaction de Marie qui, bien sûr, une fois cette histoire réglée, m’ignorait royalement dans les couloirs.
Heureusement, mes affreux potes m’aidaient beaucoup. Je leur parlais de mes problèmes à longueur de journée et ils n’ont jamais exprimé toute l’ampleur de leur exaspération. Respect.
J’aurais pu m’arrêter là mais ce n’est que la moitié de l’histoire. Ma cohabitation avec Corwin empirait. Il me parlait avec mes propres cordes vocales et je lui répondais. Une fois, je suis resté allongé sur le sol de la salle de bains, dans le noir complet, pendant près d’une heure. Corwin commença à me raconter comme toute l’Histoire de l’humanité, toute la causalité chaotique des événements, était en fait dédiée à provoquer ma destinée. Destinée dans laquelle je me transcenderai pour devenir omnipotent.
Si ça vous rappelle quelque chose à propos de vous-même ou d’un proche, pour rappel, mes psys appellent ça « délires légers survenus durant l’adolescence ».
Bref c’est ainsi que je continue de survivre à mes quinze ans. Pour assumer mes actes, Corwin me transforme en connard. Je manipule, je mens, je pervertis, le plus souvent par e-mail. Personne ne m’aime, il vaut mieux que ce soit pour quelque chose, comme je le disais plus tôt.
Il y a Marie deux ensuite. Pauvre Marie deux. Je lui avais proposé qu’on se voie durant l’été et elle avait accepté avec enthousiasme. D’ailleurs, je suppose que sans ça je me serais peut-être buté durant la semaine qui a suivi le lundi passé avec Marie un. Cependant, plus cette dernière s’éloigne, plus je commence à dangereusement transférer sur Marie deux. Plus je transfère, plus la première Marie semble redevenir ce qu’elle est réellement : une inconnue. Plus je transfère, plus la seconde Marie apparaît pour ce que la première était : la seule alternative viable de mon existence, le principal enjeu de toute ma vie. Plus je transfère, plus je deviens flippant, plus Marie met du temps à répondre à mes e-mails, plus je pète les plombs, plus je deviens flippant, et la boucle infernale reprend avec un moteur tout neuf. Mon esprit ne sait plus qui aimer et qui haïr. Je prétends souffrir d’une fille que je ne connais pas mais dont je connais le visage, je nie être amoureux d’une fille que j’ai l’impression de connaître mais dont j’ignore tout. Je hais les deux en alternance, puis je reviens toujours vers moi. Corwin me chuchote d’avoir confiance. Corwin me dit que tout ira bien, que je n’échouerai pas, que je n’échoue jamais. Corwin me ment tout le temps. Mon esprit est un brasier. Juste assez fou pour vivre l’enfer. Pas assez pour qu’on s’en rende compte autour de moi.
True story bro. Alors qu’elle m’envoyait deux e-mails par mois, je vérifiais ma boîte environ douze fois par heure, compulsion, compulsion, compulsion. Envoyerecevoir. C’est ça la folie mec. Elle était devenue ma raison de vivre. Elle. Que je n’avais jamais vue. C’était encore pire que la dernière fois. Elle avait le même nom. Elle n’avait pas de visage.
Je l’attendais. Je parlais d’elle tout le temps. Je l’attendais. Je disais son nom une centaine de fois par jour. Je l’attendais. Je pensais à elle en me réveillant et en m’endormant et en rêvant. Je l’attendais. Je me suis mis à vivre ma vie comme je voulais qu’elle la voie dans six mois. Je l’attendais. A chaque geste que je faisais, parole que je prononçais, j’imaginais ce qu’elle en penserait, ce qu’elle m’en dirait, une fois qu’elle serait là. Je l’attendais. Parfois, mes fantasmes revenaient vers Marie un, mais celle-ci était une cartouche grillée, Corwin l’avait compris. Obsession obsession obsession. Compulsion compulsion compulsion. C’est ça la folie mec. Personne ne l’a vu, même pas moi. Je pensais bien que j’avais un problème, mais je pensais que je m’inventais que j’avais un problème pour supporter mes vrais problèmes. Putain.
Elle me répondait deux fois par mois.
J’ai viré de ma chambre tous les objets que je ne voulais pas qu’elle voit. J’ai commencé à me muscler et à essayer de bronzer. A me raser sous les aisselles. A arrêter de me branler.
Elle me répondait une fois par mois.
J’ai commencé à rêver qu’elle venait, qu’elle me souriait, qu’on dansait, qu’on s’embrassait. Je mimais toutes les scènes de mon corps, je les imaginais dans chaque détail, j’avais la meilleure vie du monde.
Elle me répondait plus.
Je niais être amoureux jusqu’au plus profond de mon âme, de mes tripes et de ma cervelle, car je savais que ça allait tout gâcher. Pourtant, je savais exactement comment j’allais lui faire l’amour. Comment j’allais la rassurer et l’embrasser. Pourquoi de l’herbe Corwin ?
Je recroisai Marie un. Elle était assise en face de moi sur un canapé avec des potes. J’avais mon carnet bleu ciel avec le pissenlit. Corwin utilisait ma main et mon stylo pour se moquer de moi.
Marie m’a donné son numéro de téléphone.
Je l’ai appelée tous les mercredis.
On devait se voir dans deux semaines mais je n’avais toujours pas de réponse claire malgré un dossier d’argumentation complet avec photoshooting à l’appui à destination de ses parents récalcitrants.
Quand j’ai décroché le téléphone, mes tempes se sont fracturées sous la pression. Ma vision se réduisait à un putain de tunnel dont l’issue était un kaléidoscope cauchemardesque. Mes tympans étaient en train d’être réduits en pulpe par un infrason venu de mon crâne.
« Je vais pas pouvoir venir, c’est pas contre toi, je dois aller voir mes grands-parents et puis, après le bac je vais déprimer, j’aurai envie de voir personne, c’est vraiment pas contre toi. »
Corwin et ses mensonges sont morts à ce moment-là.
C’est là que ma vie a commencé à être vraiment difficile.