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Salon littéraire => Salle de lecture => Romans, nouvelles => Discussion démarrée par: Champdefaye le 19 novembre 2019 à 17:11:05

Titre: Moins que zéro (Bret Easton Ellis)
Posté par: Champdefaye le 19 novembre 2019 à 17:11:05
Critique aisée n°181

Moins que zéro
Bret Easton Ellis - 1981 ,
10/18 Collection  Domaine étranger - 250 pages

Un beau matin, Le Masque et la Plume m'annoncent tous les deux que Bret Easton Ellis vient de sortir son dernier livre, White. Tous s'exclament et donnent des détails sur BEE, sa vie, son œuvre, ses goûts. Tous racontent qu'ils l'ont lu dans leur belle jeunesse et qu'il a marqué leur génération — tous ont entre 15 et 25 ans de moins que moi. Beigbeder en particulier parle avec chaleur de sa vision du monde, de sa plume incisive, de son ironie, sa distance, son pessimisme. Comme j'aime bien Beigbeder, j'ai acheté White, pensant y découvrir une sorte de Philippe Muray US. Mais, arrivé au tiers du chemin, j'ai trouvé le livre tellement creux — à peu près autant que les chroniques de Joan Didion (L'Amérique) dont j'avais fait ici une assez méchante critique — que j'en ai parlé à mon fils, l'artiste, chez qui je suis toujours assuré de trouver un jugement raisonné, dénué de parti-pris, et non entaché par les préjugés de l'âge, c'est à dire du mien. Il ne connaissait pas White, mais tout de suite il m'a conseillé le premier roman d'Ellis, Moins que zéro, qu'il avait lu vers l’âge de 17 ou 18 ans. A notre rencontre suivante, il m'apportait son exemplaire. Comme c'est lui qui m'avait amené à Platon et surtout à Proust avec le résultat que l’on sait, vous pensez si j'ai entamé le bouquin d'un œil favorable. Mais voilà…

Bon. Avant que je vous parle vraiment du livre, et contrairement à mes convictions habituelles selon lesquelles on ne doit pas juger une œuvre d'après la vie ou la personnalité de son auteur, il faut que je vous parle un peu de BEE. Rassurez-vous, ce sera court : BEE est né en 1964 dans la San Fernando Valley, à quelques miles au Nord des quartiers stars de Los Angeles, West Hollywood, Beverley Hills, Westwood. Il est encore étudiant en art quand, à 21 ans, il publie son premier roman, Less than zero, qui est tout de suite un succès, tiré à 50000 exemplaires la première année. (Pour ramener les choses à leur juste niveau, rappelons quand même que l'année même de la première parution de Bonjour tristesse, Sagan, qui n'avait que 17 ans, en avait vendu un million d'exemplaires. Non mais !) Il a aujourd'hui 55 ans et il est considéré comme un écrivain important. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je me le représente comme Hank Moody, l'écrivain héros de la série télévisée Californication.

Donc j'ai entamé ce bouquin d'un œil favorable et j'ai découvert dans un style très américain, sobre et précis, sans reproche, une histoire de jeunes gens. Pour la plupart, ils ont autour de 18 ans. Ils vivent à Beverley Hill, Westwood ou West Hollywood, dans des familles absentes ou décomposées, ou les deux, mais toutes très riches. Les pères travaillent dans le cinéma, la musique ou pas loin. Leurs enfants se téléphonent, se rencontrent, ont des conversations hésitantes, inachevées et creuses dans lesquelles ils se demandent s'ils vont allez boire un verre ou se faire une ligne, dans quelle party ils vont aller passer la nuit, avec quelle fille ou avec quel garçon ils ont couché ou vont coucher. Ils partent en Porsche ou en Ferrari manger des sandwiches downtown ou à Malibu. Ils passent de villa en villa, de piscine en piscine jusqu'à l'aurore... Clay, le héros de cette histoire, arrive de son université du New Hampshire pour passer un mois de vacances chez lui, à Los Angeles. Il n'est pas différent de ses amis, mais le fait d'avoir quitté son milieu pour étudier à l'est semble lui avoir donné un peu de recul : il est à la fois acteur et observateur de cette vaine activité. Un exemple :

"(...) Les deux filles nous observent. Je regarde la bouteille de Perrier vaguement gêné, puis je dis : "Ouais, je me rappelle."

"J'adore cette chanson", dit-il.

"Ouais, sublime", je dis. "Qu'as-tu fait d'autre ?"

"Rien de bon", dit-il en riant. "Oh, je sais pas. J'te dis, j'ai traîné, j'ai zoné."

"Tu as laissé un message chez moi, non ?"

"Ah ouais."

"Que voulais-tu me dire ?"

"Oh, laisse tomber, rien d'important."

"Allez, tu voulais me dire quoi ?"

"Je te dis de laisser tomber, Clay."

Il enlève ses lunettes noires, plisse les yeux. Son visage est inexpressif, et la seule chose que je trouve à dire est : "Comment était le concert ?"

"Quoi ?" Il se met à ronger l'ongle de son pouce.

"Le concert. C'était comment ?"

Il regarde ailleurs. Les deux filles se lèvent et partent.

"Un bide total. Vieux. Jamais vu concert plus merdique", finit-il par dire, puis il s'éloigne. "À plus tard."

"Ouais, à plus tard", dis-je et quand je regarde de nouveau la Porsche j'ai la nette impression qu'il y a quelqu'un à l'intérieur. (...)"

(https://monde-ecriture.com/forum/proxy.php?request=http%3A%2F%2Fwww.leblogdescoutheillas.com%2Fwp-content%2Fuploads%2F2019%2F07%2Fdownload-300x168.jpg&hash=21b8bc183662fa1eb91beaa6742d0fd988a4ae46)
Après quelques dizaines de pages comme celle-ci, le lecteur — moi, en tout cas — se prend à détester ces tout petits personnages, riches, favorisés, égoïstes, qui errent sans but de rêves dorés en cauchemars acides, qui ne cherchent que leur plaisir immédiat, quel qu'en soit le coût, puisqu'ils ne paient pas, si ce n'est parfois de leur santé — une O.D. (overdose), ça n'arrive pas qu'aux autres. Et puis, petit à petit, sous la conduite subtile de l'auteur, on se prend d'affection pour Clay, ce fantôme transparent de retour parmi les zombies, qui ne comprend plus la société de ses amis, qui recherche vainement quelques souvenirs heureux de son enfance, son école, sa grand-mère, mais qui ne pourra que retomber parmi les morts-vivants s'il ne décide pas de retourner dans l'Est.

Comme L'Attrape Cœurs pour Salinger, ou Bonjour Tristesse pour Sagan, ce premier roman a connu le succès et a rendu célèbre son auteur pour le restant de ses jours.  L'Attrape Cœurs, Bonjour Tristesse, Moins que zéro, 1951, 1954, 1980, trois livres au style impeccable, trois livres de jeunesse fortunée, trois romans du désenchantement. Mais les  ressemblances n'existent véritablement qu'entre L'Attrape Cœurs et Moins que zéro. Le passage qui suit devrait vous en convaincre ; vers la fin du livre, Clay se retrouve seul avec Blair qui a été sa petite amie :

(...) Je la regarde en attendant qu'elle poursuive, puis lève les yeux vers le panneau de pub. Disparaître ici.

"D'ailleurs, je ne sais pas si les autres gens avec qui je suis allée étaient vraiment là... mais au moins ils essayaient."

Je regarde le menu ; éteins ma cigarette.

"Toi, t'as jamais essayé. Les autres faisaient un effort, mais toi, tu... C'était au-delà de tes capacités." Elle boit encore une gorgée de vin. "Tu n'étais jamais là. Je t'ai plaint pendant un certain temps, et puis après j'ai trouvé ça trop difficile de te plaindre. Tu es beau garçon, Clay, mais c'est à peu près tout."

Je regarde les voitures passer sur Sunset.

"C'est difficile de plaindre quelqu'un qui s'en fout."

"Ah ouais ?" je demande.

"Qu'est-ce qui t'intéresse ? Qu'est-ce qui te rend heureux ?"

"Rien. Rien ne me rend heureux. Rien ne me plait", je lui dis.

"Ai-je jamais compté pour toi, Clay ?"

Je ne réponds rien, me replonge dans le menu.

"Ai-je jamais compté pour toi, Clay ?" elle me redemande.

"Je ne veux pas de l'amour. Si je me mets à aimer des trucs, je sais que ça va être pire, que ce sera encore une chose qui me causera du souci. Tout est moins douloureux quand on n'aime pas."

"Tu as compté pour moi, à une époque."

Je ne réponds rien. (...)"


 Et voici, dans l'Attrape Coeurs, ce que dit Holden Caulfield en terminant son histoire :

 " (…) Je regrette d’en avoir tellement parlé. Les gens dont j’ai parlé, ça fait comme s’ils me manquaient à présent, c’est tout ce que je sais. Même le gars Stradlater par exemple, et Ackley. Et même, je crois bien, ce foutu Maurice. C’est drôle. Faut jamais rien raconter à personne. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer."

C'est frappant, non ?

François Beigbeder dit qu'il faut relire l'Attrape-Cœurs tous les ans. Vous pourrez quand même bien lire Moins que zéro une fois ? Mais bon sang ! Quelle vie !

Post Scriptum : J'avais à peine achevé d'écrire cette Critique aisée que, reprenant en main White, je tombai sur les lignes que l'auteur y consacre à son Moins que zéro. A part lire le livre, ou à la rigueur cette Critique aisée, c'est quand même un bon moyen de découvrir l'oeuvre. Voici ces lignes :

Dans Moins que zéro, notre guide touristique est le beau et pâle Clay - dix-huit ans, passif, drogué, bi. Un garçon profondément déconnecté d'a peu près tout le monde : de sa famille, de sa petite amie, Blair, et de ses amis, dont Julian qui fait des passes avec des hommes plus âgés pour payer une dette de drogue. Il n'y a aucune intrigue réelle jusqu'au dernier quart du livre ; l'histoire est racontée par fragments, une mosaïque, et les détails s'accumulent pour créer, on l'espère une sorte de menace silencieuse. Il n'y a pas d'amour et aucune amitié réelle : l'argent, le sexe adolescent et l'accès facile aux drogues ouvrent la voie à une sorte de nihilisme rutilant. "Disparaître ici", insiste le livre, en référence à une affiche sur Sunset Boulevard qui hante Clay. Une partie de l'attrait du livre pour les jeunes lecteurs avait peut être à voir avec le fait qu'ils n'avaient jamais été présentés de cette manière auparavant dans la fiction américaine contemporaine : comme des adolescents sophistiqués singeant les attitudes de leurs parents baby-boomers, matérialistes et narcissiques. Pourtant, Moins que zéro ne blâme pas les parents. En fait, il est même assez rare qu'un premier roman mette en scène des adolescents tout simplement aussi mauvais que leurs parents, sinon pires. Souvent, la plupart de  ces parents sont diabolisés. Ceux de Moins que zéro sont rarement exposés. Ce sont les adolescents, livrés à eux mêmes, qui se sont piégés tout seuls à cause d'un excès d'argent, d'un excès de drogues et d'un excès d'arrogance, et qui deviennent leurs pires ennemis. Le roman reflète également la sorte de torpeur qui s'était généralisée dans la culture, particulièrement à Los Angeles, quand j'ai commencé à l'écrire en 1980 — une torpeur qui était excitante, le contraire d'une compréhension réflexe, comme d'un sentiment authentique.