Le juge
Un marché de province, un dimanche matin. … »
Perruque (à la cantonade) – un jugement ? Qui veut un petit jugement ? Un jugement tout frais, un jugement du jour, cent pour cent naturel et objectif !
Rascasse (en agent de police municipale ) – Monsieur, Monsieur s'il vous plaît ?
Perruque – ah, un client !
Rascasse, non… c'est rapport à votre voiture.
Perruque – ma voiture ? Qu'est-ce qu'elle a ma voiture ?
Rascasse – votre voiture, c'est bien une Renault ?
Perruque – exact.
Rascasse – une 4 chevaux1958 ?
Perruque – tout juste, et alors ?
alors, elle est mal garée !
Perruque – vous savez à qui vous parlez, là ?
Rascasse – à un citoyen qui est mal garé et qui va se faire embarquer sa bagnole.
Perruque – ça m'étonnerait.
Rascasse – moi, je dis ça, c'est pour vous, parce qu'une belle 4 CH comme ça, ça serait dommage.
Perruque – on voit que vous ne me connaissez pas, Monsieur ?
Rascasse – non, à qui ai-je l'honneur ?
Perruque – je suis juge universel !
Rascasse – ah d'accord. Comme qui dirait le bon Dieu, quoi.
Perruque – je vous en prie ! C'est pas tous les jours que vous rencontrerez un juge universel.
Rascasse – Bon, ben… (il mime une sorte de salut révérencieux) si Monsieur le juge voulait bien me présenter ses papiers….
Perruque – vous aggravez votre cas, mon vieux.
Rascasse – je fais juste mon métier, Monsieur. Et puis (il s'approche de lui) faut pas le répéter, à personne… mais je suis agent de police universel.
Perruque – ah,dans ce cas c'est différent… (il porte la main à sa poche de veston et sort son portefeuille). Voici
Rascasse (lisant) – Georges Saumon,
Perruque –pas Saumon, Salomon ! faites attention, quand même !
Rascasse – ben non, je vous assure,, c'est marqué Saumon sur vos papiers !
Perruque – c'est une erreur, mon vrai nom c'est Salomon », depuis ce matin.
Rascasse – vous avez changé de nom ?
Perruque – l'autre ne me correspondait plus, alors que Salomon, pour un juge, c'est plus seyant.
Rascasse – c'est comme vous voudrez. En tout cas,, c'est pas marqué que vous pouvez garer votre voiture n'importe comment, là-dessus.
Perruque – c'est pas marqué le contraire non plus.
Rascasse – ça se défend. Bon, ça va pour cette fois (il esquisse un départ).
Perruque – attendez ! Vous n'allez pas partir comme ça. Vous allez bien me prendre un petit jugement ?
Rascasse – un jugement ! Non, sans façon.
Perruque – vous avez été sympa, je vous dois bien ça !
Rascasse – mais puisque je vous dis…
Perruque – profitez– en ! Vous avez bien un petit truc à faire juger…
Rascasse – n'insistez pas, je vous dis. Tout va bien.
Perruque – non, Monsieur ! Non, Monsieur. Tout ne va pas bien !
Rascasse – mais si, je vous assure. Tout va bien, très bien, même.
Perruque – c'est impossible Monsieur, le seul fait que vous me disiez que tout va bien démontre le contraire.
Rascasse – ah, je n'avais pas pensé à ça. Vous êtes sûr ?
Perruque – certain, c'est mon métier, Monsieur.
Rascasse – alors comme ça, votre métier c'est…
Perruque (le coupant) – de juger, oui.
Rascasse – intéressant, intéressant, mais, quel est votre domaine de compétence ?
Perruque (éclatant de rire) – mon domaine de compétence ! Et puis quoi encore ? Ah ah ah ! Vous me prenez pour qui ? Pour un de vos petits juges en robe de grand-mère ?
Rascasse – n'empêche, tous les juges ont un domaine de compétence, c'est comme ça, c'est la loi.
Perruque – eh oh, la loi, vous pensez si je la connais !.
Rascasse – ah , évidemment, sinon, vous ne seriez pas juge.
Perruque – évidemment ! Mais attention, Monsieur, universel, juge universel ! faut pas mettre tout le monde dans le même panier à salade.
Rascasse – la différence ?
Perruque – énorme, Monsieur, énorme ! Moi, je peux tout juger, absolument tout.
Rascasse – tout ! C'est-à-dire…
Perruque – vous avez remarqué que tout le monde juge tout et tout le monde , n'est-ce pas ? Un tel, il est comme ça, la soupe est trop chaude, Madame machin est une imbécile, le gamin du troisième est insupportable, etc. etc. et que je te juge et que je te condamne…
Rascasse – alors là, vous n'avez pas tort. Justement, ce matin, ma femme m'a dit que je sentais des pieds !
Perruque – c'est bien ce que je dis ! Encore un jugement qui n'est ni fait ni à faire.On ne peut pas juger comme ça à tort et à travers. Il faut des règles. Le jugement sauvage, Monsieur, c'est comme le tabac, comme l'alcool, ça fait des ravages, beaucoup, beaucoup de victimes.
Rascasse – remarquez, vous avez raison, d'un sens. Depuis ce matin, que ma femme m'a dit ça, je n'arrête pas d'y penser. Ça m'obsède, ça me ronge, ça me pourrit la vie.
Perruque – mais bien sûr.
Rascasse – Vous trouvez que je sens des pieds, vous ?
Perruque – totototote, je ne peux pas vous dire ça comme ça, voyons !
Rascasse – et pourquoi pas ? Qu'est-ce qui vous en empêche ?
Perruque – la procédure! Qu'est-ce que vous faites de la procédure ? Vous me posez une question essentielle,. et vous croyez que je peux vous répondre au pied levé, au doigt mouillé, à vue de nez ?,. Est-ce que vous pensez que ce serait sérieux, je vous le demande ?
Rascasse – ben oui.
Perruque – et voilà, voilà le problème. Tout le monde juge tout le monde au pied levé. Après, , on s'étonne.
Rascasse – et si j'enlevais ma godasse, hein, si je me déchaussais… (il retire une chaussure).
Perruque – remettez-moi ça tout de suite, malheureux ! . Non, il faut des témoins, un constat de huissier, un chien renifleur, plein de trucs comme ça. Les pieds ça rigole pas. Demandez-moi autre chose. Tenez, par exemple est-ce que vous n'auriez pas un truc à vous reprocher ?
Rascasse – un truc à me reprocher ?
Perruque – tout le monde a quelque chose à se reprocher. Or, qui dit reproche , dit culpabilité et qui dit culpabilité, dit jugement. Donc, si vous avez un truc à vous reprocher, c'est que quelqu'un vous a jugé. Avez-vous fait appel ?
Rascasse – appel de quoi ?
Perruque – et bien du jugement, du jugement qui vous a condamné.
Rascasse – personne ne m'a condamné. Non, là, ce serait plutôt un jugement de moi sur moi.une affaire perso si vous voulez.
Perruque – raison de plus, Monsieur il faut faire appel, appel contre vous-même. Vous êtes peut-être innocent.
Rascasse – et vous pourriez m'aider ?
Perruque – bien sûr,, mais attention, en appel c'est plus cher.
Rascasse – parce que faut payer !
Perruque – évidemment, Monsieur, sinon, mon jugement n'aurait aucune valeur et croyez-moi, un jugement sans valeur, c'est pas un jugement, c'est une opinion.
Rascasse – attendez, attendez. J'ai comme l'impression qu'il y a une couille dans le potage, là.
Perruque – Une couille dans le potage ! Voyez-vous ça ? Vous savez qu'on ne parle pas comme ça un juge.
Rascasse – pardonnez-moi, votre honneur, mais il y a quelque chose qui ne va pas dans votre système.
Perruque – ah, nous y voilà !. J'entends déjà vos reproches. Vous me soupçonnez d'être un usurpateur.
Rascasse – un peu ça, oui.
Perruque – et dire que tout à l'heure, vous étiez prêt à me demander de juger si vous sentiez ou non des pieds.
Rascasse – c'est vous qui n'avez pas voulu !
Perruque – eh bien, vous ne vous rendez pas compte que c'est la preuve de mon honnêteté ?
Rascasse – OK, OK, il y a du vrai.
Perruque – je ne le vous fais pas dire.. Quoi de plus facile de dire si quelqu'un pue des pieds ou non. Mais moi, Monsieur je ne mange pas de ce pain-là.
.Rascasse – d'accord, un point pour vous.
Perruque – et puis, si vous allez par là, tous les juges sont des usurpateurs. Vous croyez ça correct, vous, de juger son prochain ?. Et de quel droit, je vous le demande ? Le juge du tribunal, Monsieur, n'est rien d'autre qu'un corbeau perché sur le fragile édifice des institutions humaines. Il ne tient son pouvoir que d'une fiction, la loi, la loi, cette putain capricieuse qui change de maquillage à chaque gouvernement. Alors que moi, Monsieur, moi, je tiens mon pouvoir de la connaissance que j'ai de la vie et des hommes.
Rascasse – et vous ne vous trompez jamais ?
Perruque – jamais, Monsieur.
Rascasse – et vous jugez souvent ?
Perruque – tous les jours.
Rascasse – qu'est-ce que vous faites de vos jugements ?
Perruque (solennel) – je les garde pour moi, Monsieur.
Rascasse – vous les gardez pour vous ! Mais, vous n'avez pas le droit ! Un juge digne de ce nom rend son jugement ou alors c'est l'anarchie.
Perruque – enfin, réfléchissez, mon garçon, réfléchissez, si je prononce mon jugement, je perds mon pouvoir. Une fois que le juge a jugé, la situation lui échappe..
Rascasse – ah, c'est pas faux ! C'est comme moi, quand je mets une prune, après, c'est foutu, je peux pas en mettre une autre.
Perruque –voilà, voilà ! Tenez, une scène de ménage ! Qui a tort, qui a raison. Les deux viennent me voir
Rascasse – et ?
Perruque – et ils me racontent leur histoire, .
Rascasse – et ?
Perruque – et évidemment, chacun est persuadé de m'avoir convaincu .
Rascasse – et c'est pas vrai ?
Perruque – Si c'est vrai. Ils ont tous les deux raison et tort à la fois.
Rascasse – et votre jugement dans tout ça ?
Perruque – eh bien, je juge, je juge, mais silencieusement !
Rascasse – et ça marche ?
Perruque – si ça marche, mais, Monsieur ! Ça court, ça galope. Chacun sait que j'ai un jugement au bord des lèvres. Chacun l'attend, chacun le craint et, croyez-moi, le poids d'un jugement silencieux est bien plus lourd que celui d'une sentence prononcée. Le mari redoute que je lui donne tort et ne veut pas me décevoir. La femme attend que je lui donne raison et ne veut pas me contrarier. Et souvent, ça s'arrange entre eux. Un juge qui se tait, Monsieur est cent fois plus efficace qu'un juge qui parle. Un jugement qui ne vient pas est toujours à craindre.
Rascasse – alors là, bravo. Vous m'avez convaincu. Mais, rassurez-moi, c'est vrai que je sens des pieds ?
Perruque – souffrez que je garde le silence, Monsieur !