La sorcière fut avertie de sa venue dès qu’il eut franchi la lisière de la forêt. Les aubépines frémirent les premières lorsque leurs branches pleines de cenelles caressèrent sa cuirasse au gorgerin défait. Elles l’annoncèrent aux saules, aux pins et aux érables qui, de racine en radicelle, portèrent la nouvelle aux chênes séculaires et aux frênes vénérables. Bientôt s’éleva dans le bois un chœur secret et profond. La nuit vibrait de cette onde qui parcourait la sève, jusqu’au creux des ombres où était blottie la cabane de la sorcière. Elle était en train d’arracher les derniers plants d’angélique du clos minuscule adossé à sa masure. La lampe-tempête suspendue au seuil de sa demeure traçait une clairière de lumière au milieu des pins. Lorsque le nom de l’intrus lui parvint, murmuré avec une pudeur pleine d’égards par les grands arbres, elle sentit son ventre se tordre. Refermant derrière elle le portillon du petit jardin, elle se tendit et ôta ses gants. Son premier réflexe fut de préparer un sortilège de perdition, pour le laisser errer entre la nuit et les arbres jusqu’à l’aurore. Elle entendit la course d’un renard se perdre dans les ténèbres, là où les troncs dansaient et s’emmêlaient à la lueur de sa lanterne. Déjà, tapie dans les effluves de l’humus, de la résine et de l’automne, elle sentait la boue des sagnes qu’il avait traversées… et le parfum secret de sa peau qu’elle avait effacé de ses rêves. Sans comprendre pourquoi, et malgré l’angoisse qui la nouait de l’intérieur, elle décida de le laisser venir à elle. Se défaisant de son chaperon écarlate, elle se retira dans sa loge pour l’y attendre.
Elle reconnut le choc sourd de son gantelet contre le battant et à nouveau, des remous agitèrent son ventre. Elle prit quelques instants pour écouter les crépitements de l’âtre, avant de se lever pour lui ouvrir. Il lui semblait encore plus grand que dans son souvenir. Il ne portait pas de heaume et ses longues boucles brunes cascadaient sur ses épaules. Sa barbe lui donnait un air fauve que contrastait la douceur de son regard. Dès qu’il la vit, il esquissa un sourire dont elle se détourna. L’émotion menaçait de rompre le masque plein de morgue qu’elle s’était appliquée à plaquer sur ses traits. Elle s’immobilisa au milieu de la pièce, à quelques pas du feu qu’elle fixa du regard. En l’entendant risquer un pas au-delà du seuil, elle éleva la voix.
« Je ne vous ai pas invité à entrer. »
Comme s’il s’attendait à une pareille défiance, le chevalier répondit immédiatement.
« Veuillez m’excuser, madame. La fatigue de la route m’aura rendu trop empressé. Dois-je comprendre que vous me refusez l’hospitalité ? »
Sa voix épousait presque le craquement des flammes. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux tandis que les souvenirs affluaient. Son cœur, qu’elle aurait voulu glacé et plein d’épines, battait trop fort dans sa poitrine. Cela ne fit qu’attiser sa colère. Sans quitter l’âtre des yeux, elle répliqua :
« J’ignore si je dois vous laisser entrer. La discourtoisie dont vous faites preuve en bravant ma réclusion me contrarie. Si j’avais voulu vous revoir, je vous l’aurais fait savoir. »
Elle l’entendit soupirer dans son dos et ce soupir, elle ne le reconnut que trop bien.
« J’ai conscience d’avoir pénétré votre domaine sans votre consentement, madame. Pardonnez l’atteinte que j’ai portée à vos sentiments en me présentant à votre porte. Il s’agissait seulement de m’enquérir de vos nouvelles, et de vous donner quelques-unes des miennes si vous le souhaitiez. Je voulais également entendre de votre voix vive que vous renonciez à vos vœux d’amitié avec moi, en espérant quelques explications à ce sujet. »
« Je n’ai pas besoin de vous fréquenter pour avoir de vos nouvelles. J’ai été avertie que vous vous portiez bien et j’en suis soulagée. Pour autant cela ne vous donne pas le droit d’importuner ma retraite. Vous êtes loin d’être étranger à cet exil que je me suis choisi. »
Un silence accueillit ses dernières paroles. Elle trouva la force de se retourner pour l’affronter.
« Je ne veux plus ouvrir ma maison à des gens de votre sorte. » dit-elle en espérant que cela le blesse suffisamment pour qu’il renonce. Il n’en fit rien. Il soutint son regard, et eut même l’orgueil de sourire. Ils s’affrontèrent ainsi pendant de longs instants, accompagnés par les sons du feu qui couvait sous les bûches.
« Dois-je repartir, madame ? » demanda-t-il d’une voix flottante. Son regard traçait un lent parcours qui embrassait l’intérieur de la cabane, comme pour le fixer dans un souvenir qu’il pourrait ensuite visiter à sa guise. Ses yeux d’un gris d’orage s’arrêtèrent sur le chaperon écarlate. Ils poursuivirent vers l’âtre et le bac d’eau qui reposait non loin. Ils accrochèrent les ossements de chevreuil, les pierres colorées, les étagères qui croulaient sous de lourds volumes. Ils s’attardèrent sur les bocaux de teinture d’aconit et ceux où, flottant dans le vin, les mandragores étaient enveloppées d’étoffe. Ils examinèrent le petit autel sur lequel reposaient un crucifix et une branche d’olivier. Ils caressèrent comme des trésors les roses séchées et les brins de lavande fixés au mur. Ils terminèrent en se posant sur elle, attendant patiemment sa réponse. Elle déglutit et, une fois certaine qu’il lui laissait le choix sans s’imposer à elle, elle céda.
« Il serait ridicule de vous congédier alors que vous avez parcouru une si longue route pour me rendre visite. Sachez cependant que vous repartirez avant l’aube. »
« Cela me convient, madame. Je vous remercie d’être conciliante. »
Son maintien se détendit lorsqu’il ajouta :
« J’ignore en réalité si les forces qu’il me reste auraient suffi à me porter hors de votre vue. »
Il se défit de son manteau et de sa cuirasse, qu’il laissa au sol. Elle eut l’impulsion de lui indiquer un endroit plus adéquat, mais elle n’en avait aucun à lui proposer. Une fois la porte fermée, il avança vers le centre de la pièce en se massant les épaules. Il semblait avoir gagné en carrure. La sorcière se réprimanda intérieurement lorsque son regard fut attiré par ses lèvres. Elle recula pour ne pas se trouver trop proche de lui, puis croisa les bras.
« Au moins ne vous êtes-vous pas présenté chez moi un bouquet à la main, cette fois-ci. » piqua-t-elle.
Le chevalier observa un instant les fleurs séchées, mais s’abstint de commenter leur présence.
« Ni lys ni poème, madame. Je me présente à vous uniquement paré de mon insolence et de ma foi en votre amitié.»
Dans le ventre de la sorcière, un animal ne cessait de courir, faisant éclore dans sa gorge une nausée poisseuse qui menaçait de la rendre mal. La tension entre l’affection et l’angoisse la contraignait à une réserve froide et faussement désinvolte. La distance qui la séparait de son chevalier était le seul garde-fou qui l’empêchait de sombrer à nouveau vers ses ténèbres. L’incertitude lancinante face à ses propres réactions la tenaillait. Que ferait-elle s’il s’approchait d’un pas ? S’il la rejoignait pour la serrer contre lui ? Aurait-elle la force de le repousser ?
« Eh bien ? Vous voilà chez moi. Vous devez bien avoir quelque question pour vous brûler les lèvres et qui justifierait votre indélicatesse, n’est-ce pas ? »
Il prit une inspiration si profonde qu’il en ferma les yeux. Les odeurs d’encens, de terre et de bois brûlé qui habitaient la petite cabane devaient avoir pour lui la saveur d’étreintes qu’il avait oubliées. Il ouvrit les paupières et elle y surprit l’éclair fugace d’un désir réprouvé.
« En effet, madame. Les échos de votre réclusion m’ont déconcerté et aucun de ceux qui vous connaissent n’aura su m’éclairer à propos de vos motifs. Si nos silences, sur lesquels nous nous étions entendus, provenaient d’un dessein mutuel, le mien a toujours eu pour vocation d’être rompu par le temps. J’avais cru comprendre que c’était également le cas du vôtre. Or, une saison est passée et ma sorcière ne donne toujours pas signe de vie. J’apprends qu’elle s’est exilée jusque dans ses terres natales et qu’elle ne souhaite plus entretenir la moindre proximité avec moi. En effet, madame. Je suis venu vous demander pourquoi, et pour cela j’ai défié tous vos vœux.»
L’animal poursuivait sa course folle à l’intérieur de son ventre. L’indignation lui fit monter les larmes aux yeux et elle eut toutes les peines du monde à ne pas les laisser rouler vers la terre battue. Lorsqu’elle lui répondit, sa voix tremblait.
« Imaginez-vous seulement l’épreuve que ce fut d’être à vos côtés ? De vous voir infailliblement mettre en doute les gages de mon affection ? De demeurer impuissante face aux accès de douleur qui vous affligeaient ? De supporter que, chaque fois, vous retourniez dans les bras de votre dame, si belle, si malade ? D’endurer vos reproches lorsque j’avais l’audace de vous tenir à distance pour protéger ce que notre passion me laissait de liberté ? Qu’importent la douceur et l’amitié dont nous avons joui ensemble. Vous m’avez éreintée, et même le soleil d’été n’a pas su estomper la fatigue que votre fréquentation a coulée dans mon cœur. Vous me demandez pourquoi j’ai fui vers cette forêt où votre inconvenance vous a conduit ? C’est parce que vous avez fini par me rendre malade. Je n’ai cure du nom savant avec lequel les médecins de la ville ont affublé la lèpre qui empoisonne votre esprit. Je ne veux plus jamais lutter pour votre affection, ni connaître ces nuits d’angoisse, grises et visqueuses, où le venin qui hante votre chair reprenait le dessus… Revoir vos yeux, votre visage, entendre vos mots, ne fait que raviver chez moi la douleur de cet amour tordu que nous nous sommes voués pendant de trop longs mois. Oui, les ténèbres de vos pupilles m’ont séduite autant que la vie qui vous habite. Oui, la confiance que j’avais en vous était totale. Non, vous ne l’avez jamais trahie. Mais aujourd’hui, je dois vivre avec la mémoire de votre souffle paniqué que je m’évertue à apaiser dans le noir. Je dois vivre avec cette bête que vos accès de colère froide et de détresse silencieuse ont nichée contre mes tripes, et qui depuis, ne veut plus me quitter. Elle court en ce moment même dans mon ventre et me laboure les entrailles depuis que les pins qui entourent ma maison chuchotent votre nom dans la terre et le vent. Je n’ai pas pour habitude de laisser voir ma faiblesse, et je sais quel rôle j’ai joué devant votre carcasse brisée : celle d’une statue imperturbable à la vue de votre sang. À l’intérieur, j’ai saigné autant que vous. Je me suis leurrée moi-même lorsque j’ai invoqué de mes vœux une amitié plus chaste. Vous avez drainé mes forces et je refuse de vous en consacrer d’avantage. »
Tandis qu’elle parlait, les flammes avaient enflé jusqu’à avaler la plus grosse bûche de l’âtre. La figure du chevalier s’était d’abord murée dans une réserve impassible, mais ses yeux finirent par s’agrandir et son expression par se défaire, trahissant une tristesse profonde et honteuse. Lentement, il se laissa choir sur la terre battue. Assis en tailleur, il entreprit de défaire les lanières de ses gantelets. Il libéra ses longs doigts qu’il étira, aériens, à la lumière dansante du feu. La sorcière peinait à contenir les sanglots qui montaient de sa poitrine, et son souffle saccadé n’était caché que par les crachotements du foyer. Elle crut un instant que le chevalier resterait cloîtré dans un mutisme irrévocable, qu’il allait attendre de reprendre des forces avant de repartir dans le silence. Mais il finit par parler, et lorsqu’il le fit, elle eut peine à reconnaître sa voix. Plus ouverte, plus sereine, plus pleine, elle vibrait néanmoins des échos de vieux chagrins qu’enfin il s’autorisait à libérer.
« Madame. Oh, madame. Mon amie. Qu’il est étrange de sentir en son cœur deux humeurs si dissemblables. Le chagrin de vous avoir fait souffrir rivalise avec le soulagement d’enfin vous découvrir vulnérable. Oui. Vous m’aviez entretenu d’illusions. Je pensais que tout glissait sur votre peau qui, pareille à celle d’une sirène, était faite d’écailles qui ne saignent pas. Ce faux-semblant n’a dû persister que parce qu’il nous soulageait tous deux du poids véritable de notre amour. Je le vois maintenant ! Vous vous teniez le ventre des deux mains. Je vous vois. Vous étiez penchée sur mon corps nu, prostré dans le noir, en proie au mal invisible qui hantait mon sang. Vous murmuriez dans la pénombre, de votre voix adorée, des mots pour me calmer. Malgré la fatigue, malgré mon silence. Non, non, madame. Ne cachez plus vos larmes. Laissez-moi les voir. Quelle folie d’avoir tissé tant d’illusions entre nous… Pourquoi ces scrupules à me montrer vos faiblesses ? Pourquoi toute cette défiance dissimulée dans cette fausse confiance que vous m’accordiez ? »
Elle l’interrompit, les yeux brûlants.
« Parce que vous étiez lié à une autre dame. Parce que vous me demandiez une affection sans réserve alors que je n’avais personne d’autre que vous. Parce que je devais me protéger de vos sentiments, si nobles fussent-ils en intentions, sans quoi la plaie que vous auriez laissée en moi en me faisant défaut aurait saigné trop fort et trop longtemps. Je n’étais pour vous qu’une césure hors de votre ordinaire. »
Une tendresse insupportable était en train de naître dans les yeux du chevalier. La sorcière ferma les siens alors que revenait à sa mémoire le beau visage pâle de la dame qui partageait la maison de son amant. Tout dans ce visage attisait la haine qu’elle nourrissait contre elle-même. La dame ne portait ni arrogance, ni cruauté. Pourtant, à la bienveillance soucieuse de son autre compagne, le chevalier semblait avoir préféré la violence et l’orgueil de sa sorcière. Rien ne la mortifiait plus que de se rendre responsable d’une trahison si sacrilège.
« Madame. Sorcière. Je sais que vous avez souffert de ne pas avoir été aimée à l’exclusion de toute autre. Je sais que vous aviez vos raisons lorsque vous mettiez vos amants entre vous et moi. Cette seconde dame, j’étais liée à elle par les Enfers. Je vous ai évoqué cette histoire de trop nombreux soirs… Vous le savez, c’est là-bas que j’ai commencé à l’aimer, alors que j’étais à peine plus qu’un enfant. Là-bas que nos noms ont été maudits. J’ai partagé sa maison et sa vie pendant de nombreuses saisons, mais malgré mes efforts, elle restait malade. Oh madame, vous n’avez jamais contemplé un mal pareil, et toutes vos potions seraient impuissantes à le soulager. Je ne connais que trop bien la douleur que vous a valu d’être à mes côtés. Cette impuissance migraineuse, accablante, vous l’avez vécue six lunes, je l’ai vécue six ans. Lorsque je vous ai rencontrée, madame, j’étais tiraillé entre ma loyauté pour elle et mon amour pour vous, vous, qui sembliez alors si dangereuse, si fière, si frivole. Je me suis attelé à l’impossible exercice de ne causer aucun tort à personne. J’ai échoué, et je m’y suis brisé. Il était inimaginable pour moi de renoncer à vous, tout comme de trahir la dame malade à laquelle le destin m’avait lié. Malheureusement, je ne suis parvenu qu’à blesser nos trois cœurs. Je dois vous confesser que ma peur de vous perdre recelait, en plus de l’horreur ordinaire d’un amour disparu, la terreur d’une existence solitaire et funèbre au chevet de celle qui partageait ma maison. Cette perspective m’a fait sombrer dans la folie, et c’est ainsi que vous m’avez retrouvé chez vous, livide et rouge de la saignée que j’avais moi-même pratiquée pour drainer un mal illusoire hors de mes veines. La honte de vous avoir infligé cette épreuve compte parmi les regrets les plus amers qui pèsent sur ma conscience. Sachez que c’est l’ultime sursaut de ce cauchemar enterré. Plus jamais vous ne verrez cette démence s’emparer de moi. »
La sorcière s’appliquait à demeurer interdite. Son chevalier sondait son visage, comme s’il s’agissait du lit d’une rivière. Il cherchait en elle l’indice d’une indulgence et d’un pardon, en vain. Il continua.
« J’ai fait comme je vous l’ai annoncé lors de notre dernière entrevue. Je suis allé trouver les médecins de l’hospice, malgré mes soupçons et mes réserves. La nature du mal qui m’affligeait obligea les docteurs à me garder confiné dans une cellule. Je vous rassure, elle n’avait rien à envier à une véritable chambre. Dans les cellules voisines se trouvaient des lunatiques, des désespérés et des hommes trop fantasques pour ce monde. Les aliénistes se trouvèrent désemparés face à mon cas, tout comme les prêtres. Le vampirisme fut évoqué dès le commencement de mon séjour, mais les crises ponctuelles que je réfrénais à grand peine rappelaient plutôt la lycanthropie. L’hypothèse de la possession fut bien sûr abordée, mais l’exorcisme infructueux qu’on m’infligea écarta également cette hypothèse. Madame, aucun de ces docteurs ne sut me soulager autant que le plus bénin de vos onguents. Je débitais d’un air morne les détails de mes crises nocturnes, des phénomènes qui me visitaient depuis mon retour des Enfers. Pendant qu’ils prenaient note de mes symptômes, votre souvenir me déchirait. Oui madame, même si cette colère s’est éteinte depuis longtemps, je vous en ai voulu de renoncer à notre amour au moment où je succombais. Mais qu’importe, l’idée de vous faire le moindre reproche aujourd’hui est à des lieues de mon esprit. Oh madame, chaque nuit, une torche brûlait près de ma fenêtre. Je regardais le ballet hypnotique de ce que je prenais pour une compagnie de lucioles. Il m’a fallu dix nuits pour comprendre qu’il s’agissait de phalènes qui, par centaines, venaient se brûler les ailes. Elles ne se transformaient en lucioles qu’à l’instant de leur agonie, et ce que je prenais pour une danse n’était qu’une ronde désespérée pour échapper à la morsure du feu, qui prenait fin avec leur vie. Oh madame, comme j’aurais aimé partager avec vous ce spectacle secret, où la mort et la beauté se chevauchaient sans que je ne puisse rien faire d’autre que de les contempler. Madame, sorcière, qu’elles furent froides ces nuits sans toi où je t’imaginais dans les bras de tes amants, tandis que les racines d’aconit qu’on m’administrait pour tuer un loup invisible me faisaient trembler et cracher. »
Il s’interrompit et eut un rictus amer.
« Écoutez-moi me plaindre comme un misérable. Cette époque est derrière moi. L’aconit a effectivement calmé les crises mystérieuses dont je souffrais et les médecins ont jugé le traitement probant. Ils m’ont renvoyé de l’hospice. En réalité, les décoctions de racine que j’ingérais chaque jour me laissaient trop faible pour que mes symptômes se manifestent. Je restai alité au domaine de ma famille pendant un mois, incapable de m’adonner à autre chose qu’aux lettres. Alors que mon état empirait, je décidai de cesser ces médications délétères. C’est à cette période que je fis mon retour en ville. Un courrier me l’avait appris : la dame à qui j’étais lié avait eu un nouvel accès de mélancolie et fut transportée à l’asile où elle séjournait d’habitude. La nuit de mon arrivée, alors que je regagnais ma maison après deux mois d’absence, le mal frappa comme jamais. Je perdis l’esprit pendant deux jours et deux nuits au cours desquels, pour la première fois, je dus faire face en solitaire à cette malédiction qui m’habitait. J’ignore précisément ce qu’il s’est passé alors. L’aconit avait-il fini par faire effet ? Était-il parvenu à tuer l’esprit du loup qui me hantait ? Ou bien, au contraire, sans décoction, sans votre amour, ma sorcière adorée, sans la présence narcotique de ma jeune dame malade, sans contention aucune, cet esprit pouvait-il enfin jaillir de moi comme un fauve enragé ?
Quoiqu’il en soit, lorsque je revins à moi, il était parti. J’étais guéri, et jamais, même entre vos bras, je ne m’étais senti aussi libre. Le poids terrible du mal diabolique qui me rongeait depuis des années s’était évanoui. Depuis ce jour, madame, j’arpente ce monde comme un homme libre et sain. J’ai renoncé à mes vœux de fidélité envers celle à qui j’étais lié. Cela me condamne au titre de parjure, mais cela me convient. Je n’ai de chevalier que le nom, sans fief, ni blason. Comme j’existe ! Plus rien ne me paraît impossible, et la peur a disparu de mon cœur. Ne m’effraient plus ni la mort, ni la vie, ni l’amour, ni moi-même. Après quelque temps, votre souvenir m’est revenu, tout en tendresse et sans colère. J’ai su que je voulais vous revoir, que ce souhait n’était motivé par rien d’autre qu’une affection sincère. Je comprends que vous ayez besoin de temps pour cesser de me voir comme une source intarissable de troubles. Je vous conjure de vous souvenir de nos moments complices. Ne les laissez pas s’inhumer sous l’angoisse d’un mal qui n’a plus cours. Je suis toujours le même, et vous connaissez mon âme pour l’avoir sondée du bout de vos ongles. Je suis toujours votre amant hivernal, votre ami trop sérieux, qui a réappris à sourire. Vous n’avez pas besoin de cacher vos larmes, vos blessures, votre cœur. Madame, je vous regarde dans les yeux. Vous voyez tout de moi. Vous me connaissez aussi bien que cette forêt dans laquelle vous vous êtes retirée. Je ne vous nuirai jamais de mon plein gré, vous le savez. Jamais je n’utiliserai ces larmes contre vous. Vous vous méfiez de moi comme d’un ennemi, mais je vous aime. Vous avez revêtu tant de masques inutiles lorsque nous nous fréquentions, alors que c’est le visage qu’ils étaient destinés à cacher qui était l’objet de mon admiration et de mon adoration. »
La sorcière, soudain, en eut assez. Elle l’interrompit sèchement, sans prendre la peine d’essuyer les perles d’eau salée qui ruisselaient sur ses joues.
« Cessez ! Cessez d’utiliser ces mots comme si nous nous étions quittés hier. Vous ne pouvez pas décemment entrer ici pour me tenir un tel langage. Votre effronterie est-elle donc sans limite ? Assez de vos formules mielleuses ! Sachez que j’ai rencontré un autre homme dont je suis amoureuse, et qu’il m’aidera certainement à soustraire mon esprit de l’influence pernicieuse à laquelle vous le soumettez. »
Le chevalier aux yeux gris lui lança un regard perçant.
« Vous avez raison madame. Veuillez pardonner mon audace. Les jours qui nous séparent de nos dernières étreintes sont loin d’être insignifiants, et je me comporte comme s’ils n’avaient pas eu lieu. Si je dois vous dire vrai, ainsi soit-il. Malgré le fait que l’amour que je vous porte soit intact dans sa force, il me serait insupportable de faire prévaloir le tumulte qui m’anime sur votre propre équilibre. Je ne suis pas venu ici en espérant ranimer le brasier auquel nous nous sommes tous deux brûlés. Qu’importent les amants rencontrés depuis que nous avons renoncé l’un à l’autre. J’aimerais seulement retrouver la sœur que j’ai connue et avec qui il restait tant à vivre lorsque je l’ai quittée. »
La sorcière se détourna, se saisit d’un tison et raviva les flammes du foyer. Dehors, un vent d’automne se levait. Le chevalier était toujours assis à quelques pas. Il ne la quittait pas des yeux.
« Et que nous restait-il à vivre, selon vous ? » lui jeta-t-elle, froide et guindée.
Il répondit doucement.
« Je crois me souvenir d’un bon nombre de voyages que nous nous étions promis. »
« Les sorcières ne promettent jamais. » rétorqua-t-elle en continuant de s’occuper du feu.
« Je devais vous apprendre à manier l’épée. »
« Qu’importe, dans ces bois. »
« J’aurais aimé porter vos couleurs, lors d’une joute, alors que vous m’observeriez depuis les gradins. »
« Je n’ai pas de couleurs. »
« L’écarlate que vous portez toujours. À moins que vous ne préfériez le vert de vos forêts. »
« On ne porte pas les couleurs d’une sorcière lors d’un tournoi. »
« C’est précisément pour cela que je l’aurais fait. »
« Taisez-vous. »
« Nous n’avons jamais pratiqué la magie ensemble, comme nous en parlions. »
« Ce fut pour le mieux. »
« Avez-vous vu la lune rouge du mois dernier ? »
« Vous demandez-vous avec qui j’ai accompli le rituel ? »
« Non, et dans ce cas, je n’espérerais rien d’autre qu’on vous ait honorée comme vous le désiriez. »
« … »
« Madame, vous rappelez-vous notre nuit en mer ? »
« … »
« Ces boucles d’oreille, vous les avez fabriquées, n’est-ce pas ? Elles vous vont à ravir. »
« … »
« J’aimerais lire à nouveau avec vous. Et écrire, bien sûr. »
Elle se redressa soudain, le dos raide, et il se tut. Lui aussi se leva.
« Excusez-moi. Je ferai mieux de cesser. Pardonnez-moi d’avoir troublé votre retraite. Je vais prendre congé, je… »
La sorcière se retourna pour se diriger vers lui, franchissant les quelques pas qui les séparaient depuis qu’il était entré chez elle. Le parfum de sa peau l’accueillit comme une rêverie dérobée. Elle se dressa sur la pointe de ses pieds nus, prenant appui du bout des doigts sur les épaules du chevalier. Elle ne l’embrassa pas. Elle chercha le creux de son cou, et voulu l’y mordre, plus fort qu’elle ne se l’était jamais permis. Il se tendit, contractant chacun de ses muscles. Puis, au dernier instant, elle suspendit sa colère, son désir. Elle inspira profondément, comme pour se rassasier une fois pour toute de son odeur. Elle sentit ses doigts effleurer ses cheveux courts. Malgré la douleur qui lui serrait le cœur, elle s’écarta de lui, les yeux obstinément rivés sur le feu. Elle refusait de le regarder.
Elle s’approcha du bac d’eau qui reposait à côté de l’âtre et se défie de sa robe sans lui prêter attention. Elle commença à se laver à l’aide d’un pain de savon, tandis qu’il restait comme suspendu sur le pas de la porte, prêt à partir, mais toujours immobile.
« Je suis las de nos luttes incessantes, sorcière, madame. J’aurais aimé que nous nous retrouvions sans éprouver le besoin d’entrer en opposition. L’amitié que je vous offre par ma visite se propose d’avoir pour socle la bienveillance la plus absolue. »
La sorcière hocha la tête et ne dit rien. Les mots de son amant étaient sincères, mais bien creux face à sa résolution. Elle avait enduré ces retrouvailles redoutées, dont l’ombre avait couvé une saison entière, et pour elle, l’heure était enfin venue d’être maîtresse de son destin. Les ténèbres du chevalier étaient un courant agité dans lequel elle n’aurait pas la faiblesse de plonger à nouveau.
Elle poursuivit sa toilette, stoïque.
« Savez-vous, madame, que c’est par la foi que je me suis présenté à vous ce soir ? Je vous vois sourire. Ce mot, dans ma bouche, doit vous sembler inconvenant. Vous me savez impie, et Dieu ne connaît pas même mon nom. Mais je persiste, il n’y a que la foi pour m’avoir poussé à braver l’orée de votre domaine. Lorsque vous priez, vous m’avez soutenu que Dieu vous répondait. Qui me répond, alors, lorsque je demande au vide si je dois traverser ces contrées qui me sont inconnues pour vous revoir ? Qui me répond, alors, lorsque je regarde en moi pour ne trouver que le souvenir de votre voix et de vos yeux comme seul augure m’indiquant la route que je dois suivre ? Pardonnez-moi si je blasphème, mais comment expliquer autrement l’instinct qui me pousse sans cesse vers vous, malgré les écueils que nous affrontons et la raison qui me désavoue ? Comment expliquer autrement l’assiduité avec laquelle mon cœur s’entête à vous trouver belle ? Non, je ne nomme pas cette voix qui me pousse vers vous, mais pourtant c’est par foi que je l’écoute. Une foi à laquelle j’ai failli renoncer, par cynisme, par crainte. Je suis à présent guéri et ma force se déploie de concert avec ma volonté. J’ai pris la décision de l’écouter à nouveau. Et c’est ici qu’elle m’a conduit, devant vous. »
La sorcière laissait à présent la chaleur du feu lécher sa peau humide. Elle savait qu’il n’allait pas tarder à partir. Invoquer la sacralité de leur lien figurait parmi ses derniers stratagèmes. Elle le savait acculé. Elle connaissait son chevalier par cœur. Il prit un air rêveur.
« Les aubépines à la lisière de votre forêt… Je me suis arrêté un instant pour les contempler. Quel mot magnifique… aube-épine. S’il s’était avéré que je fusse un vampire, j’aurais péri réjoui de savoir que c’est le bois de cet arbre qui me pourfend le cœur. »
Elle revêtit sa robe sans se retourner vers lui. Elle l’entendit sangler sa cuirasse. Il ramassa ses gantelets et les serra sur ses poignets. Le chevalier ajusta son sombre manteau. Il guettait un regard d’adieu qui n’apparaissait pas. Résigné, il ouvrit la porte pour sortir dans la nuit.
« Chevalier ? »
« Oui madame ? »
La sorcière sortit avec délicatesse septante-huit lames de vélin d’une besace suspendue au mur.
« Accepteriez-vous que je vous tire les cartes ? »
***
Elle ne dit jamais à personne quels furent les arcanes que leurs mains choisirent cette nuit-là.
La forêt continua d’accueillir la sorcière rouge pendant quelques temps. Elle apprit à calmer le renard fou qui courait dans son ventre. Elle devint aussi puissante que sage, et ne succomba plus qu’aux colères qui lui étaient nécessaires.
Le chevalier déchu, quant à lui, retrouva l’esprit infernal qui l’avait hanté si longtemps. Il s’agissait d’un louveteau mort-né, qu’il choisit d’élever à ses côtés. Toute sa vie durant, ses amantes lui demandèrent de raconter l’histoire du tatouage qui ornait le côté gauche de son dos, derrière son cœur. Une étoile rouge marquée des chiffres XV, XIII et XVII.
Il ne répondait que par un sourire triste et tendre, jurant avec l’incendie couvant au fond de ses yeux gris.
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V1
[spoiler]La sorcière fut avertie de sa venue dès qu’il eut franchi la lisière de la forêt. Les aubépines frémirent les premières lorsque leurs branches pleines de cenelles caressèrent sa cuirasse au gorgerin défait. Elles l’annoncèrent aux saules, aux pins et aux érables qui, de racine en radicelle, portèrent la nouvelle aux chênes séculaires et aux frênes vénérables. Bientôt s’éleva dans le bois un chœur secret et profond. La nuit vibrait de cette onde qui parcourait la sève, jusqu’au creux des ombres où était blottie la cabane de la sorcière. Elle était en train d’arracher les derniers plants d’angélique du clos minuscule adossé à sa masure. La lampe-tempête suspendue au seuil de sa demeure traçait une clairière de lumière au milieu des pins. Lorsque le nom de l’intrus lui parvint, murmuré avec une pudeur pleine d’égards par les grands arbres, elle sentit son ventre se tordre. Refermant derrière elle le portillon du petit jardin, elle se tendit et ôta ses gants. Son premier réflexe fut de préparer un sortilège de perdition, pour le laisser errer entre la nuit et les arbres jusqu’à l’aurore. Elle entendit la course d’un renard se perdre dans les ténèbres, là où les troncs dansaient et s’emmêlaient à la lueur de sa lanterne. Déjà, tapie dans les effluves de l’humus, de la résine et de l’automne, elle sentait la boue des sagnes qu’il avait traversées… et le parfum secret de sa peau qu’elle avait effacé de ses rêves. Sans comprendre pourquoi, et malgré l’angoisse qui la nouait de l’intérieur, elle décida de le laisser venir à elle. Se défaisant de son chaperon écarlate, elle se retira dans sa loge pour l’y attendre.
Elle reconnut le choc sourd de son gantelet contre le battant et à nouveau, des remous agitèrent son ventre. Elle prit quelques instants pour écouter les crépitements de l’âtre, avant de se lever pour lui ouvrir. Il lui semblait encore plus grand que dans son souvenir. Il ne portait pas de heaume et ses longues boucles brunes cascadaient sur ses épaules. Sa barbe lui donnait un air fauve que contrastait la douceur de son regard. Dès qu’il la vit, il esquissa un sourire dont elle se détourna. L’émotion menaçait de rompre le masque plein de morgue qu’elle s’était appliquée à plaquer sur ses traits. Elle s’immobilisa au milieu de la pièce, à quelques pas du feu qu’elle fixa du regard. En l’entendant risquer un pas au-delà du seuil, elle éleva la voix.
« Je ne vous ai pas invité à entrer. »
Comme s’il s’attendait à une pareille défiance, le chevalier répondit immédiatement.
« Veuillez m’excuser, madame. La fatigue de la route m’aura rendu trop empressé. Dois-je comprendre que vous me refusez l’hospitalité ? »
Sa voix épousait presque le craquement des flammes. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux tandis que les souvenirs affluaient. Son cœur, qu’elle aurait voulu glacé et plein d’épines, battait trop fort dans sa poitrine. Cela ne fit qu’attiser sa colère. Sans quitter l’âtre des yeux, elle répliqua :
« J’ignore si je dois vous laisser entrer. La discourtoisie dont vous faites preuve en bravant ma réclusion me contrarie. Si j’avais voulu vous revoir, je vous l’aurais fait savoir. »
Elle l’entendit soupirer dans son dos et ce soupir, elle ne le reconnut que trop bien.
« J’ai conscience d’avoir pénétré votre domaine sans votre consentement, madame. Pardonnez l’atteinte que j’ai portée à vos sentiments en me présentant à votre porte. Il s’agissait seulement de vous revoir pour m’enquérir de vos nouvelles, et vous donner quelques-unes des miennes si vous le souhaitiez. Je voulais également entendre de votre voix vive que vous renonciez à vos vœux d’amitié avec moi, en espérant quelques explications à ce sujet. »
« Je n’ai pas besoin de vous fréquenter pour avoir de vos nouvelles. J’ai été avertie que vous vous portiez bien et j’en suis soulagée. Pour autant cela ne vous donne pas le droit d’importuner ma retraite. Vous êtes loin d’être étranger à cet exil que je me suis choisi. »
Un silence accueillit ses dernières paroles. Elle trouva la force de se retourner pour l’affronter.
« Je ne veux plus ouvrir ma maison à des gens de votre sorte. » dit-elle en espérant que cela le blesse suffisamment pour qu’il renonce. Il n’en fit rien. Il soutint son regard, et eut même l’orgueil de sourire. Ils s’affrontèrent ainsi pendant de longs instants, accompagnés par les sons du feu qui couvait sous les bûches. Finalement, il leva son gantelet pour désigner l’anneau d’argent qu’elle portait au majeur.
« Je croyais que vous ne portiez pas ce genre de bijou. Qu’ils vous faisaient l’effet d’un cilice. »
En guise de réponse, elle retira la bague.
« Il s’agissait d’un charme simple pour conserver mes moyens face à vous. Je me suis trouvée, par le passé, dans des situations inconfortables parce que j’avais des scrupules à vous refuser quoique ce soit. Je ne souhaite pas voir cela recommencer. »
Le chevalier hocha la tête d’un air triste et grave. Ses lèvres dessinèrent les premières syllabes d’une excuse qui mourut avant de les franchir.
« Dois-je repartir, madame ? » demanda-t-il d’une voix flottante. Son regard traçait un lent parcours qui embrassait l’intérieur de la cabane, comme pour le fixer dans un souvenir qu’il pourrait ensuite visiter à sa guise. Ses yeux d’un gris d’orage s’arrêtèrent sur le chaperon écarlate. Ils poursuivirent vers l’âtre et le bac d’eau qui reposait non loin. Ils accrochèrent les ossements de chevreuil, les pierres colorées, les étagères qui croulaient sous de lourds volumes. Ils s’attardèrent sur les bocaux de teinture d’aconit et ceux où, flottant dans le vin, les mandragores étaient enveloppées d’étoffe. Ils examinèrent le petit autel sur lequel reposaient un crucifix et une branche d’olivier. Ils caressèrent comme des trésors les roses séchées et les brins de lavande fixés au mur. Ils terminèrent en se posant sur elle, attendant patiemment sa réponse. Elle déglutit et, une fois certaine qu’il lui laissait le choix sans s’imposer à elle, elle céda.
« Il serait ridicule de vous congédier alors que vous avez parcouru une si longue route pour me rendre visite. Sachez cependant que vous repartirez avant l’aube. »
« Cela me convient, madame. Je vous remercie d’être conciliante. »
Son maintien se détendit lorsqu’il ajouta :
« J’ignore en réalité si les forces qu’il me reste auraient suffi à me porter hors de votre vue. »
Il se défit de son manteau et de sa cuirasse, qu’il laissa au sol. Elle eut l’impulsion de lui indiquer un endroit plus adéquat, mais elle n’en avait aucun à lui proposer. Une fois la porte fermée, il avança vers le centre de la pièce en se massant les épaules. Il semblait avoir gagné en carrure. La sorcière se réprimanda intérieurement lorsque son regard fut attiré par ses lèvres. Elle recula pour ne pas se trouver trop proche de lui, puis croisa les bras.
« Au moins ne vous êtes-vous pas présenté chez moi un bouquet à la main, cette fois-ci. » piqua-t-elle.
Le chevalier observa un instant les fleurs séchées, mais s’abstint de commenter leur présence.
« Ni lys ni poème, madame. Je me présente à vous uniquement paré de mon insolence et de ma foi en votre amitié.»
Dans le ventre de la sorcière, un animal ne cessait de courir, faisant éclore dans sa gorge une nausée poisseuse qui menaçait de la rendre mal. La tension entre l’affection et l’angoisse la contraignait à une réserve froide et faussement désinvolte. La distance qui la séparait de son chevalier était le seul garde-fou qui l’empêchait de sombrer à nouveau vers ses ténèbres. L’incertitude lancinante face à ses propres réactions la tenaillait. Que ferait-elle s’il s’approchait d’un pas ? S’il la rejoignait pour la serrer contre lui ? Aurait-elle la force de le repousser ?
« Eh bien ? Vous voilà chez moi. Vous devez bien avoir quelque question pour vous brûler les lèvres et qui justifierait votre indélicatesse, n’est-ce pas ? »
Il prit une inspiration si profonde qu’il en ferma les yeux. Les odeurs d’encens, de terre et de bois brûlé qui habiter la petite cabane devaient avoir pour lui la saveur d’étreintes qu’il avait oubliées. Il ouvrit les paupières et elle y surprit l’éclair fugace d’un désir réprouvé.
« En effet, madame. Les échos de votre réclusion m’ont déconcerté et aucun de ceux qui vous connaissent n’aura su m’éclairer à propos de vos motifs. Si nos silences, sur lesquels nous nous étions entendus, provenaient d’un dessein mutuel, le mien a toujours eu pour vocation d’être rompu par le temps. J’avais cru comprendre que c’était également le cas du vôtre. Or, une saison est passée et ma sorcière ne donne toujours pas signe de vie. Pire, j’apprends qu’elle s’est exilée au-delà des murs de la cité, qu’elle a fui jusque dans ses terres natales et qu’elle ne souhaite plus entretenir la moindre proximité avec moi. En effet, madame. Je suis venu vous poser une question, et pour cela j’ai défié tous vos vœux. Cette question, c’est : pourquoi ? »
L’animal poursuivait sa course folle à l’intérieur de son ventre. L’indignation lui fit monter les larmes aux yeux et elle eut toutes les peines du monde à ne pas les laisser rouler vers la terre battue. Lorsqu’elle lui répondit, sa voix tremblait.
« Imaginez-vous seulement l’épreuve que ce fut d’être à vos côtés ? De vous voir infailliblement mettre en doute les gages de mon affection ? De demeurer impuissante face aux accès de douleur qui vous affligeaient ? De supporter que, chaque fois, vous retourniez dans les bras de votre dame, si belle, si malade ? De vous voir consumé par votre propre mal en ignorant quelle part elle y prenait ? D’endurer vos reproches lorsque j’avais l’audace de vous tenir à distance pour protéger ce que notre passion me laissait de liberté ? De supporter que vous m’attribuiez les origines de vos souffrances, m’enjoignant même à me croire malade à mon tour ? Qu’importe la douceur et l’amitié dont nous avons joui ensemble. Vous m’avez éreintée, et même le soleil d’été n’a pas su estomper la fatigue que votre fréquentation a coulée dans mon cœur. Vous me demandez pourquoi j’ai fui vers cette forêt où votre inconvenance vous a conduit ? Vous me demandez pourquoi je n’entretiens plus aucun souhait de proximité avec vous ? C’est parce que vous avez fini par me rendre malade. Je n’ai cure du nom savant avec lequel les médecins de la ville ont affublé la lèpre qui empoisonne votre esprit. Je ne veux plus jamais lutter pour votre affection, ni connaître ces nuits d’angoisse, grises et visqueuses, où le venin qui hante votre chair reprenait le dessus. Plus jamais. Revoir vos yeux et votre visage, entendre vos mots, cela ne fait que raviver chez moi la douleur de cet amour tordu que nous nous sommes voués pendant de trop longs mois. Oui, la confiance que je vous avais accordée était totale, et vous ne l’avez jamais trahie. Oui, vous m’avez séduite autant par la vie qui vous habite que par les ténèbres de vos pupilles. Mais aujourd’hui, je dois vivre avec la mémoire de votre souffle paniqué que je m’évertue à apaiser dans le noir. Je dois vivre avec cette bête que vos accès de colère froide et de détresse silencieuse ont niché contre mes tripes, et qui depuis, ne veut plus me quitter. Elle court en ce moment même dans mon ventre et me laboure les entrailles depuis que les pins qui entourent ma maison chuchotent votre nom dans la terre et le vent. Je n’ai pas pour habitude de laisser voir ma faiblesse, et je sais quel rôle j’ai joué devant votre carcasse brisée : celle d’une statue imperturbable à la vue de votre sang. Voilà la réalité, à l’intérieur, j’ai saigné autant que vous. Je me suis leurrée moi-même lorsque j’ai invoqué de mes vœux une amitié plus chaste. Vous avez drainé mes forces et je refuse de vous en consacrer une once supplémentaire. »
Tandis qu’elle parlait, les flammes avaient enflé jusqu'à avaler la plus grosse bûche de l’âtre. La figure du chevalier s’était d’abord murée dans une réserve impassible, avant que ses yeux ne s’agrandissent et que son expression ne se défasse, trahissant une tristesse profonde et honteuse. Lentement, il se laissa choir sur la terre battue. Assis en tailleur, il entreprit de défaire les lanières de ses gantelets. Il libéra ses longs doigts qu’il étira, aériens, à la lumière dansante du feu. Un long silence s’installa. La sorcière peinait à contenir les sanglots qui montaient de sa poitrine, et son souffle saccadé n’était caché que par les crachotements du foyer. Elle crut un instant que le chevalier s’était cloîtré dans un mutisme irrévocable, qu’il allait attendre de reprendre des forces avant de repartir dans le silence. Mais il finit par parler, et lorsqu’il le fit, elle eut peine à reconnaître sa voix tant elle s’était métamorphosée sous l’émotion. Plus ouverte, plus sereine, plus pleine, elle vibrait néanmoins des échos de vieux chagrins qu’enfin il s’autorisait à libérer.
« Madame. Oh, madame. Mon amie. Qu’il est étrange de sentir en son cœur deux humeurs si dissemblables. Le chagrin de vous avoir fait souffrir rivalise avec le soulagement d’enfin vous découvrir vulnérable. Oui. Vous m’aviez entretenu d’illusions. Je pensais que tout glissait sur votre peau qui, pareille à celle d’une sirène, était faite d’écailles qui ne saignent pas. Quelle naïveté de ma part ! Ce mensonge n’a dû persister que parce qu’il nous soulageait tous deux du poids de la réalité. Je le vois maintenant ! Vous vous teniez le ventre des deux mains, les yeux résignés au désespoir. Je vous vois. Vous étiez penchée sur mon corps nu, mon corps prostré dans le noir, en proie au mal invisible qui hantait mon sang. Vous murmuriez dans la pénombre, de votre voix adorée, des mots pour me calmer. Malgré la fatigue, malgré mon silence. Non, non madame. Ne cachez plus vos larmes. Laissez-moi les voir. Quelle folie d’avoir tissé tant de faux-semblants entre nous… Pourquoi ces scrupules à me montrer vos faiblesses ? Pourquoi toute cette défiance dissimulée dans la confiance que vous m’accordiez ? »
Elle l’interrompit, les yeux brûlants.
« Parce que vous étiez lié à une autre dame. Parce que vous me demandiez une affection sans réserve alors que je n’avais personne d’autre que vous. Parce que je devais me protéger de vos sentiments, si nobles fussent-ils en intentions, car si vous me faisiez défaut, la plaie que vous auriez laissée en moi aurait saigné trop fort et trop longtemps. Je n’étais pour vous qu’une césure hors de votre ordinaire. »
Le chevalier hocha la tête. Dans ses yeux, une tendresse insupportable était en train de naître.
« Madame. Sorcière. Je sais que vous avez souffert de ne pas avoir été aimée à l’exclusion de toute autre. Je sais que vous aviez vos raisons lorsque vous mettiez vos amants entre vous et moi. Cette seconde dame, j’étais liée à elle par l’enfer. Comme vous le savez, c’est là-bas que j’ai fait sa connaissance, là-bas que j’ai commencé à l’aimer, alors que j’étais à peine plus qu’un enfant. Là-bas qu’elle a contracté le mauvais œil. J’ai partagé sa maison et sa vie pendant de nombreuses saisons, mais malgré mes efforts, elle restait malade. Oh madame, vous n’avez jamais contemplé un mal pareil, et toutes vos potions seraient impuissantes à le soulager. Tout cela, vous le savez déjà, je vous l’ai dit. Ce que je veux vous dire aujourd’hui, c’est que je ne connais que trop bien la douleur que vous a value d’être à mes côtés. Cette impuissance migraineuse, accablante, sisyphéenne, vous l’avez vécue six lunes, je l’ai vécu six ans. Tant et si bien qu’à mon tour, je suis tombé malade. Oh, ne me prenez pas pour un ingrat. La lumière qu’elle a apporté dans ma vie a chassé d’autres ténèbres, soigné d’autres blessures… mais ce sont bel et bien les siennes qui empoisonnaient mon esprit lorsque vous m’avez connu. Ou du moins, celles qui sont nées des graines que j’avais inhalées par mégarde en partageant son souffle. Ces ténèbres et ces blessures étaient comme de noirs buissons, pleins de fleurs magnifiques et d’épines vénéneuses. Lorsque je vous ai rencontrée, madame, ces buissons ont soudain réagi. Ils m’ont piqué l’intérieur des entrailles et ont déversé leur venin aliénant dans mes artères. J’étais tiraillé entre ma loyauté pour elle et mon amour pour vous, vous, qui sembliez alors si dangereuse, si fière, si frivole. Je me suis attelé à l’impossible exercice de ne causer aucun tort à personne. J’ai échoué, et je m’y suis brisé. Il était inimaginable pour moi de renoncer à vous, tout comme de trahir la dame malade à laquelle le destin m’avait lié. Malheureusement, je ne suis parvenu qu’à blesser nos trois cœurs. Je dois vous confesser que ma peur de vous perdre recelait, en plus de l’horreur ordinaire d’un amour disparu, la terreur d’une existence funèbre au chevet de celle qui partageait ma maison. Cette perspective m’a fait sombrer dans la folie, et c’est ainsi que vous m’avez retrouvé chez vous, tout ensanglanté de la saignée que j’avais moi-même pratiquée pour drainer un mal illusoire hors de mes veines. Je sais, madame. Il est douloureux pour moi aussi de convoquer ce souvenir, car la honte de vous avoir infligé cette épreuve compte parmi les regrets les plus amers qui pèsent sur ma conscience. Sachez que c’est l’ultime sursaut de ce cauchemar enterré, et que plus jamais il ne vous hantera. Madame, écoutez-moi. Madame. Plus jamais vous ne verrez cette démence s’emparer de moi. J’ai fait comme je vous l’ai annoncé lors de notre dernière entrevue. Je suis allé trouver les médecins de l’hospice, malgré mes soupçons et mes réserves. Oh, madame, comme je regrette cette dernière lettre que je vous ai laissée. Madame, s’il vous plaît, ayez la grâce de l’oublier dans son entièreté. La nature du mal qui m’affligeait obligea les docteurs à me garder confiné dans une cellule. Je vous rassure, elle n’avait rien à envier à une véritable chambre. Dans les cellules voisines se trouvaient des lunatiques, des désespérés et des hommes trop fantasques pour ce monde. Les aliénistes se sont trouvés désemparés face à mon cas, tout comme les prêtres. Le vampirisme fut évoqué dès le commencement de mon séjour, mais les crises ponctuelles que je réfrénais à grand peine rappelaient plutôt la lycanthropie. L’hypothèse de la possession fut bien sûr abordée, mais l’exorcisme fut infructueux malgré le supplice qu’on m’obligea à subir. Madame, aucun de ces docteurs ne sut me soulager autant que le plus bénin de vos onguents. Je débitais d’un air morne les détails de mes crises nocturnes, des phénomènes que j’avais connus lors de mon enfance et de ceux apparus après ma visite aux enfers. Pendant qu’ils prenaient note de mes symptômes, votre souvenir me déchirait. Oui madame, même si cette colère s’est éteinte depuis longtemps, je vous en ai voulu de renoncer à notre amour au moment où je succombais. Mais qu’importe, l’idée de vous faire le moindre reproche aujourd’hui est à des lieues de mon esprit. Oh madame, chaque nuit, une torche brûlait près de ma fenêtre. Je regardais le ballet hypnotique de ce que je prenais pour une compagnie de lucioles. Il m’a fallu dix nuits pour comprendre qu’il s’agissait de phalènes qui, par centaines, venaient se brûler les ailes. Elles ne se transformaient en lucioles qu’à l’instant de leur agonie, et ce que je prenais pour une danse n’était qu’une ronde désespérée pour échapper à la morsure du feu, qui prenait fin avec leur vie. Oh madame, comme j’aurais aimé partager avec vous ce spectacle secret, où la mort et la beauté se percutaient sans que je ne puisse rien faire d’autre que de les contempler. Madame, sorcière, qu’elles furent froides ces nuits sans toi où je t’imaginais dans les bras de tes amants, tandis que les racines d’aconit qu’on m’administrait pour tuer un loup qui n’existait pas me faisaient trembler et cracher. »
Il s’interrompit et eut un rictus amer.
« Écoutez-moi me plaindre comme un misérable. Cette époque est derrière moi. L’aconit a effectivement calmé les crises mystérieuses dont je souffrais et les médecins ont jugé le traitement probant. Ils m’ont renvoyé de l’hospice. En réalité, les décoctions de racine que j’ingérais chaque jour me laissaient trop faible pour que mes symptômes se manifestent. Je restai alité au domaine de ma famille pendant un mois, incapable de m’adonner à autre chose qu’aux lettres. Alors que mon état empirait, mes chers parents se montraient de plus en plus soucieux, au point d’en arriver aux larmes, eux d’ordinaire si dignes. Après m’en être entretenu avec eux, je décidai de cesser ces médications délétères. Dans le même temps, je fis mon retour en ville. Un courrier me l’avait appris : la dame à qui j’étais lié avait eu un nouvel accès de mélancolie et fut transportée à l’asile où elle séjournait d’habitude. La nuit de mon arrivée, alors que je regagnai ma maison après deux mois d’absence, le mal frappa comme jamais. Je perdis l’esprit pendant deux jours et deux nuits au cours desquels, pour la première fois, je dus faire face en solitaire à cette malédiction qui m’habitait. J’ignore précisément ce qu’il s’est passé alors. L’aconit avait-il fini par faire effet ? Était-il parvenu à tuer l’esprit d’un loup qui me hantait ? Ou bien, au contraire, sans décoction, sans votre amour, ma sorcière adorée, sans la présence narcotique de ma jeune dame malade, sans contention aucune, cet esprit pouvait-il enfin jaillir de moi comme un fauve enragé ? Quoiqu’il en soit, lorsque je revins à moi, il était parti. Oui, madame, aussi vrai que je suis devant vous. J’étais guéri, et jamais, même entre vos bras, je ne m’étais senti aussi libre. Le poids terrible de ce chagrin étranger qui me rongeait depuis des années s’était évanoui. Cette force, qu’auparavant je ne faisais que deviner sous les courants d’angoisse et de rage qui me traversaient, cette force calme et harmonieuse qui était la mienne et dont j’étais privé, je la goûtais enfin. Depuis ce jour, madame, j’arpente ce monde comme un homme libre et sain. J’ai renoncé à mes vœux de fidélité envers la dame à qui j’étais lié. Cela fait certainement de moi un parjure, mais cela me convient. Je n’ai de chevalier que le titre, sans fief, ni blason. Comme j’existe ! Plus rien ne me paraît impossible, et la peur a disparu de mon cœur. Ne m’effraient plus ni la mort, ni la vie, ni l’amour, ni moi-même. Après quelque temps, votre souvenir m’est revenu, tout en tendresse et sans colère. J’ai su que je voulais vous revoir, que ce souhait n’était motivé par rien d’autre qu’une affection sincère. Mais me voilà face à vous, et je me désole à présent des maux dont je vous ai affligée. Ceux dont vous m’avez vous-même navré sont pardonnés et desséchés. Je comprends que vous ayez besoin de temps pour cesser de me voir comme une source intarissable de troubles. Je vous conjure de vous souvenir de nos moments complices. Ne les laissez pas s’inhumer sous l’angoisse d’un mal qui n’a plus cours. Je suis toujours le même, et vous connaissez mon âme pour l’avoir sondée du bout de vos ongles. Je suis toujours votre amant hivernal, votre ami trop sérieux, qui a réappris à sourire. Vous n’avez pas besoin de cacher vos larmes, vos blessures, votre cœur. Madame, je vous regarde dans les yeux. Vous voyez tout de moi. Vous me connaissez aussi bien que cette forêt dans laquelle vous vous êtes retirée. Je ne vous nuirai jamais de mon plein gré, vous le savez. Jamais je n’utiliserai ces larmes contre vous, bien sûr. Vous vous méfiez de moi comme d’un ennemi, mais je vous aime. Vous avez revêtu tant de masques inutiles lorsque nous nous fréquentions, alors que c’est le visage qu’ils étaient destinés à cacher qui était l’objet de mon admiration et de mon adoration. »
La sorcière, soudain, en eut assez. Elle l’interrompit sèchement, sans prendre la peine d’essuyer les perles d’eau salée qui ruisselaient sur ses joues.
« Cessez ! Cessez d’utiliser ces mots comme si nous nous étions quittés hier. Vous ne pouvez pas décemment entrer ici pour me tenir un tel langage. Votre effronterie est-elle donc sans limite ? Assez de vos formules mielleuses ! Sachez que j’ai rencontré un autre homme dont je suis amoureuse, et qu’il m’aidera certainement à soustraire mon esprit de l’influence pernicieuse à laquelle vous le soumettez. »
Le chevalier aux yeux gris lui lança un regard perçant.
« Vous avez raison madame. Veuillez pardonner mon audace. Les jours qui nous séparent de nos dernières étreintes sont loin d’être insignifiants, et je me comporte comme s’ils n’avaient pas eu lieu. Si je dois vous dire vrai, ainsi soit-il. Malgré le fait que l’amour que je vous porte soit intact dans sa force, il s’est considérablement assagi. Il me serait insupportable de faire prévaloir les passions qui pourraient m’habitaient sur votre propre équilibre. Je ne suis pas venu ici en espérant ranimer le brasier auquel nous nous sommes tous deux brûlés. Qu’importent les amants que vous avez rencontrés depuis que nous avons renoncé l’un à l’autre. J’aimerais seulement retrouver l’amie que j’ai connue et avec qui il restait tant à vivre lorsque je l’ai quittée. »
La sorcière se détourna, se saisit d’un tison et raviva les flammes du foyer. Dehors, un vent d’automne se levait. Le chevalier était toujours assis à quelques pas. Il ne la quittait pas des yeux.
« Et que nous restait-il à vivre, selon vous ? » lui jeta-t-elle, froide et guindée.
Il répondit doucement.
« Je crois me souvenir d’un bon nombre de voyages que nous nous étions promis. »
« Les sorcières ne promettent jamais. » rétorqua-t-elle en continuant de s’occuper du feu.
« Je devais vous apprendre à manier l’épée. »
« Qu’importe, dans ces bois. »
« J’aurais aimé porter vos couleurs, lors d’une joute, alors que vous m’observeriez depuis les gradins. »
« Je n’ai pas de couleurs. »
« L’écarlate que vous portez toujours. À moins que vous ne préfériez le vert de vos forêts. »
« On ne porte pas les couleurs d’une sorcière lors d’un tournoi. »
« C’est précisément pour cela que je l’aurais fait. »
« Taisez-vous. »
« Nous n’avons jamais pratiqué la magie ensemble, comme nous en parlions. »
« Ce fut pour le mieux. »
« Avez-vous vu la lune rouge du mois dernier ? »
« Vous demandez-vous avec qui j’ai accompli le rituel ? »
« Non, et dans ce cas, je n’espèrerais rien d’autre qu’on vous ait honorée comme vous le désiriez. »
« … »
« Madame, vous rappelez-vous notre nuit en mer ? »
« … »
« Ces boucles d’oreille, vous les avez fabriquées, n’est-ce pas ? Elles vous vont à ravir. »
« … »
« J’aimerais lire à nouveau avec vous. Et écrire, bien sûr. »
Elle se redressa soudain, le dos raide, et il se tut. Lui aussi se leva.
« Excusez-moi, madame. Je ferai mieux de cesser. Pardonnez-moi d’avoir troublé votre retraite. Je vais prendre congé, je… »
La sorcière se retourna pour se diriger vers lui, franchissant les quelques pas qui les séparaient depuis qu’il était entré chez elle. Le parfum de sa peau l’accueillit comme une rêverie dérobée. Elle se dressa sur la pointe de ses pieds nus, prenant appui du bout des doigts sur les épaules du chevalier. Elle ne l’embrassa pas. Elle chercha le creux de son cou, et l’y mordit, plus fort qu’elle ne se l’était jamais permis. Il se tendit, contractant chacun de ses muscles. Puis, malgré la douleur, il parvint à se relâcher. Il poussa un soupir qui ressemblait à une délivrance, tandis qu’elle continuait. Sans desserrer les dents, elle inspira profondément, comme pour se rassasier une fois pour toute de son odeur. Malgré le danger que représentait la morsure d’une sorcière, il se laissait faire. Elle sentit ses doigts effleurer ses cheveux. Elle s’écarta de lui, les yeux obstinément rivés sur le feu. Elle refusait de le regarder. Il recula d’un pas, hésitant visiblement à ramasser sa cuirasse et son manteau.
C’est à ce moment qu’elle décida d’ignorer sa présence. Elle s’approcha du bac d’eau qui reposait à côté de l’âtre et se défie de sa robe sans lui prêter attention. Elle commença à se laver à l’aide d’un pain de savon, tandis qu’il restait comme suspendu sur le pas de la porte, prêt à partir, mais toujours immobile.
« Je suis las de nos luttes incessantes, sorcière, madame. J’aurais aimé que nous nous retrouvions sans éprouver le besoin d’entrer en opposition. L’amitié que je vous offre par ma visite se propose d’avoir pour socle la bienveillance la plus absolue. »
La sorcière hocha la tête mais ne dit rien. Elle poursuivit sa toilette, stoïque et provocante.
« Savez-vous, madame, que c’est par la foi que je me suis présenté à vous ce soir ? Je vous vois sourire. Ce mot, dans ma bouche, doit vous sembler inconvenant. Vous me savez impie, et Dieu ne connait pas même mon nom. Mais je persiste, il n’y a rien d’autre que la foi pour m’avoir décidé à braver l’orée de votre domaine. Pardonnez-moi si je blasphème, mais j’ai toujours eu le sentiment que notre rencontre était le fruit d’un dessein qui me dépassait. Comment expliquer autrement l’instinct qui me pousse sans cesse vers vous, malgré les écueils que nous affrontons et la raison qui me désavoue ? Comment expliquer autrement l’assiduité avec laquelle mon cœur s’entête à vous trouver belle ? Lorsque vous priez, vous m’avez soutenu que Dieu vous répondait. Qui me répond, alors, lorsque je demande au vide si je dois traverser ces contrées qui me sont inconnues pour vous revoir ? Qui me répond, alors, lorsque je regarde en moi pour ne trouver que le souvenir de votre voix et de vos yeux comme seul augure m’indiquant la route que je dois suivre ? Non, je ne nomme pas cette voix qui me pousse vers vous, mais pourtant c’est par foi que je l’écoute. Une foi à laquelle j’ai failli renoncer, par cynisme, par crainte. Mais à présent que je suis guéri et que ma force se déploie de concert avec ma volonté, j’ai pris la décision d’écouter à nouveau cette voix. Et c’est ici qu’elle m’a conduit, devant vous. »
La sorcière laissait à présent la chaleur du feu lécher sa peau humide. Elle savait qu’il n’allait pas tarder à partir. Elle connaissait son chevalier par cœur.
« Les aubépines à la lisière de votre forêt… Je me suis arrêté un instant pour les contempler. Quel mot magnifique… aube-épine. S’il s’était avéré que je fusse un vampire, j’aurais péri réjoui de savoir que c’est le bois de cet arbre qui me pourfend le cœur. »
Elle revêtit sa robe sans se retourner vers lui. Elle l’entendit sangler sa cuirasse. Une question, soudain, s’échappa des lèvres de la sorcière.
« Avez-vous un vers pour moi, chevalier ? »
Il s’interrompit.
« Oui, madame, mais il est triste. »
« Dites toujours. »
« C’est une amie qui me l’a offert. Il m’a fait pleurer lorsque