Annie Divorce
Prologue
« C’est fini ! »
Ces simples mots, qui mettent un terme à plus de dix années d’une relation sans aucun nuage, sans dispute, sans que rien ne présage une telle issue, sonnent faux. Des mots d’une telle violence, qu’un orage assourdissant retentit dans la cuisine comme la pire insulte qu’un homme puisse balancer au visage de sa propre femme. Dans ce monde de ricochet, « c’est fini ! » rebondit sur les crins qui écorchent les cordes de son violon interne. Mais cet idiot d’archet ne savait même plus jouer les notes de la sincérité. Désormais, « c’est fini ! », allait faire partie de sa vie et régler les moindres humeurs et les moindres saveurs de ses faits et gestes.
Le monde allait lui paraître terne tel un lambeau de temps qui ne reviendra plus. Une brûlure à vif, balafré dans sa propre chair pendant que son cœur détruit accusait le choc et le terme de son amour.
Devant son mari, sous le coup de l’émotion, Annie se devait de rester forte, rester digne dans sa pudeur devant la lâcheté des mots. Et bien qu’elle ne comprenait pas vraiment ce qui se jouait devant ses yeux, elle devait se contenir, faire semblant devant l’évidence de ce qu’elle venait d’entendre.
« Ne pas rentrer dans son jeu », se dit-elle. « Ne le laisse pas continuer. » C’était peine perdue, car la force de cette affirmation ne lui laissait plus de doute, Pierre la quittait. Pourtant, c’était un homme aimable, bon et généreux avec qui Annie avait partagé tellement de moments de complicité, d’émotion, d’amour. Le couple avait acheté une maison ensemble, était parti en voyage, avait passé des soirées à rire devant une comédie. Mais aujourd’hui, l’homme de sa vie qui se tenait devant elle, en une fraction de seconde, était devenu son pire ennemi. Elle s’en rendait compte, car son corps manifestait une peur viscérale, une envie de vomir pendant que son cœur tentait d’arrêter de battre.
« Je veux mourir, maintenant. »
Automatiquement, des photos arrachées, des moments de bonheur détruits, des années de plaisir évaporé, la saisirent au creux de ses tripes. Puis, son corps robotisé se mit en mouvement pour se planter devant Pierre. Son après-rasage immonde accentua le malaise.
— C’est ça que tu voulais, qu’on divorce. Pierre, explique-moi ?
— Non, je n’ai pas voulu cela, mais je te le redis, c’est fini.
De toute façon, la réalité de son mariage, Annie la connaissait déjà. Depuis des mois, elle s’était voilé la face devant son mari qui changeait de comportement un peu plus chaque jour, rentrant du travail renfrogné, esquivant la discussion, allant directement à la douche pour manger un plateau-repas dans la chambre. En femme naïve, elle avait pensé qu’il faisait un burn-out, trop de pression de son patron, trop de responsabilités, sans compter qu’il vérifiait frénétiquement son agenda les week-ends. Devant cet homme qu’elle ne reconnaissait plus, elle comprenait que le mal en lui s’enracinait bien plus profondément. Elle s’en rendait compte à l’instant, mais c’était trop tard. Quand des paroles sont prononcées, on ne peut les effacer ni gommer la douleur qui va avec.
Pierre la quittait sans un regard, dans l’impossibilité de soutenir les yeux de celle dont il avait conscience de détruire sa vie.
Annie tenta une gifle. Pierre l’esquiva de justesse.
— Tu ne peux pas me faire cela, s’écria-t-elle, sous le choc.
— Je pars, j’en ai marre de ta jalousie. Tu m’étouffes.
« Une moitié d’orange coupée en deux, voilà ce que je deviens. »
— Pourquoi t’être marié alors, si c’est pour partir aujourd’hui ?
Et là, la réponse fut on ne peut plus dévastatrice.
— Je n’ai jamais voulu me marier, hurla Pierre qui se tenait debout raide de tous ses muscles.
Abasourdie, Annie n’en revenait pas. « Je n’ai jamais voulu me marier ! » Quelle ironie ! Pourtant sur les photos, ce jour-là, son mari arborait un immense sourire. Sa montagne s’effondrait. Pendant toutes ces années, elle avait toujours cru en un mariage heureux, en un amour inconditionnel, en une vie tranquille, sans une seule dispute.
« Si j’avais un couteau sous la main… »
Pierre ne souriait pas, au contraire, il affichait son visage des jours graves, des jours de deuil. Il n’y a pas de bonne façon d’annoncer que l’on quitte la personne qu’on aime.
Il n’y a pas de bonne façon de se retrouver rejeté.
« Tout ce que je voulais, c’était d’être une bonne mère de famille, aimer mon mari. »
Désespérée, Annie commençait à comprendre qu’en réalité Pierre s’était masqué derrière une gentillesse exacerbée, un repli sur lui-même, introverti dans ses émotions. Et quand le masque était tombé, cela engendra du mal, alors son vrai visage était apparu dans toute la monstruosité de celui qui déserte son mariage.
De toute façon, à force de cacher les sentiments, les masques tombent toujours à long terme. Ils deviennent sinistres, empreints d’un goût d’amertume.
Annie regarda avec attention les lèvres charnues qui avaient comblé sa féminité à mainte reprise. Cette bouche devenue amère lui infligeait maintenant tellement de haine.
« C’est fini, je n’ai jamais voulu me marier. » Le cerveau d’Annie avait basculé en mode survie, ne voulait rien savoir, ne voulait plus rien entendre et surtout pas ressentir. Mais les mots ne mentent pas. Jamais.
Et puis la nuit de la veille lui revient en mémoire : ils avaient été intimes. Le couple avait partagé le lit, peau contre peau, corps contre corps. À ce moment-là, est-ce qu’il ressentait encore de l’amour pour elle ou avait-il fait semblant de jouir ?
La prise de conscience d’Annie fut violente : c’était une décennie de sa vie jetée en pâture aux cochons.
La cinquantenaire basculait du côté sombre de l’amour, de la force, au bout des siennes, mais pour Pierre, sa volonté avait mûri en seulement quelques mois. La conviction qu’il n’était plus heureux dans ce couple vide de sa substance. Un couple de vieux plus que des amants, plus un frère et une sœur cohabitant sous le même toit. L’envie de partir s’était nourrie de toutes les frustrations refoulées accumulées depuis des années, les regrets de n’être qu’une plante au milieu du salon, de la mauvaise herbe. Un homme en carton. Puis vint le dégoût. Sa femme avait étouffé sa masculinité comme une mère couve trop son enfant. Pierre allait fêter ses cinquante ans. Ce manque de liberté le tuait à petit feu. Il ressentait le manque de soleil, de vagues salées, d’horizon, de bateau ivre au gré des vents.
Ainsi, Pierre n’avait pas vraiment de reproches contre sa femme, c’était juste l’usure du temps, et cette jalousie maladive, cette facilité qu’elle avait d’anticiper ses moindres désirs. Combien de fois, il avait retenu un geste malencontreux qui aurait pu m’être fin à tout ce marasme depuis longtemps ! Trop de temps.
L’un et l’autre avaient mis trop de passion dans ce mariage, trop de dépendance, trop de tout, alors qu’il n’avait pas eu d’enfants. Peut-être que c’était la raison de cette séparation, le manque d’un autre amour.
Un instant après, Pierre avait regretté ses paroles. Trop tard pour faire marche arrière. Enfin, il avait soulagé sa conscience, vidé son cœur, son chagrin. Pour Annie, c’était le début de l’enfer, des questions, des doutes, la destruction de son estime, la remise en question de son intégrité de femme.
« Je ne veux pas qu’on se perde encore une fois », lui avait-il dit au cours d’une nouvelle dispute quelques jours auparavant. « Tu es mon amour », se souvient-elle. Et d’un coup, ce fut évident, « tu es mon amour », ne veut rien dire, c’est creux et léger, comme un bâton de craie qui s’effrite. C’est du vent. « Tu es mon amour », cela n’a pas de sens. Cela ne veut pas dire : je t’aime.
Et c’était sur cette dernière pensée qu’Annie regarda son mari monter les escaliers jusqu’à leur chambre, prendre quelques affaires, claquer la porte sur leur mariage sans un regard pour celle qui partageait sa vie depuis si longtemps. Peut-être trop de temps.
« Comment accepter l’inacceptable, surtout quand on ne s’y attend pas ? », se dit-elle dans une réflexion stérile d’un cœur brisé. Maintenant, les larmes pouvaient couler et la colère s’exprimer.
Pour tout le monde dorénavant ce sera « Pierre et Annie divorcent. »
Pour ses amies, ce sera « Annie divorce. »
« Divorce. »
Un sacré coup de poignard.