Quand j'arrive à Grenade, il fait nuit.
Si les espagnols ne vivaient pas la nuit, je dirais même que j'arrive à une heure assez avancée de la nuit, incognito. Mais c'est l'Espagne et ce n'est pas le cas : jusqu'à une heure du matin les rues restent bruyantes et les commerces éclairés.
Mon bus avait eu du retard. À la moitié du voyage, un orage comme je n'en avais jamais vu s'était abattu sur la région – immense, à perte de vue un ciel lourd, orange, diluvien. Arrivé à Madrid, la police avait fermé certaines rues inondées sous plus de cinquante centimètres de pluie. J'admire ces espagnols qui, avec déjà plus de deux heures de retard, se contentaient de sourire d'essayer, chacun leur tour, de guider le chauffeur perdu du mieux qu'ils pouvaient. On tourna aux abords de la ville pendant plus d'une heure.
Bien sûr, on pouvait tout de même sentir une aura de crainte planer dans le bus, mais je l'attribuerais plutôt à l'inquiétante ombre du ciel. Moi, je m'étais endormi pendant que ces trombes d'eau tambourinaient aux fenêtres. Des nuages du noir le plus véritable que je n'avais jamais vu – je ne cessais de me le répéter. Lumière de déluge. La fin du monde qui filtrait au travers l'encre, dégoulinant sur les plaines castillanes.
Je m'étais endormi pendant l'apocalypse.
Quand j'arrive à Grenade, il fait nuit. La station de
autobuses se trouve loin du centre-ville, et à cette heure-là, pas de service nocturne ; je dois marcher. Je grimace ; ma canne grince en frappant les trottoirs. C'est loin, mon hôtel est bien trop loin – je dois faire des pauses toutes les quinze minutes pour ménager mon genou. Une marche de la honte pour moi ; je baisse les yeux devant les gens. J'en croise beaucoup, alors, je ne vois plus que mes pieds. Contact du métal et de la pierre, irrégularité de ma canne. Je lorgne un peu les lumières accrochées aux fenêtres. Les espagnols ne dorment donc jamais ? Des familles sortent des halls, poussant des landaus en parlant fort – mais quelle heure est-il ? Si je ne connais même pas le jour, sans doute la chaleur de saison elle donne des explications quant à ces baladeurs nocturnes – aux abords de la ville, loin des magasins et des monuments, là où dorment les habitants qui la font vivre.
Même la nuit il fait vingt quatre degrés ; l'été. Tout le monde ne cherche qu'à respirer. Je baisse les yeux, je pense au bruit de ma canne qui doit faire retourner les sommeils agacés par la chaleur et les moustiques, metronome traversant toutes les fenêtres des artères, ouvertes.
Mon corps n'en peut plus, sapé par la fatigue et la douleur. Rien ne m'intéresse dans cette ville ce soir – sauf les marches de la cathédrale, où je m'arrête, bien forcé.
Après une éternité de lenteur et de grands boulevards chics et chers – les gens bien habillés me dépassent si vite... – j'aperçois un arc en pierre, une porte ancienne qui fait quitter le centre-ville moderne pour s'engouffrer dans les ruelles mauresques.
Passée, ma concentration fugacement réunie pour éviter de me perdre se brise sur une petite échoppe. Petits lampions multicolores suspendus à l'entrée, éclairant simili or de la décoration. Je m'arrête. J'hésite. J'ai encore de la route pour arriver à mon hôtel et, je ne suis plus à une demie-heure près – quelle heure est-il, au juste ? Je ne préfère pas le savoir, mon corps a senti les heures défiler depuis mon arrivée.
Les petites tables en verre ont des pieds en fer forgé, sculpté en formes gracieuses, en tiges, en fleurs, en pattes de lions aux détails soignés. Les petits coussins où je m'assois sont orange, verts, rouges, brodés en or de fresques, d'arabesques. Je suis silencieux devant mon thé à la menthe, mes petits gâteaux gras qui me rappellent des goûts oubliés. L'homme de la maison : un vieux monsieur bedonnant, grisonnant, sans sourire mais aux yeux d'une gentillesse qui ne peut être feinte.
***
Depuis la
puerta Elvira on entend de l'agitation : le bruit des sabots, des voix gaillardes et du métal clinquant qui se répercute de brique en brique. La nuit, il y a toujours de l'agitation, toujours des voyageurs, des caravanes ou des délégations diplomatique venues de loin. Toutes et tous entrent dans le quartier par cette même rue, la mienne, l'artère vitale de
Granata. Les habitants de la ville ne viennent pas ici, la nuit, pour souffler de la chaleur du jour : ici les thés sont chers, plus chers qu'ailleurs. Ici, au pied du château de notre Émir.
Cette fois-ci – je ne sais si c'est à cause de la fatigue – les bruits me paraissent différents ou plutôt, amplifiés. Trop de chevaux pour une caravane, trop de chariots pour des voyageurs, trop d'armes claquant aux cuisses pour une simple délégation.
Je passe la tête à travers le rideau de perles ; mon père siffle entre ses dents – ses babouches glissent jusqu'à moi pour me tirer par le col.
« Tu as vu tous ces soldats ?!
– Tais-toi. Pas nos affaires. »
Mon père. Je tiens avec lui la petite boutique où nous vivons, sur la Grand-rue – quand je n'étudie pas les cours qui « lui coûtent une fortune », mais qu'il paye pour la réputation de notre famille : des générations de marchands oui, mais lettrés. Avec ma mère, aussi, qui elle s'occupe des pâtisseries en arrière-boutique. Et c'est comme ça depuis mon arrière-grand-père. Un jour je tiendrai moi aussi la boutique avec mon propre fils, et les lettres de notre échoppe continueront à contribuer à la renommée de la ville. La « renommée », la gloire – quelle gloire ? – je me dis, y a-t-il vraiment une gloire à cela ? Je vois les soldats passer, ils ont de l'or sur leurs casques ; je me dis que trop jeune j'ai vu et parlé à trop de voyageurs, riches et errants, de toutes les contrées de tous les continents, trop pour que luise à mes yeux la gloire du bout de ma rue, peut-être.
Mon père peste contre les soldats, il dit qu'il n'en a jamais vu autant déambuler dans la ville depuis quelques années.
Mon père. Il perd ses cheveux à force de s'inquiéter pour ses affaires qui elles, se contentent de lui faire enfler la panse – les plaisanteries de ma mère. Il peste contre l'Émir, mais il le fait bien bas ; on ne sait jamais qui écoute.
Silence dans la rue. Tintement de perles en bois. Le regard de mon père.
Un homme, élégant au bouc long, tressé, entre sans même nous regarder. Il est enturbanné comme un noble ; il a à la taille, saillant de sa tunique, le pommeau d'un poignard en or serti d'émeraude. Sans un mot il fait lentement le tour de notre boutique, inspectant la décoration – nous, figés.
« Du bon goût. Ici c'est bien. »
Deux gardes, dont les ombres bouchaient alors l'entrée au-dehors, entrent avec à leur suite deux serviteurs. Un dernier servant vient après eux, l'air absent, flottant dans sa tunique. La petite suite s'affaire pour occuper, organiser l'espace selon le goût de leur maître ; mon père se triture nerveusement les mains. L'autre est resté dans l'entrée, la mine basse, il doit avoir le même âge que moi, seize, dix-sept ans.
« Voyez-vous, certains laissent à leur laquais le soin de choisir les lieux où s'arrêter. Grand bien leur en fasse, pas moi.
Vous avez une très belle échoppe. Vrai or ?
– Plaqué majesté. Le meilleur artisan-doreur de tout Albaicin.
– Je ferai en sorte qu'on le reçoive au château, c'est du très bon travail. »
Le sourire de mon père. Ma mère arrive avec le thé, on prépare le narguilé, les plateaux d'argent et les petits gâteaux ; en cuisine on s'affaire tous, le fracas des placards. J'entends le bruit des ustensiles, des directives soufflées par mon père – un « Assieds-toi idiot » à côté – j'entends chuchoter ma mère « Mais qui c'est ? », silence, silence, lui intime mon père, paniqué, les yeux ronds. Il n'en sait vraisemblablement rien non plus mais ne le laissera pas transparaître une seconde, comme s'il était bien évidemment habitué à recevoir de telles éminences.
Mes parents vont et viennent, parlent ou se taisent, ont les gestes qu'il faut ; une fois posé le narguilé, je reste un peu pantelant entre le salon et la cuisine, le temps d'une seconde ne sachant que faire. Sans que je ne réalise, le noble se lève d'un bond vers moi, me colle – son souffle sur mon visage.
« Viens, regarde. »
Il me prend par l'épaule, avec une étonnante douceur et ouvre les rideaux pour balayer la rue de sa main. Dehors, toute sa suite. Six porteurs à côté d'une chaise en or et draps rouges, deux diligences où loge sans doute son harem, et surtout, des dizaines et des dizaines de fantassins d'élite, un nombre de cavaliers que je ne parviens pas à compter.
« Ça t’impressionne, pas vrai ? Tout est pour toi. Vraiment, je t'assure.
Notre « émir » Boadbil convoque tous ses Coras pour faire parvenir des troupes à la ville. Je m’exécute, donc, et voilà tous mes meilleurs soldats au service de ta protection ; de notre capitale. »
Sur le même ton mais plus fort : « Et vous allez protéger ce jeune homme comme si c'était mon propre fils. » Il rit.
Nous rentrons. Sa main n'a pas quitté mon épaule et me pousse à m'asseoir à côté de lui ; il continue.
« Avec ces catholiques, rien n'est plus sûr, parait-il...
– Ah c'est bien vrai majesté ! Au moins avec les Aragonais, les Castillans, nous savions à quoi nous en tenir, mais avec ces nouveaux fanatiques...
– Mon ami, ne parlons pas politique, je suis venu me désaltérer.
– Mes excuses majesté. »
Mon père repart, livide de son intervention ratée.
« Passons sur la politique, ce qui m'amène personnellement c'est la famille. Très important la famille. Je suis venu voir mon cousin pour lui ramener ce jardinier. J'en suis fort mécontent. Si tu veux mon avis mon garçon, nous allons le pendre. Ne fais pas cette tête : regarde-le bien et prends bien garde à toujours écouter ton père. La famille, comme les règles, c'est sacré. »
Silence froid. Du coin de l’œil je vois mes parents debout dans un coin de la pièce. Je regarde le jardinier en effet – depuis qu'ils sont arrivés je ne fais que ça en réalité. Alors, comme on parle de lui, le jeune homme lève enfin les yeux du sol qu'il fixait. Il me regarde et sourit.
Petit, chétif, ses yeux enfoncés dans son crâne semblent eux-mêmes ne pas vouloir qu'on les remarque – ce qui est impossible car ils brillent d'une lueur que je ne saurais qualifier... C'est seulement là que je comprends pourquoi il s'obstinait à fixer le sol : des bleus violacés parsèment son cou et ses pommettes.
Nous restons tous là sans rien dire.
Le noble souffle sa fumée de narguilé sur le jardinier, d'un air contenté, supérieur, avec cet inlassable regard mauvais – j'arrive à le qualifier, son air énigmatique, maintenant que ses ongles ont cessé de se planter dans mon omoplate. Un regard mauvais. Le jeune homme baisse les yeux quand la fumée s'évapore, de même que s'abaisse la lueur qui brille en lui, celle du défi perpétuel et déterminé.
Ils partent, finalement, après quelques discussions d'usage avec mon père sur l'état des routes depuis Almeira, la difficulté du voyage ; quelques platitudes lasses. Ils nous payent grassement, comme jamais ce n'était arrivé pour si peu. Des ordres criés, des bruits métalliques, et puis la rumeur de la troupe s'estompe enfin de la rue Elvira ; les têtes sortent alors une à une des fenêtres des maisons et des étages, toutes pour regarder vers chez nous.
Le dernier sourire de ce jeune jardinier à qui l'on a annoncé la mort, me reste et me hante.
***
Mon hôtel se situe en plein cœur du quartier d'Albaicin. Le vieux quartier Maure. Même là, il y a des églises, bien sûr, je n'imagine pas en bon Européen de l'Ouest une ville sans église. Et pourtant, ici elles sont anecdotiques, presque anomalistiques. L'Andalousie, tout le sud de l'Espagne, n'est devenue totalement catholique que lors de la même année de découverte – accidentelle – de l'Amérique. Du moins le dernier bastion Maure de l'Andalousie. Je m'imagine mal une Espagne Arabe et pourtant, c'est là sous mes yeux, dans ce quartier même. Les petites ruelles, les façades hautes à créneaux sculptés, aux angles comme des tours minarets miniatures, les devantures de portes en motifs d'arabesques ; la couleur terre, sable et les murs colorés oranges, rouges. Les petits salons qui font pendre des lampes et des encensoirs, les fragrances de thés et de coriandres précieuses alternants leurs odeurs sur chaque étals.
Je suis retourné manger au même endroit où je m'étais arrêté la veille, en quête de repères. On m'a accueilli comme un étranger ; le vieil homme avec qui j'avais conversé n'était pas là. J'y retournerai ce soir.
Lorsque je lève les yeux, en me baladant, je vois les murailles crénelées qui me toisent. Tout en haut de la colline rocheuse, le palais de l'Alhambra et son parc surplombent la ville. À ses pieds pavés, d'un côté le profil des maisons acculées les unes contre les autres, de l'autre une petite rivière envahie de végétation qui court en delà de la ville qui elle, monte. Le Dario, jadis rivière qui a fait construire des ponts et où l'on peut désormais faire barboter nos pieds. Un vieux pont. Un restaurant où les musiciens viennent jouer quand l'ombre est bonne. En suivant cette route, passés les commerces aux épices et les églises coloniales, on débouche sur une grande place, toute en longueur. Elle se cherche de l'ombre, recouverte par les terrasses de plusieurs cafés-restaurants, sous des toits de tuiles. Une fontaine. La rivière et le palais ; la promenade des touristes.
Paseo de los tristes. J'y viens en début d'après-midi – et tous mes débuts d'après-midi se passeront là – pour boire un thé malgré la chaleur, pour lire un peu.
Le serveur, toujours le même, connaît des bribes de langues de toute l'Europe ; il court sans arrêt, tantôt avec des blagues qui ne font rire personne mais toujours souriant, tantôt s'épongeant le crâne perlant de sueur. Je le déconcerte, il s'amuse à deviner ce que je vais commander : j'ai pour habitude de ne jamais commander deux fois de suite la même chose. Je viens là pour lire, surtout, pour réfléchir.
L'Alhambra me toise. Je ne suis pas capable d'y aller. « Oh comme c'est magnifique ! », « Un vrai bijou. » « Il faut l'avoir vu ! » J'entends les touristes babiller ça sans cesse, en anglais, en italien, en allemand, en français. Je n'entends plus le silence et ce palais censé protéger la ville semble me menacer.
Je ne peux plus marcher. Le verdict est tombé. Il était en espagnol, je n'étais pas certain d'avoir compris. Je ne pourrai plus jamais marcher comme avant, on me l'a confirmé en français. Il y a eu l'opération, il y a eu la réduction, il y a eu les attelles, les médicaments ; il n'y a rien à faire, malgré tout cela je ne pourrai plus marcher normalement. J'ai recommencé à fumer.
Plus de sport. Plus de randonnées dans mon Auvergne natale, plus de course folle à la sortie des bars ni dans les champs, plus de vélo, plus de longues journées de marche à travers des lieux inconnus à me perdre dans les rues ; mon futur est rivé à cette canne.
Je me fais pitié. J'ai l'air étrange dans mes vieux habits délavés, trop portés, étrange avec ma dégaine et mes cheveux trop longs et gras – mon petit sac en bandoulière usé, aussi vieux que mes voyages. J'ai l'air étrange et je le sens à travers les regards qui le pensent. J'essaye de les faire taire, en me cachant derrière une casquette qui couvre mes yeux. J'ai l'air piteux et je le sais.
Paseo de los tristes, je suis au bon endroit.
Sur la place, tout au long de la journée, les joueurs de musiques se succèdent. Concert de fond, de rue, permanent – même sous le cagnard qui mange les peaux, loin des demies-ombres. L'endroit est bon, ils le savent.
Un vieux guitariste se plante là. Il laisse passer quelques instants, le temps que le groupe précédent parte, quelques instants encore et on le voit qui arme ses cordes. Patient. Un vieux guitariste à la peau cramée par le soleil. Il joue lentement, à la guitare sèche. Quelques accords graves, équilibristes, traînant félinement et soudain claquant, vifs et puis reprenant, plaintive soliloquie. Des airs qui me déciment complètement l'âme résonnent cet après-midi.
Marcher ; se vider la tête, laisser ses pensées s'en aller, approcher son bruit interne, l'apprivoiser pour l'unir à la secousse de chaque pas. Se dompter. S'en aller, non plus de soi, non plus du monde, s'en aller simplement pour retrouver dans l'acte le plus basique la distance qui fait voir la matière de la vie. Laisser ce bruit interne se faire engloutir par la fureur du monde : se désintégrer en s'intégrant à soi-même. Alors et seulement là, la fureur n'est plus qu'observation, un constat de la vie. Fureur contre fureur ; ces maudits arcs calmes qui en sous-tendent l'architecture sont là à portée de pas. J'en rajoute, peut-être, je m'aveugle sans doute de quelque obscurité, de quelque endeuillement qui ne passe pas et qui m'empêche d'avancer, me fait vomir même de le penser en ces termes – je n'en ressens pas moins la violence.
C'était – et je ne réalise que maintenant à quel point – mon seul véritable, et naturel, moyen de contrôle sur moi. J'entends, de décompression, une soupape comme une pièce hors-temps où je me réfugiais inconsciemment. J'ai toutes ces fois qui me reviennent en tête où marchant rapidement dans l'air vif, énervé, j'ai évité de dire des choses à ceux que j'aime que j'aurais regretté à jamais, ainsi, grâce à ces fuites vite rattrapées par l’apaisement de la marche. C'était ma force de méditation active, m'ayant miraculeusement fait trouver certaines solutions à mes soucis ; je n'ai jamais tenu en place, pas même dans mon berceau, s'esclaffait ma mère.
Tout ça c'est fini.
J'aimerais tout recommencer.
Je veux tout recommencer.
Je vais tout recommencer.
Trouver un endroit en Espagne, tranquille, où ma famille pourrait venir me voir et me dire « qu'ici je suis bien ».
Un bassiste, un guitariste ; des rastas français jouent. Ils jouent bien, reprenant à leur façon des classiques espagnols.
Quand ils s'approchent, tendant leur chapeau et que je tends une pièce :
« Non, non, t'inquiètes. T'es en galère aussi, ça nous fait plaisir. »
J'ai l'air si mal que ça, pas vrai ?
J'hésite dans ce même mouvement vacillant à quitter la place ; à peine ceux-ci partis qu'un nouveau musicien arrive, une guitare électrique enchaîne. J'hésite alors quand je vois ces français partir et rire avec leurs batteries sous les bras.
Mais il y a cette musique qui plante ses griffes en moi – demie génuflexion et finalement je me rassois. Ces rythmes tapés rapidement, frénétiquement, l'écho des andalousieries sèches et chantantes d'auparavant mais sur des cordes métal, raides, la nervosité et l'inquiétude tourbillonnante propre à la matière des sentiments. Ces sons stridents se répercutent à l'unisson des gémissements de mon cœur.
***
Au même titre que la nuit l'on entend les plus grands bruits venant de l'entrée Elvira, le jour, ce sont les tumultes de la vie de
Paseo de los tristes qui viennent s'échouer jusqu'à notre porte.
Je dis la vie, je devrais dire la mort.
Je sais sans le voir que déjà les soldats arrivés la veille s'affairent sur la place publique.
Je me souviens d'il y a quelques années encore auparavant, quand j'étais jeune, que juifs, catholiques, tous ensemble vivions sans méfiance à
Granata ; la ville était même réputée pour cela.
Mon père dit qu'Al-Andalus est morte. Que sa superbe avait déjà disparue bien avant sa naissance, que tout est voué à mourir désormais. On a trop permis aux autres nations de se mêler de notre indépendance, de s'introduire dans notre politique – c'est ce qu'il dit. J'entends que les rois catholiques s'approchent de nos portes ; j'entends le murmure des familles catholiques qui fuient la ville, tard la nuit. J'entends les foules qui regardent pendre les opposants à l'Émir, là-bas sur la place.
Un marchand d'Almeira apporte aujourd'hui une cargaison de bougies, mon père est parti avec lui pour lui faire visiter la ville – c'est un vieil ami – me laissant seul avec ladite livraison. Le sale travail de déchargement et rangement est naturellement pour moi.
« Tu verras quand tu auras un fils, mon fils. » On verra. En attendant, notre cour ressemble à un capharnaüm sans nom dont je commence à désespérer un jour d'en venir à bout – a-t-on réellement besoin d’autant de bougies ?
« Shhhh ! » Je me retourne. « Shhhh ! » Mouvement dans un coin ombrageux.
Le jardinier. Je dois avoir l'air terrifié.
« Mais... »
Il s'approche rapidement, voûté comme pour rester discret. Il parle vite, avec une voix douce pour me rassurer.
« Shh. Fais pas cette tête, je sais ce que je fais. Oh ! je ne vais rien te faire t'inquiètes, ce n'est pas moi qui frappe les gens, tu sais...
Ils pensent qu'en m'amenant ici, le goût de fuir les palais me passera. C'est tout l'inverse, si seulement ils savaient.
Écoute, je dois faire vite : s'il te plaît, rejoins-moi à la
Puerta de las Grenadas, à vingt-trois heures. Il n'y a pas de garde à cette heure-là, c'est la relève.
– C'est que...
– S'il te plaît. Demain sinon ?
– Demain.
– Parfait. Tourne-toi.
– Comment ça ?
– Je ne voudrais pas que tu voie mon secret. »
Son sourire est tellement joueur que je m'exécute, hébété – je n'ai pas encore eu le temps de réaliser ce qu'il se passe. J'entends des bruits de frottement, de tuiles. En tournant la tête, je vois un pied disparaître au bord du toit. Plus rien. Son sourire surgit d'un coup au-dessus du vide.
« Je t'avais dit de ne pas te retourner ! »
***
Je me trouve toujours sur la place. J'y reviens, j'y passe tout mon temps. Depuis l'autre jour, c'est comme si quelque chose s'y est brisé, resté en suspens sans que je ne puisse le définir – je voulais revoir ce guitariste, par fascination morbide de son jeu de doigts triste.
Je m'y sens déconnecté ; je vois la vie qui continue, qui coule doucement sur moi ; les gens qui passent, ceux qui parlent, ceux qui fument, ceux qui s'embrassent et marchent bras dessus bras dessous, les familles qui rappellent leurs enfants qui courent, les petites vieilles qui promènent leurs petits chiens, les musiciens qui continuent leur bal avec dans leurs instruments toutes les couleurs des sentiments, les serveurs qui s'épongent, le soleil qui décline et qui dessine ses ombres. Je vois l'après-midi qui passe et j'ai cette impression d’accéléré, comme si le monde autour était réglé sur un tempo plus rapide que le mien.
Je ne fais rien d'autre qu'observer. D'abord, la sensation n'est pas désagréable, un peu comme un reptile qui tente de garder son sang-froid et se prélasse à l'ombre. Mais ensuite... En toile de fond, je sens au fil des heures, des jours qui passent à coup de musique triste quelque chose qui s'infuse en moi, qui vient à moi. Innommable.
Et puis, alors que je me perds inlassablement dans mes pensées, le serveur m'interrompt et un peu gêné me demande de partir. Les bars ferment, il est tard, la nuit est noire. Je n'y avais pas prêté attention. Quand je me relève, chancelant et étonné, la place a totalement changé d'aspect. Les familles, les touristes, ont déserté la place, plus de flash ni de braillements. Je pars. Je n'ai pas pris de veste, une légère brise souffle mais il ne fait pas si froid. Courbaturé d'être resté aussi longtemps assis, je me dirige d'un pas lourd vers le muret de la place, donnant vue sur le Dario et son roulis, l'Alhambra et la lune. J'aperçois quelques musiciens qui me sont familiers, réunis plus loin, enchaînant les canettes de bière. Les derniers clients des bars se dispersent rapidement dans les ruelles, ne reste plus qu'un petit groupe de jeunes squattant pour fumer des joints. Je n'ai pas envie de rentrer à l'hôtel sans sommeil – il est tout proche de toute façon. Alors je reste un peu, comme émergeant d'un long coma interne, éveillé par tous les stimulus d'une place presque nouvelle qui s'agite devant moi. Le jour et la nuit.
Plus de touristes et pourtant, la place grouille de monde – bien plus qu'auparavant à vrai dire.
Des couples, je vois des couples partout. Ils se tiennent la main, ils s'embrassent, s'enlacent, se tiennent par la taille et rient. Ils sont par groupes d'amis, et ceux qui viennent seuls discutent avec les autres venus seuls arborant des sourires qui ne se cachent pas.
Paseo de los tristes dans la profondeur de sa nuit est un lieu de rencontre gay. L'idée me fait sourire, le contraste avec les familles aux parents portant des bananes à la taille, et autres bob colorés typiques de touristes BCBG ? Sans doute.
Eux en tout cas, respirent bien plus la joie de vivre que ces cars d'allemands. Tous sont là pour être libres, parler fort, rire, rencontrer; plus que tout, pour désirer et se sentir désirés.
Là par hasard dans mes vieilles fringues, claudiquant avec mes allures de destin brisé, je me sens sale - tous bien lavés, sentant bons, rasés, des habits taillés pour l'été, colorés pour qu'on les remarque. Je voudrais me terrer dans un coin. Envolée la sensation de joie collective ; je me suis vu dans la foule et c'est comme si tout le monde me voyait. La place est remplie. Je traverse aussi vite que ma jambe le permet.
La porte de l'hôtel, close et froide, me renvoie à ma propre stupidité. Ces gens attendent la nuit pour pouvoir vivre à l'air libre comme ils le souhaitent, de peur du jugement des autres.
Moi, j'ai peur de leur propre jugement ; je n'ai pas peur du noir, j'ai peur des ombres qui pourraient s'y terrer, qui pourraient me voir.
Je ne suis nulle part – et j'aime l'être, je crois. Mais ce soir dans mon lit, dans le noir, à ne pas arriver à dormir et à ne trouver que la vue de l'obscurité, à tourner et retourner des pensées fausses, qui n'expliquent pas ce mal que je ressens, je dois l'avouer pour la première fois depuis ma fuite je me sens seul.
***
« Psst. »
Devant l'arche de la
Puerta, – deux lions sculptés veillent sur elle – la nuit, les étoiles brillent par-delà les oriflammes des murailles.
Une main venue de nulle part m'agrippe et me tire vers elle ; au-delà de la
puerta Grenadas, un garde s’apprête au demi-tour tranquille de sa ronde.
« Alors, pas mal ma planque pas vrai ? »
Il n'y a pas de planque. Tout juste un recoin de mur dans l'angle mort de la vue de la garde de nuit.
Resté dans l'élan qui m'a entraîné là, le jardinier me tient contre lui, une main dans mon dos ; il me lâche brusquement – mes yeux ont dû lui dire ma gêne avant moi.
Il commence à me parler – je ne me rappelle plus trop mes réponses, ses premières questions, oubliées dans un instant flottant. Il plaisante et parle beaucoup, pour me mettre à l'aise. Il plaisante – il a toujours cet air qui plaisante sans cesse, derrière ses fossettes qui cachent les marques de coups – mais je sens dans ses gestes une impuissance : il ne sait par où commencer. Je me dis, peut-être que là, face à moi, inconnu, il se rend compte de son erreur – et moi ? Pourquoi suis-je venu, c'est stupide.
« Attends. »
Il me fait signe de me taire, penche la tête en travers de la colonne en pierre.
« Tiens, regarde. »
Et je regarde. Hésitant. Le garde nous tourne le dos.
« À droite, cette allée monte sur plus de cinq-cents mètres. Tout le long de l'allée est bordé de sycomores centenaires. Un cadeau d'un roi quelconque. Au bout du chemin, il y a un jardin. Tu aimerais beaucoup, je pense. Qu'est-ce que je raconte : tu tomberais par terre en voyant ces plantes merveilleuses. Et les odeurs,
Mash'allah....
La première fois, j'ai cru que j'allais m'évanouir – j'exagère à peine, normalement, j'ai l'habitude. Mais là... La nuit tiens, lorsqu'il fait pleine lune, tout le jardin s'illumine des couleurs pastels des fleurs, comme... des étoiles arc-en-ciel qu'on peut enfin approcher.
Le chemin de gauche, qui monte en une pente inhumaine là, il mène au palais. Trois fois plus de gardes par là-bas. Il y a des bancs tous les vingt mètres – la pente est vraiment aussi rude qu'elle en a l'air, si ce n'est plus. À chaque fois elle m'achève.
J'habite là-haut. Il y a aussi des jardins, plus petits. Les jardins personnels de l’Émir. Je m'occupe des plantes, arrose les fleurs, arrange la coupe des arbustes : j'y assiste le maître jardinier. Et... »
Il s'arrête. Je mets du temps à décrocher mes yeux de ces allées ; je mets du temps à comprendre pourquoi il s'arrête si soudainement. Il regardait les rêveries dans mes yeux durant tout ce temps. C'est ce qu'il me dit.
Ensuite il me dit qu'il part. Il me dit qu'on ne pourra pas se voir tous les soirs, seulement certains où les heures de relève de la garde correspondent, seulement une heure au maximum.
Alors il part, et je reste là à mettre du temps pour reprendre le chemin de ma maison où mon lit est froid.
Je me dis que c'est stupide. Que c'est dangereux. J'y retourne tout de même. Chaque soir – j'en apprends un peu plus, sur lui, un peu, sur la vie à l'Alhambra, beaucoup, sur la coupe des roses, surtout – c'est comme l'impatience d'un infini qui ne se dévoile pas assez vite. J'y retourne encore et encore.
Un soir alors que l'on parle, à force de questions, il se décide à se livrer – il prend un air grave. Je sais qu'il me dit la vérité, cela lui pèse et il ne souhaite plus me le cacher.
Il dit être le neveu de l’Émir Boadbil. Contrairement à tous ses cousins, il n'a aucune ambition de pouvoir, rien : il veut être jardinier et c'est tout ce qui lui convient. Évidemment, sa requête ne fut pas acceptée dans un premier temps, l’Émir comme son père, le rejetèrent. Un jour, voyant avec quel soin il s'occupait des roses sous son balcon, le vieux Boadbil se prit finalement d'affection pour lui et décida de le protéger.
L'envoyer chez cet homme dans la province d'Almeira était une punition – bien méritée, semble-t-il sans qu'il m'en dise plus – pour quelque escapade nocturne. Il me rassure, avec moi il ne prend pas de risque, il sait comment éviter ça désormais.
Il me raconte donc que tout le chemin du retour vers
Granata, il souriait car il savait que ces menaces n'étaient que mensonges, et que de surcroît, l’Émir Boadbil n'allait pas apprécier le traitement qu'on lui avait administré. Et c'est ce qui se passa. Mohammed XIII se fit passer un savon.
Mon ami se demande si dans le fond, tout cela n'était pas fait exprès. Tout le monde sait que les proches de l’Émir conspirent contre lui – le temps et la vieillesse elles-mêmes. L'accord de trêve avec les Castillans n'est jamais passé auprès de certains, malgré le pacifisme de cette décision ; la moindre occasion semble bonne pour l'atteindre, le fragiliser ou pire, se rapprocher de lui et de sa cour conspiratrice. Le vieux le sait, il prend patience : il est juste, mais impuissant. Mon ami, avec son exagération habituelle, me dit tout cela avec une réelle inquiétude, qui n'a d'égal que sa sympathie pour le vieux Boadbil.
Un autre soir, il refuse de me donner son nom, expliquant qu'il aime bien que je l'appelle le jardinier – il dit que c'est pour me protéger, aussi, qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Le soir suivant il m'apprend qu'il s'appelle Nordine.
Une autre fois, il arrive tout sourire – éternel – et m'explique un système qu'il a trouvé afin que l'on puisse se retrouver sans risque. Environ tous les deux jours, son maître l’envoie en ville pour faire des achats divers. Chaque fois il passe par une petite rue que je connais bien, non loin de chez moi – il a reconnu cette ruelle à partir de petites histoires et de souvenirs de mon enfance, que je lui ai racontés.
Désormais, chaque fois qu'il y passe, il accroche un pétale d'une fleur différente à une petite lanterne abandonnée ; c'est comme cela qu'on se donne rendez-vous. Un code floral est né pour se donner toute sorte de messages que nous seuls connaissons.
Chaque jour, j'ai le cœur qui tambourine à mes oreilles à l'idée de voir apparaître dans cette rue une orchidée ; chaque jour d'absence est un jour sans nuit, chaque jour fleuri est une couleur à cueillir.
Lorsque l'on se quitte – la nuit, ses ombres et ses jours qui la précèdent que l'on ne compte pas – je descends la rue en laissant l'arche et ses lions armés de pétales ; mes yeux se troublent lorsque je regarde trop longtemps le sentier grimpant de l'Alhambra, sur lequel je ne marcherai jamais.
***
Les blocs de l'arche si blancs – lavés, polis, restaurés comme neufs, trop neufs – se trempent dans le halo orangé des lampadaires. Ses grandes colonnes comme des gardiennes sont encastrées entre les maisons, et derrière se profile un chemin plus ancien. Deux petits lions narquois surplombent la porte et m'observent.
Je m'assois face à elle, sur un petit bloc de marbre, balançant au sol le sac plastique que je trimballe partout – s'y trouvent mes quelques affaires les plus précieuses, ma vie tient dans un sac de courses. Je ne peux plus, je ne pourrai pas plus.
Cette nuit comme toutes mes nuits, j'erre; j'erre dans les rues, j'erre trop longtemps, je repousse toujours plus mon corps en marchant dix minutes, vingt minutes, une heure de plus que la veille. Les jointures de mes poings se serrent, blanchissent contenant mal ma douleur grimaçante.
Il y a ces rues qui montent où les maisons s'amoncellent en escalier. Il y a ces rues qui montent et que je prends, chaque soir pour aller un peu plus haut, chaque soir renonçant à mi-pente avec l'envie de pleurer – l'envie de vitres brisées et de ma canne projetée dedans.
J'ai monté cette pente avec toute l'ardeur et la rage que mon ventre et mes yeux pouvaient contenir.
« El jardin del Alhambra esta magnifico. » ;
« The Alhambra's garden is wonderful, if you knew... » Encore et encore ces phrases tournent et tournent dans ma tête. La tourmente des mots du monde qui se moquent de moi – les quelques promeneurs croisés s'inquiètent devant ma flagrante obstination.
Ces murailles hautes, inatteignables.
Ma mâchoire se serre si fort ; je ne contiens plus, je ne me contiens plus. Les larmes viennent poindre.
Je suis au bout de cette route.
Je n'ose à peine regarder la pente doublement plus raide, impitoyable, qui s'envole derrière cette porte. Je ne pourrais jamais la franchir. Jamais. Et jamais je ne pourrais aller plus loin ; et toujours, même la tête entre mes mains, même en fermant les yeux très fort pour me rendre aveugle, toujours sa vision – interdite de cette porte monumentale, qui me hante – me hantera. Et moi, et moi et moi et moi qui ne peux pas et ne pourrais ne serait-ce que la franchir de quelques pas, juste pour pouvoir dire « je suis passé au-dessus de ça ». Juste quelques pas de fierté qui me font m'écrouler devant leur impossibilité, mon impossibilité d'être dans cette situation que je n'accepte pas comme réelle. Mes mains récoltent mes larmes.
Je reste là sans savoir combien de temps. Mes larmes ne coulent pas autant qu'elles semblaient le promettre – les premiers sanglots, volcan et tremblements de corps et torrents et puis, et puis... Larmes vites taries alors ; sécheresse interne, dévorées les douces larmes par leur propre aigreur. Soit : je ne connaîtrai jamais les merveilles de cette ville, les au-delàs précieux, si calmes et si verts. Alors : pour moi que le pavé, les bruits des bars, des bus – les bras de
Paseo de los tristes. Il y a dans ces larmes sèches, trop vite explosées, la résignation de l'échec déjà su, trop longtemps camouflé qui se révèle à la grande nuit – sous l'égide des larmes-lunes invoquant à moi des fantômes hors de l'imaginaire.
Je reste là, à fixer le vide et à laisser mes lèvres se retrousser toutes seules, d'un léger dégoût, d'une profonde tristesse que mes bras, que mes jambes, devenues mousses ne peuvent soutenir – ce corps qui m'abandonne.
Je reste là à fixer le vide – à le contempler, fasciné de sa place en moi. Du coin de l’œil je vois un homme qui s'approche, en contrebas de la rue. C'est la tâche bleu ciel de son t-shirt qui m'a interpellée. J'oscille entre essayer de me redonner une consistance ou arborer un regard mauvais qui intime à l'ignorance de l'autre. J'ai le temps de le voir venir, lui aussi. Il fume. La fumée lentement recrachée pendant sa montée. Toutes mes résolutions s'envolent. Bon sang, il fume.
Lentement, il arrive à mon niveau. Mon espagnol n'est pas des meilleurs, mais je peux tenir un semblant de conversation, en comprenant surtout les mots clés d'une phrase ; lors de ces quelques mots échangés, il tend la tête vers le parc, vers où il semblait se diriger. Il me fait comprendre qu'il n'a pas assez de tabac pour m'en offrir, mais qu'il veut bien partager la sienne avec moi. Il a l'air à la fois d'être pressé de partir, et à la fois d'avoir tout son temps. Il a dû voir mes yeux rougis ; bon sang ce que la nicotine me fait du bien... On ne parle pas, il se contente de s'asseoir à côté de moi ; il ne pose pas de question.
Un chat passe. Un chat noir. On le regarde – il essaye de l'attirer, sans succès. Je souris en voyant cette scène.
Puis il s'en va. Telle une ombre, sans un seul mot ni geste. Le chat reste dans les parages. L'homme disparaît, passé la porte, dans l'allée du parc. Il se retourne, une fois, deux fois à la volée.
Cette intervention extérieure m'a fait du bien, m'a fait souffler. Je me lève. J'hésite une seconde, lorgnant vers la porte, vers une petite sculpture et une fontaine au-delà, pas loin qui... Douleur intolérable. Impossible. Je reste planté à l'entrée. Il vaudrait mieux que je rentre à l'hôtel, que je me repose. De l'autre côté de la porte, je le vois : arrêté à mi-chemin loin sur l'allée, tourné vers moi, planté comme un piquet sans cesser de me fixer.
Demi-tour, demi-tour. Je descends lentement, en mettant tout mon poids sur ma canne qui se glisse dans les interstices du pavé. La rue tourne légèrement. Le bruit de mon sac plastique que je trimballe. Je me tourne une dernière fois pour voir la porte, cette porte ; je vois l'homme en bleu qui descend également le chemin, qui descend assez vite comparé à moi. Presque dévalant à ma rencontre. En quittant la rue, en me retournant, je lève la main pour lui dire au revoir – il ne me répond pas. Son regard toujours planté sur moi. Je traverse une place ; je tourne dans des rues vides. En tournant, j'aperçois du coin de l’œil que l'homme me suit toujours. Une fumée de cigarette après lui.
Mes sourcils se froncent ; quelque chose cloche, une boule au ventre me monte rapidement. Il avait l'air gentil, pourtant, alors pourquoi quelque chose me dit de ne pas m'arrêter ? Ce regard fixe et froid. L'homme a l'air de fondre sur moi, allant à grandes enjambées. Inconsciemment mon pas s’accélère – le bruit plus saccadé de ma canne sur le sol me le confirme.
En me retournant une autre fois – je me rends compte que je ne suis plus très loin de mon hôtel – je me rends compte qu'en réalité il ne vient pas vers moi : il ralentit puis, accélère à nouveau, comme pour me garder toujours à une certaine distance. Il continue de m'observer, se tenant assez loin pour que je ne puisse pas distinguer son visage. Je tente le tout pour le tout : je m'arrête et fait mine de chercher quelque chose dans ma poche. Il ne me rattrape pas pour autant, je vois que lui aussi ralentit, s'arrêtant presque pour ne pas se retrouver à mon niveau. Je repars. Mon cœur bat de plus en plus fort. Je ne suis pas certain de réaliser ce qu'il se passe ; est-ce qu'il me suit ? Pourquoi ne me rattrape-t-il pas s'il me veut quelque chose, il aurait pu le faire depuis longtemps ! Il a vu que j'étais en position de faiblesse, ce soir – j'ai encore les les cils collés de larmes. Mes yeux roulent dans les orbites, voulant regarder en arrière mais je n'ose plus tourner la tête. Que je garde mon sang-froid. Je dois me méprendre – impossible, je me suis arrêté, il n'y a aucune méprise possible. Il me suit. Il cherche à me coincer, mais pas au milieu de la route, pas quand j'ai justement l'air de l'attendre. Ou alors il veut me suivre jusqu'où je dors afin de me... Je n'en sais rien. Je sens comme un besoin vital qu'il ne connaisse pas mon hôtel – rien de logique ne me vient, il ne doit juste pas savoir. S'il le sait, je suis foutu – oui, oui, il me suit toujours. Merde merde merde. Et cette foutue jambe, je ne peux rien faire. Merde, il fait deux fois ma taille en plus. Ses bras sont gros comme mes jambes, même avec ma canne... Merde, merde. Ne pas paniquer.
La rue descend toujours, se rétrécit, s'encastre dans plusieurs angles occupés le jour par des restaurants. Le temps d'une seconde, de deux, il ne me voit plus. Continuer. La ruelle après quelques marches, débouche sur un petit pont de pierre, le
puente. Je continue, rapidement : en face tout de suite après un angle de rue, quatre possibilités de directions en tout. Je lève ma canne pour qu'il n'entende plus rien, profitant d'un nouvel angle mort. Je me précipite.
Ensuite je zigzague dans le vieux Albaicin typique, très vite, sans me retourner une seule fois. J’enchaîne les crochets et les détours entre les coins de ruelles ; droite, puis gauche puis gauche puis droite. Visions floues de portes maures, de murs de briques bruns et de petites arches d'ornements. J'ai mal. Tout se tait en moi, l'urgence seule bruisse. Je plonge dans une allée plus étroite encore que les autres – il faut se frayer un chemin à travers les immenses pots de fleurs. Cul-de-sac. Sueur froide le long du dos.
Lentement – mon cœur n'a jamais battu aussi vite – je me retourne. Personne. Je tends l'oreille. Silence absolu. Je suis seul, totalement seul. Je souffle un grand coup, adossé au mur.
Un pas, puis un autre, craintif. Je tends la tête de l'autre côté. Personne. La ruelle descend. Je m'avoue perdu, sans chercher à retrouver mon chemin. Je repars – je tourne la tête de tous les côtés, allant silencieusement aux croisements de rues. Je n'ai qu'une crainte : tomber face à face avec lui au hasard d'une nouvelle allée. Aller dans ce dédale était une bonne idée, mais terriblement risquée et j'en ai eu conscience au moment même où, apeuré, je m'y engouffrais.
Finalement je retrouve exactement la même rue par laquelle je suis arrivé, je vois le
puente. Bond en arrière. Il est là. Assis sur le pont, là où il a du me perdre de vue. Il a les épaules affaissées d'homme abattu – il a du me chercher longtemps. D'ailleurs, il semble ne pas avoir encore tout à fait laissé tomber, observant tout autour de lui compulsivement dans l'espoir de m'apercevoir – et ce n'est pas passé loin.
Je me laisse glisser le long du mur. Je me fais une raison. Assis à même le sol, j'attends. Je n'ai pas l'heure, alors j'écoute comme horloge ma respiration devenir de plus en plus lente. Je laisse encore du temps s'écouler ; je l'imagine continuer d'attendre et j'entrevois le brouillard de pensées que je ne veux pas connaître. Je m'imagine à sa place et me demande au bout de combien de temps laisser tomber cette affaire pour finalement rentrer. Moi, j'ai tout mon temps. J'attends encore, fouillant mes fonds de poches pour seule occupation.
Un coup d’œil vers le pont : vide. Je me contorsionne pour tenter de voir au plus loin la rue, des deux côtés : vide. Prudemment, je descends les marches – mon genou me fait souffrir comme jamais, les larmes me viennent toutes seules sous la douleur.
Personne, les rues sont vides.
Je vais claudiquant jusqu'à mon hôtel – me retournant de temps en temps, par réflexe. Les rues sont si vides que je ne réalise pas vraiment ce qui vient de se passer, comme si cet événement improbable, cette menace sans réponse, ne pouvait être que le fruit de mon imagination.
Une seule question, qui me revient et me poursuit – elle seule – jusqu'à mon lit : en réalité, qu'est-ce que je fais ici ?
***
« Il faut que tu partes. »
Il semble essoufflé, j'ai à peine écouté ce qu'il m'a dit. Je reste planté face à lui, attendant qu'il me prenne dans ses bras mais il reste là, froid, fixe, à me regarder droit des les yeux. Je ne comprends pas ; il me devance.
« Il faut que tu quittes la ville. Je ne sais pas comment t'expliquer, c'est un peu brutal, je sais. Je n'ai pas beaucoup de temps. » Il regarde derrière son épaule, comme s'il avait pu être suivi. Je n'arrive pas à savoir s'il dit vrai – il ne me ment jamais crie une voix en moi.
« Mais... Ce n'est pas possible, tu sais, et puis... Tu ne veux plus me voir ?
– Bien sûr que si, mais...
– Tu ne peux plus ? On t'a découvert ? Tu as des problèmes ?
– Non, non, non. Ça n'a rien à voir avec moi, ni avec toi d'ailleurs. Je... – Je ne sais pas encore exactement quoi faire. J'ai déposé cette fleur en catastrophe ce matin – tu ne peux pas savoir comme je suis heureux que tu sois là, j'aurai pleuré, tellement pleuré si ça n'avait pas été le cas...
– Je sais. C'est pour ça que je suis là, ça m'a surpris. Mais je ne pensais pas...
– Écoute, s'il te plaît, laisse-moi le temps de t'expliquer. »
Il regarde toujours derrière lui, se penche et parle plus bas, plus vite, en me prenant les mains ; je sens des larmes qui me viennent.
« Boadbil a des problèmes. Boadbil ne contrôle plus rien. Je crois qu'il est malade, je n'en sais rien encore, on ne sait rien. Je... Je ne peux pas tout te dire. Nous ne sommes plus en sécurité. La seule chose que je peux te dire c'est de partir, là cette nuit, pars. Prends un sac léger, que quelques affaires, vas vers Cadix. Là-bas, aux alentours du port tu trouveras de quoi travailler et te loger facilement. Je t'ai préparé quelques provisions, comme ça personne ne remarquera ton départ. »
Il me fourre un petit sac de jute dans les bras sans me laisser le temps de contester.
« Je t'ai glissé quelques pièces aussi, pour le voyage. Et puis tu trouveras une cape de voyage, j'ai pensé que tu n'en avais pas... Si tu vas demain matin à sept aux écuries du Bosphore – tu vois où c'est ? - il y aura un départ, une petite caravane. C'est un ami à moi, il ne posera pas de question. Pars le plus tôt possible, ne te fais pas remarquer. S'il te plaît. »
Il me serre les mains plus fort alors que j'allais protester.
« Et mes parents ?
– Va d'abord à la caravane. Ensuite tu verras pour les prendre en route. Rien ne sert de les alarmer en plein nuit. Ils comprendront.
– Et toi ?
– Moi je suis en sécurité pour le moment, ne t'inquiètes pas ça ira.
– Je veux dire... Et nous ? Tu ne viens pas avec moi ?
– Je ne peux pas... Le palais est sous haute surveillance, les tours de garde ont doublé – c'est pour ça qu'il faut que je me dépêche. Mon absence serait trop vite repérée pour le moment...
– Tu me rejoindras ? Jure-moi que tu me rejoindras.
–
Inch'allah. Je vais faire de mon mieux, je te promets que je vais essayer. Dès que la situation changera un peu je tenterai, dès que ça sera possible. Je te le jure. Cadix.
– Cadix. »
On reste à se regarder – la peur, l'inquiétude qui se reflète dans l'échange de nos regards. Un instant qui ne dure pas assez longtemps. Dans ses bras, lui dans les miens. Notre étreinte qui durera toujours, vive dans ma mémoire qui m'accompagnera tant que je ne l'aurais pas revu.
Je le vois, l'air triste – mon dieu que son visage sans sourire est la chose la plus triste que j'ai jamais vue – les yeux rougis, il tapote sur mon sac l'air de me demander de ne pas oublier. Plus aucun son ne peut sortir de nos bouches. Il s'éloigne et j'ai l'impression de voir la scène prise dans un brouillard tourbillonnant, un cauchemar. Il se retourne plusieurs fois, me fait un geste de la main auquel je ne réponds pas avant de disparaître complètement – le ballet des gardes reprend juste après lui, comme si rien n'avait jamais eu lieu.
Je reste un instant, les bras chargés. Un rêve, ce ne pouvait être qu'un rêve, ce ne peut être vrai. Je vois les rues vides et ce brutal retour à l'habituel ne peut être autre chose qu'une hallucination. Et pourtant je suis là, les bras chargés à me poser ces questions – des questions qui n'auraient jamais pu me venir avant. Dois-je partir ? Et les visages de mes parents. Partir pour faire quoi ? En réponse il y a, dans les silences de la ville, une texture de l'air sombre et menaçante ; l'ambiance lourde que je sens poindre depuis des mois me fait oublier les temps de mon enfance.
***
Il n'y a rien pour moi dans cette ville. Même en mettant à part ces événements, je le sens, il n'y a rien pour moi.
***
Non plus rien. Il faut que je parte.
***
Je vais partir.
***
Je rassemble mes quelques affaires éparpillées dans la chambre. Si peu au final. Tout le monde semble dormir, je ne fais pas de bruit. Que vais-je faire dans la nuit ? Je ne sais pas. Je trouverai. Il n'y a plus tant de temps que ça à attendre la venue de l'aube.
Je fais mes affaires et j'ai la curieuse impression de ne pas être seul, comme si une autre paire de mains se superposait à la mienne, avec la même gravité, la même perdition à mettre ces affaires dans mon sac. Un instant de vertige.
***
Je pars.
***
La ville à l'aube. La teinte orangée par-dessus les remparts, ruisselant sur les roches, jusqu'à la poussière des pavés. Safran sur les marchés. Agitation, très forte agitation. Nordine n'avait pas menti. Des gardes, des gardes en escouades à chaque coins de rues, pourfendant les foules chargées de paniers. Ciel bleu à venir sur le jour. Chaleur déjà, transpiration sur les stands de légumes et de viandes. On crie, on appelle, on harangue. L'agitation semble surtout causée par les milices circulant ; sur le marché hebdomadaire, moins de monde que d'ordinaire. Ceux qui s'y trouvent remplissent leurs paniers bien plus qu'à l'accoutumée.
Le palefrenier m'a dit que la caravane aurait un peu de retard. Un contretemps : nous ne sommes que trois – lui et son fils de dix ans – et aucune nouvelle de la quatrième personne devant nous rejoindre. Le conducteur du chariot hésite, il veut être certain – il ne m'en dit pas trop, pour ne pas m'inquiéter, mais je devine son anxiété. J'ai eu le temps de trop penser cette nuit. Il faut qu'on parte, vite. J'ai très peu de temps ; il partira sans moi dans quinze minutes si je ne reviens pas. Je connais sa route, je sauterai dedans en chemin si besoin. Mes parents. Je vais à la maison. Ce contretemps, cette place, c'est le destin, il faut que j'en profite. J'ai honte, aussi. Ils doivent s'inquiéter – je suis parti sans même laisser de mot. Mon père n'aurait pas compris, il n'aurait jamais accepté une telle décision de ma part. Mais là, maintenant qu'ils ont dû voir les soldats quadriller les rues, je sais que ma mère saura faire appel au bon sens – si ne n'est à la peur – de mon père.
Je dois passer par
Paseo de los tristes. J'aurais mieux aimé l'éviter, mais le trajet est plus court ainsi, plus fiable aussi : trop de risques de tomber seul face à des soldats. À mesure que j'avance la clameur nauséabonde de la place augmente. On crie, on acclame, on hue. Les hâbleurs de l'Émirat donnent de la voix. Je joue des coudes parmi la foule ; des petits vieux, des familles, des enfants qui pleurent, des hommes d'âges murs et des jeunes surtout, les plus agités, les plus bruyants. Les pleurs de mères et d'épouses. Je joue des coudes en baissant la tête. Je porte la cape que m'a donnée mon jardinier, la lourde capuche marron comme l'écorce enfoncée sur ma tête. J'entends, plus fort, presque sans le vouloir mais qui m'interpelle, les hérauts hurler.
« Sur ordre de Mohammed XIII de Almeira, tenant ses directives de Boadbil le jeune, vingt-deuxième émir Nasrides de l'Émirat de
Granata, digne héritier de la glorieuse Al-Andalus, sa majesté déclare que les traîtres, les comploteurs et les parjures à l'Émirat seront pendus sur la place publique. Les non-musulmans sont invités à la mosquée pour se convertir, s'ils ne s'y présentent pas, ils sont conviés à la caserne où l'on leur accordera un visa de séjour ou bien le droit de quitter la ville. »
Je m'arrête malgré moi, je comprends la raison des pleurs dans la foule, qui se cachent dans les écharpes et les voiles, et je vois tout autour ceux qui acclament, célèbrent la nouvelle et semblent surveiller les autres. La méfiance et le choc. J'écoute malgré moi et mes jambes de pierres ne veulent plus aller de l'avant. Ma ville, ma ville...
« Les rebelles seront pendus sur la place publique. Tout sympathisants avec les catholiques seront pendus sur la place publique. Tout homme ayant déjà tenu une arme est appelé à se présenter à la caserne. Tout volontaire sera remercié par Dieu et l'émir en personne. Une contribution alimentaire sera demandée à tous les commerces, à tous les paysans de l'Émirat. »
Il s'arrête un instant. Un autre reprend cette litanie morbide.
Je n'ai jamais pu supporter cette place. Mon père m'y a emmené enfant, pour me montrer, pour que je sache – que je connaisse l'odeur de la charogne humaine, celle qui ne rentre pas dans les rang. L'odeur terrible de ceux qui font du tort mais surtout, le bruit des autres acclamant la mort. J'ai toujours tout fait pour éviter cette place et me boucher les oreilles pour oublier sa clameur.
Le porte-parole déclame des noms. Une longue liste. Malgré moi, hypnotisé, je lève les yeux ; il y a sur la place plus de corps que je n'en ai jamais vu, plus qu'aucun de mes amis ne m'a jamais conté. Je lève les yeux malgré moi et vois les pieds du corps le plus proche. Je vois ses mains, la fine pellicule brillante qui s'y trouve et reflète le soleil. Je vois son visage violacé. Khaleb, l’artisan-doreur. Un ami de mon père. Lui qui boit le thé chaque lundi dans nos coussins.
Ce n'est pas lui que je vois pourtant, non il n'est que le premier. Non, non, je ne vois pas que lui. Je vois la mort, je connais la mort, j'ai déjà vu la mort mais ceci, ce ne peut être la mort, non ce ne peut l'être. Aucun mot, aucun mot, aucune pensée même ne se formule. Je n'ai rien vu, je n'ai rien vu. Non. Je n'ai vu que le doreur, que lui. Pas d'autre image. Personne d'autre. Pas lui, pas eux. Personne. Je reste figé un instant pourtant ; derrière lui, derrière lui je vois... Rien. Non. Ce n'est pas possible.
Je ne peux pas rester je dois partir je n'ai rien vu. Mes yeux, écarquillés, j'ai l'impression qu'ils vont exploser. Trop de bruits, je n'entends plus rien. Je ne vois plus rien que des corps-tissus agités, flous. Je pars d'un bond, pourfendant les cris, les consternations, les bagarres qui pointent leurs nez, les cliquètements des armes. Je pars je pars. J'ai la sensation d’avoir été là par mégarde ; je n'aurais jamais dû venir. Comme un voyeur honteux de ce qu'il a pu voir, pas ce qu'il voulait. Je n'aurai jamais du me trouver là.
La caravane va partir, je dois la rejoindre.
J'y arrive, je ne sais plus comment. Je sens ma tête cahotante comme si ma nuque était molle, ou mes tempes trop prêtes à éclater. Je ne sais plus ce qu'il me dit. Je monte. On part, qu'on parte.
Je suis seul à l'arrière – j'entends les questions de l'enfant, à l'avant. Je vois la foule des rues, les roues qui avancent trop doucement. Ces rues, mes rues, qui s'éloignent et je pars.
La porte de la ville, les questions des gardes, et puis, la vision de l'Alhambra qui s'éloigne et très vite, les visions des champs à perte de vue.
Là, je pleure. Je pleure sans retenue.
Je pleure et seulement alors commence le véritable cauchemar : le temps des questions.
***
Je me sens terriblement seul.
Que vais-je faire, maintenant ?
Je me sens terriblement seul.
Le bus roule à bonne allure, c'est l'autoroute désormais. J'ai vu l'image de la ville s'éloigner, rapidement, disparaître comme les lueurs de l'aube. Beauté vite partie, déçue.
Le bus – le premier au départ du jour – file vers Cadix. Je ne sais ce que je trouverai là-bas. Je continue ma quête pour trouver un lieu où poser mes quelques affaires, un endroit qui colle à ma peau où mes proches me jugeraient chanceux d'y vivre.
Je quitte Grenade et une impression étrange m'en reste en bouche ; aussi curieux que cela puisse paraître, j'ai aimé cette ville. D'une certaine façon, je m'y sentais bien – d'une manière presque étrangère à moi même, c'est une impression de rêve qui subsiste. Mais l'évidence était là, toute la ville me rejetait, m'expulsait comme un corps impropre, toutes ses rues me criaient que je ne pourrais vivre là, aussi belle soit-elle.
Et puis il y avait... Cette sensation que je n'arrive toujours pas à nommer, comme un dédoublement, un déjà vu, des histoires et des noms qui me venaient en tête.