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Cette histoire commence par un coup de boule. En pleine face.
Comme toute bonne histoire glanée autour d’un verre, elle se donna à moi au détour de circonstances inhabituelles.
À l'époque, j'étais fréquemment amené à traverser la frontière pour descendre à Boston, où vivait ma petite amie de l'époque. Un soir, suite à une à violente dispute, je partis de chez elle en pleine nuit, très énervé et surtout, très triste. Pour le détail de l'histoire, on se sépara quelques temps après.
Je m'enfonçais donc dans les forêts profondes du Vermont, sur fond de musique mélancolique, sans vraiment réfléchir à ma direction. Simplement pour rouler le plus loin possible. Inconsciemment, je finis par me rendre compte qu'un nom sur les panneaux m'attirait plus que les autres, que je le suivais. Memphrémagog. Alors que je commençais à fatiguer – et que rouler ne m'avait pas calmé – je décidais de me rendre jusqu'à ce nom énigmatique, et voir s'il était possible d'y dormir.
Memphrémagog est un grand lac posé sur la frontière et de nuit, il est invisible. Tout ce que je trouvai sur ces coteaux déserts fut une taverne en rondins, où se réfugiaient les pêcheurs du coin. J’en souriais : pittoresque lieu pour y échouer mon cœur brisé. La taverne faisait gîte – une petite serveuse souriante me montra le dortoir à moitié vide. Des paquets informes d'affaires et de ronflements. Le cœur névralgique battant « 24/24 », c'était le bar au rez-de-chaussée.
Dans la salle s'alignaient deux longues tables en bois, paraissant taillées à même les troncs d'arbres. Elle ressemblait à de grandes tablées familiales où, coude à coude, tout le monde partageait la convivialité de son verre. Les lumières tamisées renforçaient les discussions à voix basses, intimes. Sur les murs, dans la pénombre des lampes huiles, on discernait accrochés des trophées : plaques luisantes de décennies passées, gueules de brochets empaillés, énormes, et autres cadres photos sépias où des pêcheurs bourrus tenaient fièrement leurs prises records.
Bière. Je m'installai, avec l'idée d'y passer une partie la nuit, avant d'aller tomber dans le sommeil de l'alcool oublieux.
En face de moi se trouvait un homme, la cinquantaine, massif. Le nez penché dans sa pinte, il levait de temps en temps des regards curieux vers la salle, comme à la recherche de quelqu'un avec qui partager une plaisanterie. À côté de lui riait une jeune femme – jolie, très jolie, je m'empêchai de trop la regarder. Elle était accompagnée de son petit copain qui, lui, faisait des allers-retours incessants entre le comptoir et notre table. Je ne sais plus sous quel prétexte, une discussion blagueuse commença entre ces trois-là. Le souvenir est flou, mais je me rappelle clairement que les plaisanteries moururent soudainement dans un silence glacial. Un échange de regards qui figea le temps.
Le jeune avait profité de la discussion pour tenter de glisser sa main dans la poche du manteau de l'homme. Ce dernier s'en était rendu compte aussitôt. Un peu surpris, un peu dubitatifs, ils restèrent en suspens une longue seconde – on pouvait presque voir la gravité modeler progressivement leurs visages, leurs mâchoires se serrer. Puis d'un coup, l'explosion. Coup de boule. Le jeune au sol, sa copine qui crie puis vite, qui sort en trombe. « Fucking, fuck you ! ». La petite serveuse intervenant, soudainement autoritaire, virant rapidement l'autre qui pissait le sang. L'homme se rassit, un roc ; quelques « putain » moins forts s'étaient glissés entre les jurons anglophones.
Je lui proposai une bière, pour se remettre. Il rit d'entendre du français. On discuta, les pintes s'enchaînèrent. Il en avait vu d'autres. On se raconta nos vies, d'abord à demi-mot, puis assez vite à coeur ouvert. C'est alors qu'il me parla de l’étrange légende qui l'avait mené dans ces contrées : la truite à fourrure de Memphrémagog. Si j'eus d'abord envie de rire, son sérieux et la vibration de sa sincérité m'en dissuadèrent.
Cette histoire, la sienne, je vais la raconter comme il me la conta, avec la même brume alcoolisée dans les yeux, la même lueur poétique d’un homme à la peau dure comme la vie.
« Je viens d'un petit patelin de Bourgogne. Tu dois pas connaître, ou alors que pour le vin. La Bourgogne, c'est les ventres ronds, les champs, la pêche et puis l'accent – là où on roule les « r » comme pas permis – enlevant toute grâce aux femmes. Enfin passons, sinon je m'éparpille vite. Avalon. C'est le nom de mon village. Je te passe toutes les blagues graveleuses que ce nom provoque dans le coin. Pour moi qui l'ai connu par pleine lune, à ramer sur ses lacs et dans ses brumes inquiétantes, je peux te dire de ce village qu'il portait bien le nom du mythe Arthurien.
Dans tous les villages il y a des excentriques notoires : les nôtres, c’était ma famille. Mon père était maire et se rendait en tracteur, pieds nus, à la mairie. C'est pas grand chose dit comme ça, mais toute personne ayant vécu à la campagne sait que le moindre écart y fait jaser. Encore plus quand c’est ton père. Je ne vais pas te faire toute ma généalogie, mais mon grand-père restait l’excentrique le plus connu du village, à la retraire. Tout le monde le connaissait.
Mes week-ends, mes vacances, je les passais à vélo sur les sentiers de bitume du coin. Aller voir un ami, aller emmerder les vaches ou cueillir des mûres. Aller voir mon grand-père, surtout. De loin ce que je préférais. Sa porte n'était jamais fermée, si bien que souvent le salon était envahi de ses amis plus ou moins proches, sifflant ses réserves de Ricard. Ils l'attendaient. Je faisais partie des privilégiés, bien entendu, j'allais directement le rejoindre dans son atelier. C'était d'ailleurs là que se trouvait sa vraie réserve d'alcool, avec les meilleures bouteilles.
De la confection de bombes de peinture à l'herbe à la fabrication de maracas, dès qu'une passion le prenait, il y passait tout son temps. Il avait construit une sculpture de trois mètres entièrement en casseroles pour la place de la mairie – moche, entre nous il faut l'admettre – dont mon père était le principal opposant. J'aurais plein d’histoires de village marrantes comme ça, mais ce dont je veux te parler, c'est de la truite à fourrure. Aussi invraisemblable que ce soit.
Son autre passion, c'était la pêche. J'irai plus loin, c'était un aventurier dans ce domaine. Depuis sa retraite, il avait acquis une certaine renommée pour ça – ça lui avait valu quelques articles dans des journaux locaux. Sa spécialité : les spécimens rares, les espèces qu'on ne trouve pas, ou plus. Son acharnement dans ses recherches, il le menait avec un tel calme, une telle patience, que j’ai toujours lui ressembler pour cette raison. L'ardeur tranquille. C'est le seul modèle que j'ai bien voulu avoir dans ma vie...
J'adorais aller avec lui et il adorait m'emmener. Bien sûr, enfant j'étais pas particulièrement doué : je me prenais des savons quand j’arrivais, de façon improbable, à coincer ma canne dans un arbre, à emmêler nos lignes trois fois dans la journée, et je ne sais quelles autres innombrables maladresses encore. On en riait toujours quelques heures après.
Être au bord de l'eau avec lui, c'était entendre à toutes heures le klaxon des voitures qui le saluaient. « Aucune idée de qui c'est ce pignouf. Tu l'as vu toi ? » Et son propre rire enfantin, fier de ses bêtises.
Tu vois, une journée au bord de l'eau c'est au matin le frais de l'eau, la petite veste chaude et douce ; l'odeur du papier gras des croissants. Les provisions gardées précieusement pour des temps de pauses que nous seuls sentions venir. Le bruit grinçant de nos chaises pliables. Le clapotis de l'eau, surtout. Le clapotis incessant si régulier, si permanent, que la moindre vaguelette plus haute que les autres, par son bruit si léger, nous faisait relever la tête vers l'étendue du lac.
Il y a la pêche évidemment, avec ses petites manies, ses petites techniques – la minutie des fils, le décrochage attentif des poissons, guetter le bouchon et en comprendre les imperceptibles mouvements. Je pourrais parler des heures uniquement de ça, mais ce que je préférais avec mon grand-père, c’était tout simplement le silence. L'écoute des sons de la nature, des petits animaux ; l'observation des arbres, de la surface de l'eau. Pas besoin de paroles, tout se disait par l'intermédiaire de nos plus infimes mouvements. L'écoute de l'autre, du monde. Suivre comme un tournesol la course du double-soleil – celui du ciel et celui de l’eau. En subir toutes les variations rougissantes dans sa chair. Tremper sa casquette dans l'eau pour se rafraîchir la nuque. Poser la canne, accorder une pause son attention – il n’y a que là qu’existent des pauses pour arrêter d’attendre. « On en prend encore dix chacun et on rentre. » Et on rentrait. Les bras chargés de toutes nos affaires jusqu'à la voiture, alors qu’enfin l’air s’adoucissait et que le ciel rosissait. Tous les prises étaient retournées à l'eau – aucun de nous deux n'aimions le goût du poisson.
Il y avait les autres pêcheurs aussi, se baladant au bord de l’eau en quête d'informations, de discussions. C'est ainsi, en écoutant attentivement ces échanges anodins et grâce aux explications de mon grand-père, venant ensuite, que j'ai appris à savoir juger du tempérament d'un homme en moins de cinq minutes. C’est ainsi aussi que l’on entendit parler pour la première fois de cette fameuse truite à fourrure, sur le ton de la blague. Mon grand-père passa les semaines qui suivirent à lire tous les articles de presse – et tous les livres, et tous les témoignages sur les forums d’Internet – à propos de cette légende loufoque, à priori fausse. De bar en bar, de ferme en ferme, il glanait les informations auprès des pêcheurs du coin – tous le savaient excentrique, mais beaucoup commencèrent à le prendre pour un véritable fou.
Faisant fi des rires, il finit par entendre parler d'un Américain, venu en vacances une dizaine d'années auparavant, qui avait alors introduit dans nos eaux quelques blackbass et silures – mon grand-père se souvenait bien de cette époque. Continuant de suivre la piste et, après s’être assuré de la véracité du fait, il trouva un petit ruisseau où de véritables spécimens de truites à fourrure auraient été lâchés.
Alors commencèrent de longues journées, formant de très longs mois, que mon grand-père passait exclusivement au bord de l’eau. Je venais souvent avec lui, ayant suivi toute l’affaire depuis le tout début. Je te parlais tout à l'heure des nuits sur les lacs brumeux : le souvenir vient de là. Il avait lu que ces truites mythiques ne sortaient que la nuit, alors il avait finit par passer tout son temps au fil de l'eau.
Pêcher la nuit n’a rien à voir. Tout est plus inquiétant, mystérieux et incertain. On croule sous les manteaux, les écharpes ; on se retourne vers les craquements de branches invisibles. Le silence est étouffant. On pêche au bouchon lumineux, flottant presque dans le vide. C’est comme se trouver au bord du monde, s’en sentir le gardien, tu vois, au-delà on dirait l’espace.
Ça se passa par une nuit de bruine. J’étais parti me reposer dans notre petite toile de tente, lorsque j’entendis les cris de mon grand-père. « C’en est une ! C’en est une ! » ; dans la seconde, j'étais sorti en trombe, à demi dans les vapes et manquant de me ramasser, pour le voir debout mouliner comme un dingue. Les remous dans l’eau. Alors que je courrais vers lui, retentit le « tac » caractéristique du fil qui casse.
« C’en était une, je te jure ! Elles existent, elles existent ! » Enthousiaste comme un enfant, il me sauta dans les bras, presque sans faire attention au fait qu’elle était partie.
J’avais dix-sept ans alors, c’était l’un des derniers étés que je passais chez lui, avant de partir voyager à travers le monde. Lui a continué tout le reste de sa vie à essayer d'en sortir une de l'eau. Il y a, bien sûr, beaucoup d’autres raisons qui m’ont amené à ce lac, lieu de naissance des truites à fourrure, mais si je devais n'en donner qu’une, ce serait cette nuit-là.
Mais il se fait tard... »
Le soleil allait bientôt se lever, à ma grande surprise ; ses derniers mots m’avaient comme subitement sorti d’un songe. Un songe long d’une discussion totale, vécue avec l'oubli du reste du monde, entrecoupée seulement par les allers-retours au comptoir, à tour de rôle, nos bras chargés de bières. Nos sourires de plus en plus fraternels à chaque fois, avant la première gorgée. Surtout, suite à ces pauses, les respirations, les hésitations sur les mots, les yeux qui se lèvent et qui cherchent dans les poutres de l'auberge l'inspiration et la douceur des souvenirs. Ces souvenirs qui défilaient un instant derrière ses yeux et dardaient, vivaces, l'ardeur d'une vie ressuscitée à travers notre échange.
« Ça te dirait de venir pêcher, demain ? »