[Ambrena]

Allez, fini de rire, postons "utile" lol (je suis quand même venue ici pour écrire...  :-° ). Je "recycle" l'une de mes nouvelles pour un atelier d'écriture rivagien. Dites-moi ce que vous en pensez...


Lienn

La jeune fille ouvrit enfin ses volets dans la glorieuse lumière du matin. Resplendissante de santé, elle se pencha à l’embrasure de sa fenêtre et salua le jour naissant. Dans l’immeuble d’en face, à peine un étage plus haut, l’homme qui montait discrètement la garde, depuis l’aube, auprès de sa fenêtre, se redressa et s’ébroua soudain. A présent qu’elle était éveillée, il pouvait continuer sa sculpture. Sa petite poupée, pure et gracieuse, à l’effigie de l’être qui l’avait inspirée.
Il ne la connaissait pas. Il ignorait jusqu’à son nom ou son prénom. Il n’avait même pas cherché à les connaître, car il savait qu’il existait une magie plus puissante que celle du nom. Celle du visage.
Et le visage de cette belle adolescente n’avait plus de secrets pour lui, pas plus que son corps ou que ses attitudes de tous les jours. Lienn l’observait scrupuleusement depuis des mois, à présent. On eût dit un voyeur, quand il rivait ses jumelles à ses yeux. Et simultanément, sous ses doigts, apparaissait une réplique de cet être qui hantait ses pensées. Une exquise poupée, dont les traits reflétaient exactement ceux de son modèle, vêtue des mêmes vêtements que celui-ci, en l’occurrence une longue chemise de nuit blanche, en coton.

La poupée et l’humaine étaient liées.

Elle, évidemment, n’en avait pas conscience. Elle ne se rendait pas non plus compte que sa force s’amenuisait de manière subtile, mais elle n’en serait pas capable, de toute manière, même si elle essayait de comprendre d’où venaient ces accès de faiblesse et cette mélancolie entêtante. Bien peu pouvaient voir, au-delà des apparences, les liens invisibles, fils bénéfiques ou rets malveillants. Dans cette jungle urbaine de tours de métal, il arrivait parfois de ne pas reconnaître son propre voisin.
Lienn, lui, pouvait percevoir chacune des attaches subtiles qui reliaient les humains entre eux. C’était ainsi qu’il savait que celle qui logeait dans l’appartement en face de son palier menait une vie de veuve joyeuse, en laissant des liens fragiles entre elle et la plupart de ses visiteurs, qu’il soit livreur, vendeur ou même concierge. Mais entrevoir les liens n’était pas toujours aussi agréable ou drôle. Par exemple, ses sens captaient la trame tissée par l’homme qui vivait juste en dessous de chez lui. Un réseau d’adolescents rendus dépendants par l’absorption d’un poison acide qui coulait presque en permanence dans leurs veines, et distribué par ce chef éphémère et désespéré.
Toutes les relations créaient un lien. La peur était un lien. La haine était un lien. L’amour était un lien. Et l’art figuratif, cette douce obsession qui représentait l’être craint, haï, ou aimé, renforçait mieux que quoi que ce soit d’autre les fils ainsi entremêlés.

Il pencha doucement la tête vers la figurine inachevée sur ses genoux et sourit. Il arrivait maintenant, s’il plissait les yeux, à discerner le très mince filament qui partait de son propre cœur, qui se rattachait à la poupée, puis qui se déroulait jusqu’au modèle, en face.

Derrière la jeune fille, toujours accoudée au rebord de la fenêtre, une autre silhouette apparut. Sa mère, savait déjà Lienn. Il percevait le léger ruban de filiation entre les deux êtres, mais l’aurait de toute manière compris au vu de l’attitude protectrice de la femme, qui réprimandait légèrement sa fille. Il tenta de deviner ce qu’elle lui disait en lisant sur les lèvres, en l’inventant à moitié.
« Tu devrais fermer ta fenêtre, ma chérie. Tu sais, on peut parfaitement te voir, de la rue, et toi, tu es encore en chemise de nuit…
- Laisse-moi tranquille, Maman. Que veux-tu qu’il m’arrive ? »
La jeune fille s’exprimait avec des gestes exaspérés. Ce n’était pas la première fois qu’elles avaient ce style de discussion, Lienn s’en souvenait.
Ecoute ta mère, petite, pensa-t-il. Suis ses conseils, elle a raison.
« Ferme les rideaux, au moins. Et s’il prenait à l’un de nos voisins de t’espionner, hein ? Tu y as pensé ? »
L’adolescente se fendit d’un grand éclat de rire. Découragée, sa mère finit par s’éloigner, non sans avoir murmuré quelques paroles entre ses dents de l’air rageur du parent offensé, et pourtant persuadé d’être dans son bon droit. La jeune fille rit encore et revint se poster au rebord, le visage songeur, perdu.

Il ne me manque que quelques détails, se dit Lienn. Les traits, je les ai. Le corps m’appartient presque, je le connais désormais à la perfection, depuis le temps que je la scrute. Mais l’essence de son âme…
Son regard se posa de nouveau sur sa réplique presque finie de l’être en chair et en os, si proche, totalement inconscient de sa perte proche. En fait, aux yeux d’un étranger, la poupée aurait parue achevée. Seul Lienn savait que, pour ses desseins, une pâle copie physique ne présentait aucun intérêt.
Ce rire insouciant… Je n’avais pas celui-là, je vais l’ajouter. Et cette manière d’appuyer le menton contre la main, aussi.

Il se sentait l’âme d’un collectionneur, tandis qu’il énumérait ainsi les caractéristiques vitales déjà en son pouvoir. Etait-il  un philatéliste, tendre amoureux de timbres, qui passerait des heures à les observer, à deviner l’histoire des éléments trouvés, peaufinant l’œuvre de sa vie ? Ou bien ne se comportait-il pas plutôt comme un barbare collectionneur de papillons, qui appréciait l’objet de sa recherche, mais qui le détruisait une fois trouvé ?
Ne sachant plus quoi penser, il compléta sa sculpture avec ses récentes trouvailles.

C’était le dernier jour. Il possédait déjà les éclats de voix coléreux, les soupirs languissants de l’adolescente. Ses larmes, il les avait entrevues un soir de tristesse, où la jeune fille s’était jetée, en sanglots, sur son lit. Il ignorait la cause du grand chagrin de ce jour-là, mais il n’en avait pas besoin. La poupée s’en passerait, le jour où la prise de possession s’effectuerait.

Il passa ainsi toute la journée à l’affût de la belle enfant, longtemps après qu’elle ait renfermé sa fenêtre. Il l’observait grâce à ses yeux perçants, ses jumelles, tout ce qu’il avait à portée de main. Comme d’habitude, l’énergie vive du matin s’estompait, pour laisser place à une dangereuse apathie. Un spleen étrange, qui envahissait la jeune fille, et qui s’aggravait par sa faute, Lienn en était conscient.
C’est un mal nécessaire, se répétait-il. Il le faut. C’est le seul moyen pour qu’elle soit tout à moi, enfin.

Puis, alors que le soleil sanglant tombait derrière la ligne de la forêt de fer, la jeune fille réapparut à Lienn, de manière très nette. Plus abattue que jamais, elle ferma les volets de sa fenêtre. Ses traits étaient devenus blêmes, ses yeux cernés. Lienn essaya le dernier transfert. Ta vie, ma douce. Je veux ta vie, à présent. Sois à moi, et nous serons heureux pour l’éternité.
Il absorba un dernier fil, son ultime impression d’elle, et l’inclut en la poupée.
Mais, au lieu de lever ses yeux vers lui et de le reconnaître, de lui donner son cœur, enfin, la jeune fille se figea. Ses mouvements ralentirent, puis s’arrêtèrent tout à fait. Et elle bascula en avant, paralysée, pour tomber, tomber sans fin.
     
 

[Plume d'argent]

J'ai beaucoup aimé, ça dégage une magie inexplicable. Le thème est original. Je ne sais comment expliquer ma totale admiration de ce texte. Bravo!!!

[Ambrena]

Merci beaucoup, Plume d'Argent...  Cela me fait plaisir que mon texte t'ait plu... J'en posterai probablement d'autres bientôt. Merci de tes compliments!

[Syane]

  j'aime trop! C'est trop court!!

[Ambrena]

Merci, Syane...re- Je vais bientôt en mettre d'autres, c'est promis!  Enfin, quand j'aurai eu le courage de les taper à l'ordi... :-°

[Marygold]

Wow... je suis déçue de ne pas l'avoir lu plus tôt parce que j'aurais probablement voté pour ce texte sur les Rivages. C'est excellent ! J'ai particulièrement adoré le paragraphe central où le narrateur explique les liens... Une idée vraiment bonne !
Pour la fin, j'ai l'impression que tu laisses du mystère, ou alors c'est moi qui n'ai pas compris : il n'a pas réussi ? Elle est morte trop tôt ?

J'espère, comme tous les autres, lire d'autres textes comme ça

[Milora]

Hey, il est vachement chouette, ce texte !  Je regrette jusque que le fait de faire passer l'âme de la fille dans l'oeuvre m'ait fait penser dès le début à une nouvelle de Poe (Le portrait ovale, je crois), mais avec cette histoire de fils, et le contexte tout différent, le texte reste vraiment original !
Je l'aime beaucoup !

[Gros Lo]

(ouip, Le Portrait ovale !)

J'ai beaucoup aimé ! c'est une magie intimiste et fragile, patiente, c'est bien réussi. J'aurais aimé peut-être un dernier élément, mais c'est personnel, c'est parce que j'aime bien quand un texte est un peu un tableau. J'aurais bien aimé une description d'une ou deux lignes de la ville, que ce soit steampunk ou moderne (j'aurais bien vu steampunk), juste pour avoir une belle illustration dans la tête. Mais c'est perso et ce texte est vraiment bien, même sans.

[Jezy]

Toutes les relations créaient un lien. La peur était un lien. La haine était un lien. L’amour était un lien. Et l’art figuratif, cette douce obsession qui représentait l’être craint, haï, ou aimé, renforçait mieux que quoi que ce soit d’autre les fils ainsi entremêlés.

J'aime beaucoup ce passage !

Son regard se posa de nouveau sur sa réplique presque finie de l’être en chair et en os, si proche, totalement inconscient de sa perte proche.

Répétition


A la fin, on a plus l’impression qu’elle a fermait ses volets (genre ça lui a pris 20 secondes) que elle est en train de le faire. Du coup, quand elle tombe, on comprend un peu moins bien, c’est pas des plus clairs…


Enfin sinon, je trouve que l’idée est pas mauvaise

[Milora]

Relu ! Très chouette, comme la première fois, puisque là, en commençant à lire, je me rappelais de la suite alors je lisais de façon un peu distraite ; mais au bout de quelques lignes, j'ai de nouveau été happée

Très réussi !

[Ambrena]

Merci beaucoup à vous tous pour vos avis ! 

Je ne connaissais pas la nouvelle de Poe, je crois, mais je vais me dépêcher de la lire...

[nasnas29]

Bon, je découvre ce texte. il est beau! On se raccroche à des fils invisibles en fragments de vie. Chacun de nous est-il une marionnette, manipulé aux yeux d'un autre. Nous vole-t-il jusqu'à notre âme?.. enfin, faut-il rompre le fil pour être acteur de sa propre vie?
je sais pas mais le texte laisse plein de libertés dans l'interprétation. Des fils sont tendus, un peu comme une toile d'araignée où les interactions sont multiples. Aussi on ressent de bonnes vibrations et on se laisse volontiers tomber dans le piège.
bien, vraiment bien!

[Kathya]

J'ai eu du mal à rentrer dedans, le concept me bloque, j'ai toujours eu un peu de mal avec les histoires de poupées et de montreurs de marionnettes et autres. (Je n'aime pas pinocchio, j'ai buggé au tome 1 de rozen maiden...) Et je pense que c'est pour une raison similaire qu'ici la magie n'opère pas. J'aime bien le texte dans son écriture, mais la fin dangereusement prévisible et le thème abordé m'empêchent de l'apprécier davantage que comme une lecture, certes sympathiques, mais sans plus. 

[Kylaste]

De mon côté j'ai beaucoup aimé (surtout que depuis qu'on m'a fait écouté la soundtrack de Coraline, je suis un peu plongé dans cet univers)

Je suis entièrement rentré dans le texte. Deux choses me chiffonnent cependant:
 - Qui est Lienn? Dans le sens où il me fait penser à un vieux pervers mais ça peut très bien être un fringant jeune homme, j'aurais aimé un ou deux indices dans le texte. Après, c'est pas super important non plus...
 - Ensuite, je n'ai pas très bien compris ce qu'il veut en faire :  c'est surtout la dernière phrase qui me perturbe, elle sous-entend que c'est la jeune fille vivante qui aurait dut tomber amoureuse de lui, enfin, je la comprend comme ça et ça rentre en contradiction avec l'idée que j'avais depuis le début qui était qu'il voulait transférer son âme dans la poupée.

[Kerena]

Je remonte pour le défi lecture : lire un texte d'un membre qui a le même rang que le vôtre. Comme je crois ne t'avoir jamais lu, mon choix s'est porté sur toi, Ambrena

C'est un vieux texte, mais wah ! C'est super chouette ! Déjà, je n'ai rien à relever, et en soi, j'ai envie de dire "bravo"   En plus il y a cette impression, du coup, de connaître intimement cette jeune fille, alors qu'on ne la lit que depuis quelques lignes. On sent une terrible connexion entre la jeune fille cible, le - heu - "magicien" en face, et le lecteur.
Je me suis vue, pendue à une fenêtre, puis à l'autre, puis le long de ces fils qui les relient.
Je me sens voyeuse maintenant

Bref, c'est un très beau texte, je suis contente de l'avoir repêché dans les tréfonds du forum !

Merci pour cette lecture