Polyglotte glot glot codec, on ne s'entend plus !
Le Chevalier s'approcha des douves. Alors qu'un soleil fort lustrait sa ferblanterie, il avait besoin de redorer son blason. À la recherche d'un coup d'éclat, il serra plus fort son épée élimée. Comme tous les jours, il bouillait sous son casque. Comme tous les jours, il devançait l'aventure. Avec de moins en moins de succès. Comment pouvait-elle restée à la traîne alors que lui devait se trimballer cinquante kilos de ferraille sur le dos ? Pourtant, cette fois-ci, sans trop savoir le pourquoi du comment, Hugues de la Frontise perçut qu'en continuant à suivre le bref chemin qui le menait au gouffre, il allait se passer quelque chose : son monde pourrait s'écrouler tout d'un coup. Il redoubla d'attention en pensant à la gloire d'un combat chevaleresque et bientôt, il aperçut l'eau grise et stagnante censée engloutir les assaillants trop téméraires.
Il fit encore quelques pas en avant et, surprise, il découvrit, en contrebas, un dragon qui se baignait. Celui-ci faisait la planche et avait déployé ses deux ailes qui touchaient presque les deux rives de ce lit nauséabond. Il était en sustentation, lié à l'élément liquide, tranquille. Même si, avec les yeux fermés, les poils bien taillés et les pieds en éventails, il semblait inoffensif, il n'en restait pas moins un être terrifiant, stimulé par le plaisir de faire souffrir et de tuer. Ses griffes superbement acérées, prêtes à lacérer cruellement chairs et os, étaient bien là pour le rappeler à quiconque – ce qui m'autorise à écrire que le dragon est un sacré engulé, contrairement aux ongulés qui laissent plutôt de côté cet aspect frivole et un rien vaniteux de la nature terrestre pour se concentrer sur le remplissage de leur trou noir personnel, l'estomac.
Au loin, une poule venait de pondre un œuf. Même si ce détail n'entre dans le cadre du récit que pour justifier le titre, il est à noter qu'au petit matin, à la fraîche, le dragon n'avait pas vu la poule, car sinon...
À première vue donc, c'était un grand dragon débonnaire : il sifflait. Bien sûr, il sifflait un air chaud. Un air torride, de style exotique, latino peut-être. L’œil aiguisé du professionnel de la défense des droits de l'homme (la veuve, et l'orphelin, et tout cela quoi...) ne vit pas jaillir les flammes de l'enfer, mais son oreille attentive sut qu'il avait affaire à rien de moins qu'une salsa du démon. Guidé par le rythme, Hugues fit encore quelques mètres d'un pas chaloupé et aussi gracieux que ne l'autorisait son armure d'un autre âge. Enfin, en exécutant un dernier glissé, il se trouva tout au bord du précipice. Une petite pierre roula sous sa semelle et se jeta la tête la première dans le grand vide.
Le bruit engendré par la chute minérale alerta le dragon qui stoppa sa rengaine, ouvrit les yeux et vit le Chevalier. Ensuite il releva la tête. Ce mouvement fut facilité par sa génétique diamétralement opposée à celle du genre humain : sa queue, plantée dans l'humide végétation sous-marine, lui servait d'équilibre - un exemple à méditer certainement, lorsque l'on sait toutes les folies que peut générer cet organe. Le monstre -et là, je ne parle plus de sa partie immergée- prit un instant encore pour dévisager l'homme et prononça ces mots :
- Oi Amigo, você está bem ?
Surpris, de la Frontise lui répondit :
- C'est de l'espagnol ?
- Ah non, perdu. Je parle le portugais, je trouve que cela me donne un style. Il y a tant de dragons communs de nos jours qu'il faut se démarquer pour garder son emploi. Alors moi, je balance quelques mots en portugais aqui e ali. Les gens m'identifient plus facilement. Ils disent:
- C'est le dragon do Brasil qui a éparpillé tout mon foin en volant en rase-mottes.
- Le Bragon do Drasil (un paysan dyslexique) a tué trois de mes chèvres et volé cinquante de mes fromages, les archi-secs, ceux qui ont le plus de valeur.
- Un dragon a brûlé vifs ma femme et mes huit enfants en chantant “
Olha que coisa mais linda, Mais cheia de graça, É ela, menina”. Je suis libre de batifoler avec ma maîtresse maintenant. Avez-vous son numéro ? Mon chef au boulot me donne de l'urticaire, je suis certain qu'il peut arranger la chose.
Enfin, vous voyez Chevalier, le peuple dit ce genre de trucs et participe à la réussite de ma méthode de communication. Rien de mal à tout cela ?
- Non, rien de mal en effet. Et quelque part, je vous envie un peu. C'est écolo... Oups, ma langue a fourché... c'est économiquement compréhensible.
- Ces derniers temps, je pensais écrire sur mon ventre avec des couleurs bien flashys: foda-se a polícia ! Mais peut-être est-ce un peu exagéré ?
- Oui, peut-être. J'entraperçois le concept, mais, oui, c'est trop en avance sur l'époque.
- Oui... J'hésite. Mais je parle, je parle, je m'étends et je manque à tous mes devoirs d'hôte civilisé. Parlez-moi de vous ? Que faites-vous par ici avec cette épée dans la main ?
Le Chevalier se recula de quelques centimètres, car le sol commençait à s'effriter sous ses chausses (et nous n'étions qu'au vingt-et-unième siècle après Jésus Cri dans le vide sidéral, c'est vous dire les Abysses qui nous menacent aujourd'hui.) (et oui, mon Chevalier a des chausses et pas des jambières de mailles parce que la vie, c'est pas facile.) et reprit la parole:
- Bon, de nos jours, avec cette porcaria d'électricité, je...
- Heu, pardon.
- … ne peux...
- Senhor, pardon !
- Oui ?
- Ici, c'est moi qui parle le portugais, vous imaginez si tout le monde s'y met ? Je vais être obligé d'apprendre le mandarin.
- Ah oui, je comprends. Excusez-moi, je me suis laissé enflammer par l'ambiance.
- Et pourtant, je n'ai encore presque rien fait.
- Et je vous en sais gré. Pour vous remercier, je vous donne le fond de ma pensée: apprendre le mandarin vous procurera certainement des opportunités de travail. C'est d'ailleurs ce que je voulais dire en substance avant d'être interrompu: non seulement, je ne parle pas les langues étrangères, mais avec l'électricité, il n'y a plus de moulins à vent, alors je me recycle. Je ne veux pas devenir obsolète, j'essaye autre chose.
- Justement, je vous repose la question: que faites-vous ici ?
- Eh bien, c'est simple. Comme la pénurie de moulin est devenue drastique, j'attaque les châteaux abandonnés.
- Abandonnés ?
- Oui, en ruines, quoi !
- Mais là, présentement, esse castel não est abandonné. Pourquoi me baignerais-je dans cette eau boueuse autrement ?
- Je ne sais pas trop... Une nuit agitée, une dragonne un peu cochonne et un grand besoin d'une douche salvatrice ?
- Pas du tout. Toute la vase putride qui se trouve au fond de ce trou infâme va rendre mon apparence encore plus terrible. Et je fais ceci pour sécuriser mon havre de paix, pour que des idiotas como você ne viennent pas attaquer mon château en ruines !
- Ah, je vois maintenant. Alors...
Houston, we have a problem ! L'anglais, je peux essayer ?
- Oui, l'anglais vous pouvez. C'est commun l'anglais. Tout le monde parle l'anglais maintenant, même si chacun rencontre d'extrêmes difficultés à maîtriser sa propre langue maternelle. Tiens, moi par exemple, c'est tout juste si, en dragon, j'arrive à conjuguer le verbe massacrer au futur conditionnel.
- Plus personne ne se comprend. C'est une cacophonie.
- Oui, c'est exactement ce que je voulais dire. On s'est compris !
L'animal s'arrêta un instant et regarda l'homme plus attentivement en se disant qu'en fin de compte, il y avait peut-être quelque chose de sain tout à l'intérieur de ces êtres horribles:
- Je vous aime bien, vous m'êtes sympathique. C'est merveilleux de se sentir en phase, en communion d'esprit.
- En parlant d'esprit, le mien commence à surchauffer avec cette chaleur. Et puisque on est amigos, puis-je piquer une tête avec vous dans cet amas de merde gluante ?
- Je vous en prie, venez... mais avec cette armada métallique sur le dos, vous ne risquez pas de resté planté au fond ?
- Non, aucun soucis. C'est une cotte de mailles Kryptonite.
- Ah bon alors, si l'armure parle le kryptonite, n'hésitez plus, sautez ! Plus on est de langues, meilleur est le capharnaum. Et qui sait, dans la confusion, au milieu de ce grand n'importe quoi, on pourra peut-être refaire un coup à la Saint-Georges qui nous garantira l'éternité.