Je pense que ce texte évoquera à chacun et chacune de joyeux souvenirs
Dentisterie
J’ai une dent contre mon dentiste. Et pas une petite incisive, mignonne, sympa, accommodante. Non, la dent qui le concerne est une canine bien acérée, bien coupante.
Oui j’ai une dent contre mon dentiste qui, pourtant, fait bien son métier. Car c’est un obsessionnel. Comment peut-on être dentiste sans être obsessionnel ?
Les dentistes ont leur champ visuel concentré sur des bouches ouvertes. Il y en a plus d’un et plus d’une que cela rebuterait. Mais le dentiste, lui, est dans son élément. Car cette bouche ouverte, justement, il va lui clouer le bec. Il sait comment s’y prendre pour paralyser la parole. Nous, pauvres patients, déjà cloués au fauteuil, on voit arriver les petits plateaux où l’assistante a soigneusement aligné les instruments de torture. Il nous faut supporter d’entendre le bruit du crochet tintant sur le métal, de voir le dentiste s’affairer méticuleusement à préparer sa seringue. Comment ne pas le maudire quand il ramène sa fraise vrillante ? Comment vivre joyeusement ce moment précis où il nous faut lâcher nos résistances pour ouvrir la bouche sans parler et lui laisser le contrôle absolu de la situation orale ? Comment ne pas crisper ses mains sur l’accoudoir par peur du dérapage, du geste non maîtrisé lors de l’instant fatal où il extrait une molaire ?
Les dentistes aiment bien les petites cases rangées comme des dents bien alignées. Ils y classent des tas de choses, des nerfs à vif, des racines récalcitrantes, des implants ombrageux, des brisures d’émail, des plombages patibulaires et quelques clous de girofle fripés, comme au bon vieux temps.
J’ai une dent contre mon dentiste parce qu’une fois assise sur son fauteuil je suis condamnée à l’impuissance. C’est lui qui fait la loi, c’est lui le roi de mes couronnes.
Bon, allez, je vais mettre mon orgueil dans ma poche et sous mon oreiller la dent que j’ai contre mon dentiste. Pour que la souris de mon enfance l’ajoute aux autres dents de ses innombrables colliers. Pour signifier aussi, qu’au fond, je l’aime bien mon dentiste. Plus encore, je le bénis d’exister quand un mal lancinant me ronge les gencives et qu’il crève l’abcès en quelques minutes, pour mon plus grand soulagement.
Néanmoins, pendant les soins, je garde sur lui un œil affûté comme un scalpel. Je vérifie son geste, je suis sur mes gardes, attentive à tout ce qu’il fait, à tout ce qu’il dit. La sagesse populaire affirme qu’il n’y a pas plus menteur qu’un arracheur de dents.