Yvon Le Men est un poète breton, né en 1953.
"L'île en terre" est le premier recueil d'une trilogie.
J'ai été touchée par l'humanité qui se dégage de ces poèmes. Je les trouve d'une simplicité et d'une humilité touchante. L'auteur y livre ses souvenirs.
"Mon pays, c'est le pays de mes tombes. Mon pays, c'est le pays de mes rêves qui passaient par la lucarne de la cuisine, en bleu et blanc comme les cygnes sauvages quand ils traversaient les nuits de mes premières lectures, une pile électrique sous les draps. "
Le cimetière
Il neige
sur la terre
et ton corps
qui est sous la terre
sur ta tombe en granit bleu
des Monts d'Arrée
couverts de neige
à l'heure où je t'écris
tendu derrière la vitre
ces mots
que tu ne liras pas
Il neigeait
et tu as dit ce jour là
c'est tout noir
et j'ai su ce jour-là
que tu connaissais le pays du poème
Il neige
comme il neigea en hiver 1963
quand avec sa mobylette
nous nous renversâmes sur la route
papa et moi
quand les pieds contre le fourneau
et les mains aux aiguilles
tu nous tricotais des écharpes et des gilets
contre la neige
Il neige
de l'autre côté de la vitre
de ta vie
de son temps.
L'auteur évoque la saignée de 14-18 et merci pour son regard :
Le fauteuil de mon grand-père
Il ne m'a jamais parlé
de la guerre
sauf une fois
par le nom
pas propre
du général Nivelle
sali par le sang des soldats
morts
morts
morts
pour rien
rien
rien
rien ne va plus
comme à la roulette
qui se jouait de leurs vies
sous les tapis de bombes
il ne m'a jamais parlé
de sa guerre
je n'ai pas su l'écouter
ni voir
dans le miroir
de l'obus qui brillait une fois par semaine
sur le buffet de la salle à manger
l'incroyable jeunesse de ses camarades
restés sous les tapis de bombes
mon grand-père a toujours été vieux
même aujourd'hui
à l’heure de ce poème
où je suis plus vieux que lui
même devant sa photographie
en cavalier
où il regarde l'objectif
objectivement
comme s'il demandait des comptes
l'arme au pied
larmes au bord de tomber
la guerre vieillit les corps
éteint les âmes
par à-coup
dans le dos
des hommes qui tombent
de leur vingt ans
vingt ans qui s'ajoutent
un million quatre cent mille fois
aux vingts ans des hommes debout
couchés dans les tranchées
toutes ces humanités perdues
se croisent
dans les yeux de mon grand-père
qui a traversé
un million quatre cent mille fois la mort
il a perdu sa femme
très jeune
de la tuberculose
à trente-sept ans
il est resté seul
avec quatre enfants
s'est remarié
sans trop d'amour
à recevoir
à donner peut-être
je ne sais pas
je ne me souviens pas
de nos voix mélangées
je me souviens
de ses larmes incrédules
au décès de son fils
mon père
il avait survécu
à la mort d'un million quatre cent mille camarades
ne survivrait pas
à cette mort de trop
qui fit déborder le sang
dans son crâne
il me reste de lui
aujourd'hui
un vieux fauteuil en osier
dont
aujourd'hui
je vais me séparer
le fauteuil s'écroule sur lui-même
va se taire
mais pas sans me faire
avouer avant le grenier
ce poème
qui tente
en ce jour d'hiver 2014
d'écouter mon grand-père
né un soir d'été 1894
une mauvaise année
elle le verrait vingt ans plus tard
s'enrôler pour la mobilisation générale
de la mort générale
pour rien.
Et puis, celui-ci parce qu'il me touche beaucoup...
Un ancien enfant
Quand un homme pleure
il est seul
souvent seul
au bout d'une chanson
qu'il écoute en boucle
comme pour s'y pendre
il est seul
souvent seul
au bord d'une fenêtre
où il regarde
le ciel
le ciel
le ciel
comme s'il regardait
vraiment
le ciel
quand un homme pleure
ses larmes
viennent de loin
si loin
si loin
si loin
du ciel
si profond
si profond
si profond
qu'y a-t-il au fond
qu'y a-t-il au loin
de cet homme qui pleure ?
sinon
toujours
le petit garçon
qui attend
espère
toujours
renaître
une fois
une fois pour toutes
de sa naissance.
Il y en a tant d'autres, dont un sur le magnifique adagio de Samuel Barber et puis ces quelques lignes encore :
"L’écriture, c’est la solitude et l’absence. La scène, c’est la présence, le partage. J’ai besoin de ces deux chemins. "